Allemagne-Turquie. «Partenaires dans la répression»

Olaf Scholz et Recep Tayyip Erdogan le 19 octobre à Istanbul.

Par Hêlîn Dirik

[Ce samedi 19 octobre, Olaf Scholz rencontre son «partenaire» Recep Tayyip Erdogan à Istanbul. Sur le thème du contrôle des migrations, il s’agit de «passer à la vitesse supérieure». Autrement dit, accroître le nombre d’expulsions qui s’étaient élevées à 441 durant le premier semestre 2024. Or, une enquête établie par Lighthouse Reports – en collaboration avec de nombreux organes de presse (Der Spiegel, El Pais, Politico, L’Espresso…) – dévoile, pour reprendre le titre de Politico du 11 octobre que «l’UE aide la Turquie à expulser de force des migrants vers la Syrie et l’Afghanistan. Les contribuables européens financent les mauvais traitements et les expulsions forcées». Nicolas Bourcier dans Le Monde du 11 octobre a présenté le résultat de cette enquête.

Pour rappel, l’UE a injecté 11 milliards d’euros en Turquie pour financer la réception de quelque 4 millions de Syriens et Syriennes contraints d’échapper au régime dictatorial de Bachar al-Assad et aux conséquences de la guerre «civile» qui a ravagé le pays. Ce fut l’aide humanitaire de l’UE. Aujourd’hui, le gouvernement d’Erdogan expulse des dizaines de milliers de Syriens et «réceptionne» des ressortissants de Turquie expulsés par l’Allemagne. Une des facettes de la contre-révolution à l’œuvre dans le domaine de l’asile au sein de l’UE et plus généralement de l’Europe. – Réd. A l’Encontre]

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Les gouvernements turc et allemand auraient conclu un nouvel accord d’expulsion. Selon des informations émanant de cercles gouvernementaux, rapporte la FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung), 500 des quelque 15 000 ressortissants de Turquie [officiellement 15 789], tenus de quitter le territoire, devraient être expulsés chaque semaine. Outre ceux qui ont quitté la Turquie en raison du grave tremblement de terre de février 2023 ou de la très mauvaise situation économique, il s’agit surtout de demandeurs d’asile, pour la plupart des Kurdes, qui sont menacés de poursuites judiciaires en Turquie pour des accusations de terrorisme. Comme le rapporte Pro Asyl (in Rapport publié en septembre 2024, «Aras et Berat – poursuivis par la justice pénale turque») ces personnes ne se voient souvent pas accorder de statut de protection malgré la persécution politique. Des milliers d’entre eux devraient désormais être renvoyés en Turquie, selon l’accord issu de la rencontre entre le chancelier Scholz et le président Erdogan le 17 novembre 2023. Visite renouvelée ce 19 octobre 2024 [1]. Le gouvernement allemand souhaite que les expulsions soient effectuées de manière décentralisée et discrète par des vols réguliers, probablement pour ne pas faire de vagues. Deux cents personnes ont déjà été transportées par avion en Turquie fin septembre. Suite aux informations des médias, la Turquie a démenti un tel accord, et le gouvernement fédéral ne donne depuis plus aucun détail à ce sujet!

Une chose est sûre: la situation des droits de l’homme et les «évolutions préoccupantes de la politique intérieure ainsi que les tensions en matière de politique étrangère» en Turquie, comme le stipulait encore l’accord de coalition [entre le SPD, les Verts et les Libéraux-FDP], ne sont désormais plus aussi préoccupantes pour le gouvernement fédéral. La nouvelle des expulsions prévues a été suivie de deux autres informations quelques jours plus tard. D’une part, une descente de police et deux arrestations ont eu lieu dans l’association kurde Nav-Berlin [du nom de l’Association du centre communautaire kurde démocratique]. D’autre part, le gouvernement allemand aurait autorisé une exportation de matériel militaire d’une valeur de plus de 250 millions d’euros vers la Turquie. En livrant des armes et en criminalisant et expulsant les opposants, l’Allemagne soutient l’orientation de la Turquie vers encore plus de violence et de répression étatiques.

Mais ces développements ne sont pas seulement le résultat du partenariat étroit entre les deux Etats. Ils s’inscrivent également dans le cours actuel de fermeture de l’Allemagne et d’exclusion violentes. L’«offensive de rapatriement» du gouvernement bat son plein: fin août, un vol d’expulsion vers l’Afghanistan a décollé pour la première fois depuis le retour au pouvoir des talibans en 2021. [Le 30 août, un avion de Qatar Airways est parti de l’aéroport de Leipzig pour Kaboul avec 28 Afghans à bord. La ministre de l’Intérieur, la social-démocrate Nancy Faeser, après le décollage de l’avion, a résumé cette expulsion par la formule suivante: «Notre sécurité compte, notre Etat de droit agit.»] Fin septembre, une personne originaire d’Afghanistan a été pour la première fois – malgré l’asile dans une paroisse [2] – expulsée vers la Suède. Et la réponse du gouvernement fédéral à l’attentat islamiste de Solingen en août [3] réside dans un prétendu «paquet de sécurité» qui prévoit, outre l’extension des pouvoirs de la police et la réduction des prestations sociales pour les personnes en instance de départ, une facilitation des expulsions.

Le sort des personnes qui soit obtiennent une protection, soit qui sont renvoyées de force et persécutées, voire menacées de mort dans le pays où elles «atterrissent», dépend de plus en plus des aléas des relations de la politique étrangère de l’Allemagne. Cela concerne déjà les Palestiniens dont les demandes d’asile ne sont pas traitées malgré la guerre continue d’Israël à Gaza, ou les Kurdes qui sont expulsés vers la Turquie malgré la menace de persécution. Dans l’ensemble, les procédures d’asile sont rendues plus difficiles et les contrôles aux frontières et dans les lieux publics se multiplient (comme toujours «aléatoires» et «indépendants de tout soupçon»).

Tout cela s’accompagne de pouvoirs accrus pour la police et le service de Protection de la Constitution (Verfassungsschutz). Avec sa politique d’asile, le gouvernement fédéral ne se fait pas seulement le complice de la répression et de la guerre, mais renforce dans la foulée le contrôle étatique en général. Une résistance d’ensemble et organisée contre les expulsions, le militarisme, la violence étatique ainsi que la guerre s’affirme donc indispensable. (Article publié sur le site A&K-Analyse und Kritik le 15 octobre 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Selon ZDFheute, outre les thèmes de l’Ukraine et du Proche-Orient, l’immigration est au centre des préoccupations de Scholz: «Le chancelier veut renforcer l’expulsion des demandeurs d’asile déboutés vers la Turquie.»  Quant à Erdogan, il veut finaliser un accord avec l’Allemagne «pour la livraison de 40 avions de combat Eurofighter». (Réd.)

[2] L’asile dans les églises (Kirchenasyl) implique un accueil temporaire de réfugiés par une paroisse ou une communauté ecclésiale afin d’éviter une expulsion. Car les membres de la communauté considèrent l’expulsion comme aboutissant à une menace pour la vie ou l’intégrité physique des personnes. Cet asile est temporaire et doit permettre la réouverture d’une procédure. Cette protection est en train de perdre sa fonction historique en termes pratiques. (Réd.)

[3] Selon Le Monde du 25 août 2024, l’auteur de l’attentat qui a fait trois morts et huit blessés le 23 août à Solingen – qui s’est rendu à une patrouille de police le lendemain et a avoué – est un demandeur d’asile syrien. «Der Spiegelprécise qu’il s’agit d’un Syrien de 26 ans, Issa Al-H., né dans la ville de Deir ez-Zor et installé depuis 2022 en Allemagne, où il a demandé l’asile. Un an après son arrivée outre-Rhin, il aurait bénéficié d’une protection subsidiaire, un statut accordé aux personnes prouvant qu’elles sont menacées dans leur pays à cause d’un conflit armé. Selon l’hebdomadaire, il n’était pas connu comme islamiste par les services de sécurité allemands… Ce détail est important car, trois heures avant son interpellation, l’organisation Etat islamique (EI) avait revendiqué la paternité de cette attaque meurtrière.» (Réd.)

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