Allemagne. L’«autodestruction» d’un «parti populaire de masse», la CDU?

Par Wolfgang Michal

Les dirigeants perdants ne peuvent pas compter sur la pitié dans la Christlich Demokratischen Union (CDU-Union chrétienne-démocrate), ils sont jetés, sans merci. Il en fut ainsi pour Ludwig Erhard (chancelier d’octobre 1963 à décembre 1966), Kurt Georg Kiesinger (chancelier de décembre 1966 à octobre 1969) et Rainer Barzel (ministre des relations intra-allemandes d’octobre 1982 à mars 1983, président du Bundestag de mars 1983 à octobre 1984). Armin Laschet les rejoindra bientôt. Les batailles pour sa succession battent leur plein.

Le plus jeune, Jens Spahn [élu dans le Land de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, ministre fédéral de la Santé depuis mars 2018], s’est déjà furtivement détaché de «l’équipe Laschet» pendant la campagne électorale. Il appelle maintenant à un «repositionnement» de la CDU: «Personne ne peut nier que notre principal candidat n’a pas fait son travail correctement.» Jens Spahn se plaint surtout que Laschet a écarté la question des réfugié·e·s de la campagne électorale, de peur que l’AfD (Alternative für Deutschland) n’en tire profit. «Ecarter tactiquement des questions parce qu’elles sont censées avantager les autres partis – cela doit être relégué aux oubliettes, à partir de maintenant.» La «génération d’après Angela Merkel», moralement peu sensible, doit maintenant devenir «plus visible». Par cette formule, bien sûr, Jens Spahn parle de lui. Une conférence spéciale du parti convoquée rapidement devrait en fixer le cap, car «le projet 2025 commence aujourd’hui».

Norbert Röttgen [ministre de l’Environnement, de la Protection de la nature et de la Sécurité nucléaire d’octobre 2009 à décembre 2012; il fut candidat à la présidence de la CDU contre Armin Laschet en janvier 2021] – modernisateur modéré, comme Spahn – exige un «processus de renouvellement d’ensemble». Il énumère sans détour ce qui doit changer: «le parti, la fraction parlementaire, le contenu, la communication, l’appareil.» Les présidents et les meilleurs candidats devraient être sélectionnés à l’avenir selon des modalités différentes. Après tout, «le manque de reconnaissance du candidat Laschet» avait été «le principal sujet de conversation de la campagne électorale». Norbert Röttgen souhaite que tous les membres de la CDU décident du successeur d’Armin Laschet.

Cette position est également soutenue par le troisième membre du groupe, le candidat économique-libéral «anti-establishment» [conservateur sur les questions dites sociétales] Friedrich Merz (hommes d’affaires, élu en 2021 dans une circonscription du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, il fut député au Bundestag de 1994 à 2009 ; il se présenta aussi à la présidence, battu de peu par Laschet). Friedrich Merz dit très clairement que les choses ne peuvent pas continuer comme ça. Ce n’est pas seulement le candidat principal qui a échoué, dit-il, mais tout le parti de fonctionnaires mentalement pourris. La CDU était devenue «paresseuse dans sa réflexion». Elle a besoin d’une «réorientation complète», de concepts «non conventionnels» pour (contre-)réformer la sécurité sociale et le système fiscal et de ses propres idées en matière de protection du climat comme d’une politique étrangère et de sécurité présentée avec force dans le cadre de l’UE [Merz est un pro-atlantiste déclaré]. Friedrich Merz sait également quel type de rechapage [comme pour un pneu de voiture] est nécessaire: «Cela ne fonctionnera pas sans un leadership politique fort, qui soit prêt à s’engager dans un conflit si nécessaire.»

La troisième perte de pouvoir

Ainsi, les anciens rivaux connus pour la présidence de la CDU sont de nouveau en campagne, quelques jours après l’élection. Et il semble qu’ils veuillent donner à leur parti, choqué par les résultats, le moins de temps possible pour réfléchir. Sinon, les sections CDU des Länder pourraient avoir l’idée audacieuse de ne pas accepter l’un des trois comme successeur d’Armin Laschet.

En gros, Friedrich Merz, Norbert Röttgen et Jens Spahn sont encore plus des perdants que Laschet (qui les a tous battus). Par deux fois dans l’histoire récente, la CDU, qui est née pour être un parti de chanceliers, a dû apprendre douloureusement ce que signifie une perte soudaine de pouvoir: en 1969, lorsque Willy Brandt a formé une coalition sociale-libérale, et en 1998, lorsque Gerhard Schröder a formé le premier gouvernement fédéral rouge-vert (SPD/Alliance90-Les Verts). Il est extrêmement instructif d’examiner à nouveau la manière dont la CDU a fait face à cette situation peu familière.

La CDU ne voulait pas accepter sa première perte de pouvoir après 20 ans de Chancellerie. Pendant trois ans, elle a considéré les élections de 1969 comme une sorte d’«accident de travail» et a cru qu’elle reviendrait au pouvoir au bout de quelques années. Ce n’est qu’après la brillante victoire électorale de Willy Brandt en novembre 1972, lorsque le SPD s’est affirmé le parti le plus fort avec 45,8 % des suffrages, que la CDU a compris que quelque chose de fondamental devait changer.

Les conditions préalables à un repositionnement étaient bien meilleures qu’aujourd’hui. Car le ministre-président de Rhénanie-Palatinat, Helmut Kohl, encore jeune, s’était préparé de manière approfondie et résolue à une prise du pouvoir. Il pousse à des postes stratégiques importants de jeunes compagnons d’armes chrétiens-sociaux et libéraux tels que: Kurt Biedenkopf [de 1973 à 1977, secrétaire général de la CDU], Heiner Geißler [en 1977, Kohl le place au poste de secrétaire général de la CDU; en 1982 il devient ministre de la Jeunesse, de la Famille et de la Santé], Bernhard Vogel [de 1972 à 1976, il préside le Comité central des catholiques allemands; il succède à Kohl au gouvernement de Rhénanie-Palatinat], de Norbert Blüm [ministre du Travail dans les cinq gouvernements de Kohl de 1982 à 1998; de 1968 à 1975 il était à la direction de l’Association des employés chrétiens-démocrates] et Richard von Weizsäcker [dès 1967 il est au Comité directeur de la CDU; il fait partie de l’équipe de campagne de Kohl pour les élections d’octobre 1976]. Conjointement Helmut Kohl planifie une réforme en profondeur de l’organisation du parti.

En mars 1973, Kurt Biedenkopf publie dans Die Zeit [hebdomadaire de prestige] l’essai très remarqué «Eine Strategie für die Opposition» (Une stratégie pour l’opposition). La CDU, au dire du futur secrétaire général de Kohl, avait enfin besoin d’un programme de base contemporain et porteur d’orientation (car elle n’en avait pas jusqu’alors).

Le parti doit s’émanciper de la fraction parlementaire du Bundestag, poursuivre l’expansion de la Maison Konrad Adenauer (Konrad-Adenauer-Hauses: siège de la CDU) pour en faire une agence professionnelle, créer des départements scientifiques spécialisés et centraliser l’appareil du parti afin de devenir capable de faire campagne en tant que parti de masse et d’agir de manière plus professionnelle. Peu après, le chef du parti, Rainer Barzel, est évincé et remplacé par Helmut Kohl, âgé de 43 de ans.

Il s’ensuit une réforme en profondeur du parti. De nombreux congrès sur des thèmes spécifiques ont permis de renforcer les compétences du parti. Les sections des Länder et les groupes autonomes ont été reliés au Bureau central. Les services de la Maison Adenauer ont été rationalisés et réorganisés; la collecte de dons a été intensifiée et le recrutement de membres a été renforcé. Parallèlement, les débats sur le nouveau programme de base ont été lancés par les sections locales et de district. En quelques années, le lourd parti de dignitaires s’est transformé en un parti populaire moderne. Le nombre de membres a doublé pour atteindre 700 000. La CDU est dès lors capable de briller intellectuellement sur les podiums de la République fédérale. Cette stratégie à long terme a été récompensée en 1982 par la conquête du pouvoir gouvernemental. Helmut Kohl l’a défendu et occupé durant 16 ans.

La tentative de renouvellement de la CDU après la deuxième perte de pouvoir a été complètement différente: le successeur de Helmut Kohl, Wolfgang Schäuble, n’était pas un grand stratège. Il n’a pas construit son pouvoir intérieur. Dès le début, il est resté dans l’ombre du président d’honneur, «défraîchi», Helmut Kohl

Lors de la conférence du parti à Erfurt, en avril 1999, les perdants des élections de 1998 ont courageusement parlé de «renouveau» et de la transformation attendue de la CDU en un «parti de citoyen». Toutefois Wolfgang Schäuble est resté largement sans idées à ce sujet, et la nouvelle secrétaire générale, Angela Merkel, qui venait de l’Est, ne connaissait toujours pas les rouages du parti masculin catholique ouest-allemand. Puis un tsunami de scandales a détruit tout espoir d’un nouveau départ. Le 4 novembre 1999, le tribunal de district d’Augsbourg a émis un mandat d’arrêt contre l’ancien trésorier de la CDU, Walther Leisler Kiep [il fut trésodrier de la CDU de 1971 à 1992].

Bien avant Rezo

Une vague de révélations sur le «système de boîte noire» déguisé et hautement professionnel d’Helmut Kohl [ce dernier doit démissionner de la présidence d’honneur, il sera accusé de malversation et devra s’acquitter d’une amende de 300’000 euros] sur les pots-de-vin, les dessous-de-table, l’évasion fiscale, le financement illégal des partis et les transferts de fonds aventureux a détruit – bien avant Rezo [un youtubeur du nom de Rezo, en 2019, à l’occasion des élections européennes, a démonté le bilan de la CDU; sa vidéo, ayant pour titre «La destruction de la CDU», a été vue par quelque 7 millions de personnes] – l’image de la CDU et de son président d’honneur. Kohl n’a pas révélé l’origine de l’argent, la direction de la CDU a rompu avec lui, et finalement Schäuble a également été pris dans le maelström du scandale.

A ce moment-là, Angela Merkel a saisi l’occasion de prendre la tête de la CDU. Contrairement à l’article de Biedenkopf dans Die Zeit, la discussion de Merkel avec Kohl, dans le FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung) du 22 décembre 1999, s’est limitée à une réprimande morale et à de vagues invitations à opérer une clarification sans ambiguïté.

Angela Merkel n’avait aucune idée de ce qu’allait devenir la CDU après Kohl.

Avec ces deux pertes de pouvoir en tête, de nombreux observateurs s’interrogent maintenant sur la manière dont la CDU réagira suite à son troisième crash: avec un «parricide» comme en 1998 (sauf que cette fois, il s’agirait d’un matricide!) ou avec une modernisation bien préparée comme en 1973? Le bilan larmoyant de l’ère Merkel (elle a fait basculer notre CDU à gauche!) suffira-t-il ou y aura-t-il une réforme au sommet et dans le recrutement des membres?

Les querelles autour de la direction de la CDU s’éternisent depuis le 29 octobre 2018: ce jour-là, après les élections perdues dans le Land de la Hesse, Angela Merkel a renoncé à sa candidature à la présidence de la CDU. Il est donc fort possible qu’il n’y ait pas de renouvellement global du parti, mais seulement un changement de dirigeants faibles. Et cela signifie: le processus de désintégration du «dernier grand parti populaire» va se poursuivre. La seule question est de savoir dans quelle direction ou en quelles composantes différentes la CDU peut se désintégrer.

Le modèle autrichien de Sebastian Kurz [1]

Si l’on examine le paysage des partis en Europe, plusieurs possibilités apparaissent. Car il y a désormais trois familles de partis bourgeois au Parlement européen: les chrétiens-démocrates, qui se rassemblent au sein du Parti populaire européen (PPE); les conservateurs et réformistes européens (CRE) et les libéraux économiques plus centristes du courant «La République en Marche» d’Emmanuel Macron: soit Renew Europe [groupe créé en 2019 qui devrait élargir et remanier le groupe Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe, l’ADLE].

Tilman Kuban, président de la Junge Union [la Jeunesse de la CDU], ainsi que Christoph Ploss, leader de la CDU de Hambourg [et député au Bundestag, il a soutenu Friedrich Merz lors du vote pour la direction de la CDU] et Michael Kretschmer, Premier ministre du Land de Saxe, considèrent que l’évolution du Österreichischen Volkspartei (Parti populaire autrichien) qui s’est rassemblé derrière la «Liste Sebastian Kurz», placée sous une direction sévère, est un modèle pour la CDU. Le Premier ministre de la CSU, Markus Söder, serait également favorable à ce modèle. Le président français Macron a démontré avec succès comment un parti peut être adapté et aligné sur un candidat de premier plan.

Bien entendu, la CDU pourrait également subir le même sort que le vénérable Parti populaire espagnol (PP). Après avoir perdu le pouvoir en 2018, il a confié la présidence [en 2018] à un homme jeune [né en 1981 et député aux Cortes depuis 2011], de droite, Pablo Casado. Le PP a promptement dégringolé de 33% à 16,7 % lors des élections suivantes. Aux Pays-Bas, par contre, l’éventail bourgeois chrétien-démocrate s’est désintégré en une série de petits et moyens partis. Le VVD [Parti populaire pour la liberté et la démocratie- Volkspartij voor Vrijheid en Democratie] du Premier ministre Mark Rutte représente les conservateurs plus libéraux sur le plan économique. Les idéaux sociaux-chrétiens sont «ramassés» par la petite Union chrétienne (CU-Christen-Union). Les chrétiens-démocrates (Christdemokraten-CDA), autrefois dominants, ont reculé pour atteindre un petit 9,5 %.

Les trois principaux courants de la CDU, le courant conservateur, le courant économique-libéral et le courant chrétien-social, pourraient un jour se diviser de la même manière. Ou se dissoudre complètement comme la «Democratia Christiana» (DC) italienne, dont les restes pitoyables se retrouvent aujourd’hui dans des partis très différents.

Il est frappant de constater que le courant bourgeois qui a le plus de succès au niveau européen est aujourd’hui le «libéral économique», alors que les thèmes sociaux-chrétiens n’ont plus guère d’attrait. La tendance à la sécularisation n’existe pas seulement dans le «monde extérieur» des partis chrétiens, elle est depuis longtemps évidente en leur sein. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles le catholique Armin Laschet n’a pas réussi à marquer des points auprès de nombreux partisans de la CDU. L’économie bat l’œcuménisme!

De nombreux hauts fonctionnaires et chefs de gouvernement de l’UE appartiennent aujourd’hui à des partis économiques résolument libéraux, à commencer par le président du Conseil européen [depuis décembre 2019], le Belge Charles Michel [membre du libéral Mouvement réformateur]. Qu’il s’agisse de Mario Draghi (Italie) ou Mark Rutte (Pays-Bas), Xavier Bettel (Luxembourg) ou Florin Citu (Roumanie), Kaja Kallas (Estonie), Micheál Martin (Irlande) ou Alexander de Croo (Belgique): la «compétence économique» néolibérale l’emporte sur toutes les valeurs dites chrétiennes.

Le plus grand danger pour la CDU est donc la réussite d’une coalition de feux tricolores (Ampelkoalition-SPD-FDP-Verts). Si le FDP (Parti libéral-démocrate–Freie Demokratische Partei) se bat résolument pour les intérêts bourgeois (économiques) dans cette coalition, la CDU pourrait encore reculer en 2025. Les électeurs d’esprit libéral afflueraient vers le FDP. Et le «parti dégoûtant des hauts revenus» (le FDP), que l’on avait déclaré mort il y a huit ans, deviendrait à moyen terme l’héritier de la CDU. Ainsi, ce qui va ensemble va grandir ensemble. (Article publié dans l’hebdomadaire Der Freitag, le 7 octobre 2021; traduction rédaction du site A l’Encontre)

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[1] La démission récente (le 9 octobre) de Sebastian Kurz, dans la foulée d’accusations de corruption ou de détournements de fonds présumés liés à sa campagne électorale, renvoie à deux thèmes. Le premier: ce type de leadership politique implique l’utilisation d’importantes ressources financières, comme cela a été illustré en France par Nicolas Sarkozy, en République tchèque par Andrej Babis. Le second: le «clan Kurz» organise sa succession en «transférant» sa fonction de chancelier à son ministre des affaires étrangères, Alexander Schallenberg. L’addiction au pouvoir est le propre de ce type de formation politique, pour son fonctionnement et sa perpétuation. (Réd.)

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