Par Gerhard Klas
«Interdire l’AfD» (Alternative für Deutschland), c’est ce que demandent de nombreux participant·e·s aux manifestations qui ont lieu depuis la publication de l’enquête d’investigation du média Correctiv sur une réunion secrète entre des politiciens de l’AfD et de la CDU (Christlich Demokratische Union Deutschlands) au nom de dite «Union des valeurs», en compagnie de néonazis et de quelques entrepreneurs aux moyens financiers importants. Lors de la réunion de novembre 2023, il a été question d’un «programme» pour un plan de «remigration» hors d’Allemagne, concrètement de la déportation en masse de millions de personnes.
Mais ce débat sur l’interdiction n’est pas si simple. Il y a des raisons qui s’opposent à une interdiction – car la pensée fasciste ne serait pas pour autant sortie des esprits. Il est possible que certaines fractions du parti prennent le chemin de la clandestinité et soient prêtes à des actions terroristes armées. D’ailleurs, beaucoup craignent qu’une interdiction ne pousse de nouveaux membres dans les bras de l’extrême droite. Sans compter les obstacles juridiques. Mais une chose est sûre : un parti d’extrême droite au pouvoir et qui dispose d’un pouvoir exécutif, c’est-à-dire de la police, de l’armée et de l’administration en tout genre, est le plus à même de mettre ses idées en pratique. C’est pourquoi, malgré toutes les critiques, un débat sur l’interdiction est nécessaire.
Les concurrents s’opposent à une interdiction
Il est intéressant de constater qu’en général ce sont surtout les partis qui sont directement en concurrence électorale avec l’AfD, c’est-à-dire la CDU/CSU (Christlich-Soziale Union in Bayern), le FDP (Freie Demokratische Partei) et le BSW (Alliance Sahra Wagenknecht pour la justice et la raison, qui a tenu son premier congrès le 27 janvier), qui sont contre une interdiction. Chez les Verts, le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) et plus encore Die Linke et les forces de gauche, les partisans de l’interdiction sont nombreux.
Cela peut s’expliquer par le fait qu’un soutien à l’interdiction de la part des électeurs potentiels de l’AfD serait encore plus interprété comme une concurrence déloyale par ces concurrents que par les partis, en perte de vitesse, dits «verts-gauche».
Et il y a bien sûr le programme de politique «migratoire»: les concurrents directs de l’AfD ne demandent certes pas l’expulsion de millions de personnes, y compris les citoyens issus de l’immigration. Mais dans les faits, ils partagent l’analyse de l’AfD. Ils affirment eux aussi que les réfugié·e·s et les immigré·e·s sont au moins partiellement responsables de la misère du marché du logement et du système de santé. Ils s’engagent ouvertement dans une concurrence raciste lorsque leur réponse aux succès de l’AfD consiste à se montrer sans cesse plus durs envers les réfugié·e·s et les immigré·e·s.
Ce narratif est aujourd’hui si puissant que même les Verts et le SPD mettent l’immigration dans le même sac que la crise climatique et la guerre. Et en conséquence, ils ont promulgué avec le FPD, en tant que coalition gouvernementale, des lois qui ne s’appellent pas «loi sur la remigration», mais qui portent le qualificatif euphémisant de «loi sur l’amélioration des retours». Les autorités d’expulsion pourront à l’avenir, sans tenir compte de la situation particulière des personnes, arrêter sans préavis les personnes formellement tenues de quitter le territoire, les détenir encore plus longtemps et les expulser encore plus efficacement qu’auparavant vers des pays qu’elles connaissent à peine et dans lesquels elles risquent de perdre la vie.
Cela ne résout aucun problème dans notre pays. Le marché du logement et le système de santé ne sont pas en crise à cause des réfugié·e·s, mais à cause d’une marchandisation impitoyable [liquidation du secteur du logement social, entre autres] et du fait que les communes et les Länder ont été saignés à blanc depuis le début des années 1990 par une politique budgétaire et de privatisation. Les réfugié·e·s et demandeurs d’asile sont tout simplement transformés en boucs émissaires.
Lutter contre les causes d’un «succès»
Il est difficile d’estimer le temps qui s’écoule entre une demande d’interdiction et sa mise en vigueur. Et il y a déjà eu deux demandes d’interdiction contre le NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands – rebaptisé en 2023 «Die Heimat»-La Patrie) qui ont échoué. Mais ce n’était pas à cause du fond. En 2003, il s’agissait de vices de forme. En 2017, la Cour constitutionnelle fédérale a certifié que le NPD avait des objectifs anticonstitutionnels – mais que le parti était trop insignifiant pour imposer une interdiction. Ce dernier point ne s’applique définitivement pas à l’AfD.
L’interdiction d’un parti est inefficace à moyen terme sans une mobilisation sociale contre l’extrême droite et son comportement comme son mode de pensée. Il s’agit avant tout de lutter contre les causes de leur succès.
La résistance contre l’extrême droite peut prendre de nombreuses formes: manifestations, obstructions, actions directes. Mais il faut aussi agir au quotidien, dans les syndicats, les paroisses, les associations culturelles et sportives par exemple. Nombre d’entre elles ont historiquement des principes directeurs qui proscrivent par exemple le racisme. Sur cette base, chaque association peut au moins décider librement de refuser des demandes d’adhésion lorsqu’il s’agit de membres du parti AfD ou de racistes avérés. L’Eintracht Francfort (club de football) et le Hamburger Sport-Verein (club de football et omnisports) l’ont déjà fait il y a cinq ans, pour ne citer que deux exemples. Et un boulanger n’est pas non plus obligé de vendre à tout le monde un petit pain.
Mais il ne s’agit bien sûr pas seulement de l’AfD, mais aussi de ses précurseurs. Et cela inclut tous les politiciens qui empruntent en partie leur orientation politique à l’extrême droite, qui n’ont pas de véritables réponses aux crises de notre époque et qui présentent, pour faire diversion, de tels boucs émissaires: les réfugié·e·s, les migrant·e·s, les bénéficiaires de l’allocation de citoyenneté (Bürgergeldbezieher). Ils réagissent surtout par des programmes d’expulsion et d’austérité ainsi que par le renforcement de l’armée et de la police. Ils ont provoqué une grande désorientation au sein de la population et ont créé l’espace que l’AfD a occupé au moyen d’une politique haineuse et obtuse. Il est temps qu’une gauche socialiste et écologique se forme à nouveau pour faire face à l’AfD et à ses précurseurs. Les mobilisations actuelles contre la droite pourraient lui donner un «coup de pouce». (Article publié dans Sozialistische Zeitung, février 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
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