Par Manuel Kellner
En 2015, nous avons déjà en Allemagne plus de journées de grève que durant toute l’année 2014. Aucun des conflits entamés n’est terminé. Pour les cheminots, il est vrai que la EVB (Eisenbahn- und Verkersgewerkschat) du DGB, syndicat majoritaire pour le personnel de la Deutsche Bahn AG dans son ensemble, a signé un accord qui ne vaut guère plus que la proposition de départ des représentants du patronat. Et surtout, il n’obtient rien pour les salarié·e·s dans le domaine du temps de travail pourtant si important. Mais le GDL (Gewerschaft Deutscher Lokomotiveführer) attend les propositions des médiateurs. Si ces dernières ne conviennent pas, il y aura un vote («Urabstimmung) de ses membres et le mouvement de grève pourrait redémarrer. Si le GDL obtenait un meilleur résultat que l’EVB, celui-ci – par le règlement en vigueur – serait octroyé à l’ensemble du personnel de la Deutsche Bahn AG. Etant donné cette situation et comme l’attaque gouvernementale visant à restreindre le droit de grève sous le sigle du «Tarifeinheitsgesetz» – qui enlève leurs droits de négociation contractuelle aux syndicats combatifs minoritaires dans les entreprises données – est l’arrière-fond du conflit, il est difficilement imaginable que le GDL puisse capituler sans autres formes de procès.
Pour les postiers organisés dans le grand syndicat des services Ver.di (Syndicat unifié des services, Vereinte Dienstleistungsgewerkschaft), une grève illimitée a été déclenchée le 8 juin, après des grèves d’avertissement et une première grève des distributeurs de colis. Outre les revendications concernant les salaires et le temps de travail hebdomadaire (36 heures au lieu de 38,5 heures, à salaire identique), c’est surtout la revendication solidaire demandant des contrats de travail équivalents aux autres pour les distributeurs de colis travaillant formellement pour des «firmes étrangères» (UPS, Fedex, etc.) qui fait le caractère particulier de ce conflit. Là aussi, un compromis facile est peu imaginable. Car la direction de la poste privatisée (l’Etat allemand n’y détient plus que 20% des actions) jure d’accroître ses profits et défend la rémunération à la baisse du personnel «outsourced» (externalisé) comme incontournable pour pouvoir se défendre dans le cadre de la «concurrence mondialisée». Si les salarié·e·s de ce secteur acceptaient cette logique, demain d’autres secteurs des postiers en seraient victimes.
Pour les éducatrices et d’autres salarié·e·s des professions incluses dans ledit travail social, après quatre semaines de grève débouchant sur une période de médiation («Schlichtung») entre les parties pour aboutir à un compromis, , le travail a repris. Mais cela pourrait très bien être provisoire. Car le patronat – l’association des communes – invoque les caisses publiques vides, résultat de la politique budgétaire restrictive de longues années, pour refuser les revendications des éducatrices de la petite enfance, etc. Mais les éducatrices demandent une tout autre valorisation de leur travail, ce qui reviendrait à une augmentation de leurs salaires de 10% en moyenne. Cela rendrait leur rémunération analogue à celle d’employés avec qualification semblable dans les services publics.
Il y a d’autres grèves dans d’autres secteurs. On peut se demander pourquoi une partie du salariat allemand se met en marche pour obtenir des gains en engageant des grèves et en rompant de la sorte avec une passivité qui dure déjà depuis longtemps. D’abord, il y a la situation politique générale: la grande coalition avec le CDU-SPD, ce dernier comme partenaire junior n’a presque rien obtenu en faveur des salarié·e·s. Pour ce qui est du salaire minimum, il fut vite clair que celui-ci connaît tellement «d’exceptions» qu’il n’améliore le sort que d’une très petite fraction du salariat. La déception est donc grande. Et de nouvelles fissures se créent entre le SPD et les directions syndicales, même celles qui sont peu combatives.
Ensuite – et c’est probablement plus profond – il y a de la colère retenue depuis longtemps et un sentiment de rancune dans une partie du salariat, surtout dans les services et dans une couche large qui est victime de la politique néolibérale de privatisations qui n’a fait qu’empirer leur situation générale, leurs conditions de travail et leurs perspectives qui sont de plus en plus précaires. Il s’agit donc d’une tendance lourde dans la société, où les conflits sociaux s’exacerbent en réaction à une offensive patronale et gouvernementale de longue durée attaquant de front ce qui reste des acquis du salariat. Cette attaque se fait avec une détermination affirmée et revendiquée qui, jusqu’ici, n’avait pas déclenché une réaction semblable du côté des travailleuses et des travailleurs. L’idéologie du consensus, du compromis est plus nettement ébréchée.
Nous sommes encore loin de l’heure des bilans. Les luttes sont en cours. Et il y a aussi une tendance ascendante des mobilisations de protestation. 25’000 personnes avaient manifesté contre l’inauguration de la Banque centrale européenne à Francfort, le mercredi 18 mars, donc lors d’une journée de travail. Des milliers de personnes ont manifesté, début juin, leur colère en Bavière contre le sommet du G7 réuni au château d’Elmau, à une quinzaine de kilomètres de Garmisch-Partenkirchen. Et pour le 20 juin, Attac Allemagne annonce 100’000 personnes pour protester à Berlin contre la façon dont la Troïka – rebaptisée «les institutions» en Grèce – traite le peuple grec et les réfugiés. Même si l’objectif de 100’000 peur paraître optimiste, on peut s’attendre à une démonstration fort importante.
Et il faut souligner que la centrale du DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund-Confédération allemande des syndicats) avait appelé à se joindre aux manifestations à Francfort et en Bavière. Elle appelle de même à des manifestations dans quatre villes d’Allemagne (Cologne, Hanover, Dresde et Nuremberg) le 13 juin pour la valorisation des métiers de l’enseignement. Le mot d’ordre est «Aufwerten jetzt!», «Agir maintenant!». (12 juin 2015)
Manuel Kellner est membre de la rédaction de la Sozialistische Zeitung (SoZ)
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