Etats-Unis-débat (II). «Elections: à quelles question et priorité devons-nous répondre?»

Par Kit Wainer

[Nous avons publié, en date du 11 octobre, deux contributions de socialistes révolutionnaires des Etats-Unis favorables, dans le contexte particulier des élections présidentielles marquées par Trump et le trumpisme, à un vote pour Kamala Harris. Dans la même revue, un militant syndicaliste de longue date, socialiste, pose la question de la campagne pour le vote sous l’angle de l’engagement prioritaire des militant·e·s en relation avec la dynamique, possible, des mouvements sociaux. Réd. A l’Encontre]

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En tant qu’électeurs et électrices, les socialistes seront confrontés au même choix que tous les autres électeurs et électrices des Etats-Unis le 5 novembre prochain: quel candidat représente le moindre mal, lequel représente la plus grande menace?

Cependant, les socialistes ne sont pas de simples électeurs dispersés. Nous essayons de populariser une critique du capitalisme et de construire un mouvement de masse pour le socialisme.

Dans ce contexte, il est difficile de voir en quoi le fait d’appeler à soutenir le ticket démocrate [de Kamala Harris et Tim Walz] est utile. De manière très spécifique, il est plus probable que cela entrave les efforts que font les socialistes pour encourager la croissance des mouvements sociaux les plus dynamiques aux Etats-Unis aujourd’hui.

La plupart des socialistes révolutionnaires comprennent que la clé de la construction d’un mouvement socialiste est le renforcement et la reconstruction des mobilisations de revendications sociales. Les mouvements de base au sein du mouvement syndical, les nouveaux projets d’activités organisées sur le lieu travail, les mouvements féministes, la vague Black Lives Matter et, aujourd’hui, le mouvement de solidarité avec la Palestine sont le vivier la plus probable de nouveaux activistes qui peuvent former la base d’une nouvelle gauche socialiste.

En contestant les mesures d’austérité visant les travailleurs et travailleuses, les lois limitant les droits reproductifs, la brutalité policière ou le soutien des Etats-Unis au génocide de Gaza, les militant·e·s se heurtent rapidement aux limites imposées par l’Etat capitaliste. Certains d’entre eux/elles seront attirés par le projet de construire une alternative socialiste révolutionnaire au capitalisme.

Une discussion portant sur ce que les socialistes devraient dire à propos des élections de 2024 – et à qui ils devraient s’adresser – devrait commencer à partir de cet objectif. La question, par conséquent, ne devrait pas être de savoir si Trump représente une menace historique inédite, mais ce que nous devrions dire aux militant·e·s des mouvements avec lesquels nous sommes en contact, dans le but de construire un projet révolutionnaire auquel beaucoup d’entre nous ont consacré la majeure partie de leur vie.

Pour l’instant, il vaut la peine de concentrer notre attention sur la façon dont la question des élections de 2024 est discutée dans deux secteurs clés du mouvement: la solidarité avec le peuple palestinien et le mouvement syndical.

Solidarité avec la Palestine

Le mépris de Biden et des démocrates est généralisé dans de larges secteurs des militants de la solidarité avec la Palestine. Cette fois-ci, ce ne sont pas seulement les militant·e·s de la gauche radicale qui dénoncent le président démocrate. Jewish Voice for Peace et d’autres militants ont interrompu des collectes de fonds organisées par Biden et les démocraties et ont manifesté devant la maison du leader de la majorité démocrate au Sénat, Chuck Schumer.

Plusieurs éditorialistes se sont alarmés du fait que les jeunes progressistes et les électeurs et électrices arabes pourraient ne pas voter en novembre. Le fait que l’expression «Joe le génocidaire» soit devenue si courante en dit long à ce propos.

Les socialistes ne sont pas à l’origine de ce mépris pour le président. Un large échantillon du mouvement le plus dynamique des Etats-Unis est entré en conflit avec le Parti démocrate et de nombreux militants considèrent ses dirigeants comme des adversaires.

S’il ne s’agissait pas d’une année électorale, de nombreux socialistes reconnaîtraient dans ce moment l’occasion d’engager un dialogue avec un large éventail de militant·e·s et de tirer des conclusions plus larges sur la nature du Parti démocrate et de l’Etat capitaliste aux États-Unis.

Nous n’aurions pas besoin d’argumenter avec nos collègues militants sur les raisons pour lesquelles compter sur les démocrates est un piège. Nombreux sont ceux qui sont parvenus à cette conclusion sur la base de leur propre expérience. Au lieu de cela, nous voudrions travailler avec eux pour généraliser ensemble les implications plus larges des conclusions qu’ils ont déjà tirées.

Quiconque prône le soutien aux démocrates en novembre sera confronté à un dilemme. Lorsque nous discutons avec des militant·e·s de la solidarité avec le peuple palestinien qui ne peuvent se résoudre à voter pour la poursuite du génocide, devons-nous leur dire qu’ils ont tort? Que les conclusions qu’ils tirent de l’administration démocrate ne sont pas valables, ou qu’ils devraient temporairement mettre de côté leur écœurement?

Cet argument pourrait rapporter quelques voix aux démocrates, mais il couperait aussi les socialistes de la plupart des activistes présents dans ce mouvement.

Bien que cela semble peu plausible pour le moment, il est au moins possible, sur la base de l’histoire passée, qu’une aile du mouvement émerge et préconise d’atténuer la critique de l’administration Biden-Harris jusqu’à après les élections – afin de trouver un moyen de dénoncer Israël sans mettre le président et la candidate présidentielle dans l’embarras. Cela impliquerait probablement de mettre fin aux campements [sur les campus] et aux manifestations contre les dirigeants du gouvernement.

Cela nécessiterait certainement de renoncer à tout effort de protestation à l’extérieur de la convention nationale du Parti démocrate [les 22 et 23 août à Chicago, une mobilisation significative s’est développée aux abords de la Convention démocrate]. En bref, cela conduirait très probablement à l’affaiblissement du mouvement de solidarité avec la Palestine.

Si nous croyons que la renaissance des mouvements de masse est la clé de la croissance d’un nouveau courant socialiste aux Etats-Unis, il est difficile d’imaginer comment nous pourrions préconiser l’affaiblissement du mouvement de solidarité avec la Palestine.

Les syndicats et les élections

La plupart des responsables syndicaux soutiendront le ticket démocrate et feront campagne pour lui. Dans la plupart des cas, la question ne sera pas débattue au sein des organisations syndicales ou des instances auxquelles les membres ont accès. Les syndicats diront à leurs membres qui ils ont soutenu et les encourageront à s’inscrire pour participer à la campagne.

L’un des objectifs des syndicats sera de montrer qu’ils sont capables de mobiliser leurs propres membres pour faire campagne et voter. Dans l’esprit de la plupart des dirigeants syndicaux, cette capacité fait d’eux des alliés précieux pour les représentants politiques démocrates.

Par conséquent, les syndiqués qui souhaitent que leur syndicat soutienne le ticket démocrate n’auront pas à gagner une bataille politique. Ils peuvent s’inscrire à toutes les activités de campagne que leurs dirigeants syndicaux prévoient déjà d’organiser. Même pour de nombreuses organisations de base, les élections de 2024 ne seront pas une priorité parce que ceux qui veulent arrêter Trump n’auront aucun problème avec ce que font leurs dirigeants syndicaux. Les syndicalistes de base pourront dès lors se concentrer sur les questions internes au syndicat.

Les socialistes du mouvement ouvrier devront, dans ce contexte, choisir leurs batailles. Quiconque est ou a été un militant syndical sur le lieu de travail sait à quel point il peut être difficile d’amener ses collègues à consacrer un temps, même minime, au militantisme syndical. Obtenir d’un membre qu’il s’occupe d’un petit projet demande souvent des efforts considérables.

Faire en sorte que les membres soient actifs au sein de leur syndicat ou de leur organisation de base devrait être une priorité plus importante que de tenter de les convaincre de voter pour ou contre «quelqu’un» en novembre.

Pour les militants syndicaux, cependant, la question ne se limitera pas au vote. Ils devront décider s’il est préférable de consacrer ce temps à faire campagne pour Kamala Harris.

Encore une fois, si la priorité est de reconstruire les mouvements sociaux, il semblerait inexcusable de cesser de le faire, même si ce n’est que pour quelques mois.

Faire campagne pour les démocrates n’est pas seulement une perte de temps pour les militant·e·s. Cela exige également des compromis politiques. Les maires, les gouverneurs et les présidents démocrates ont été en première ligne pour mener des politiques anti-salarié·e·s telles que les accords de libre-échange ou la réforme de l’éducation. Il est difficile d’imaginer comment on peut exhorter les membres d’un syndicat à voter pour Kamala Harris sans s’abstenir d’analyser de manière critique les politiques démocrates.

Récemment, par exemple, deux maires démocrates différents de la ville de New York ont tenté de priver les retraité·e·s du secteur public d’importantes protections en matière de soins de santé et de les obliger à passer à un plan Medicare Advantage [plan de santé proposé par des entreprises privées approuvées par Medicare – assurance au bénéfice des plus de 65 ans – qui verse à un commanditaire un paiement fixe]. Les directions de plusieurs syndicats de la ville, notamment l’United Federation Teachers (Fédération unie des enseignants), ont été complices de cette tentative.

Actuellement, le maire démocrate Eric Adams [impliqué dans des accusations de corruption] semble enclin à réduire de manière significative les prestations d’assurance maladie pour les travailleurs et travailleuses. Normalement, ce serait l’occasion d’engager des dialogues sur les raisons pour lesquelles le Parti démocrate s’engage dans des politiques néolibérales aussi néfastes. Il semblerait contradictoire et probablement impossible d’avoir de tels échanges avec les membres des syndicats tout en les incitant à faire campagne pour les démocrates.

Des mouvements qui capotent

Il y a une longue histoire de mouvements sociaux qui ont échoué à cause de la nécessité perçue de soutenir les politiciens démocrates. Lorsque le président George W. Bush a lancé la guerre en Irak en 2003, il a déclenché le plus grand mouvement anti-guerre que les Etats-Unis aient connu depuis le début des années 1970.

Toutefois, à l’approche des élections de 2004, de nombreux dirigeants et activistes du mouvement ont décidé que la priorité était de vaincre Bush et d’élire John Kerry, le candidat démocrate. Un mouvement anti-guerre était particulièrement embarrassant pour Kerry car il ne s’était pas encore opposé à la guerre.

Il n’y a pas eu de décision particulière pour mettre fin aux manifestations contre la guerre. Cependant, lorsque les principaux militants du mouvement ont consacré leur énergie à la campagne électorale, le mouvement s’est essoufflé et il n’y avait plus assez de militant·e·s pour le faire vivre. Bien que la guerre soit devenue encore plus impopulaire après 2005, les manifestations n’ont jamais retrouvé leur ampleur d’avant 2004.

De même, après l’élection de Donald Trump, un vaste mouvement de femmes a vu le jour sous la bannière de la «Marche des femmes» [des manifestations très larges, le 21 janvier 2017, se sont déroulées à Washington, Chicago, Boston…]. Des millions de personnes ont protesté contre l’investiture de Trump dans tous les Etats-Unis.

Alors que les manifestations se sont poursuivies pendant des mois et que de nouveaux militant·e·s se sont engagés, Chuck Schumer et Nancy Pelosi [présidente de la Chambre des représentants de 2007 à 2011 et de janvier 2019 à janvier 2023] ont habilement attiré de nombreux dirigeants clés vers l’idée d’utiliser l’élan de la «résistance» anti-Trump pour obtenir une majorité démocrate à la Chambre des représentants en 2018.

Cette élection a entraîné le retour de Nancy Pelosi à la présidence et la prestation de serment des premiers membres de la «squad» progressiste [Alexandria Ocasio-Cortez de New York, Ilhan Omar du Minnesota, Ayanna Pressley du Massachusetts et Rashida Tlaib du Michigan]. Mais les manifestations se sont essoufflées. Et au lieu de reprendre l’organisation de la Marche des femmes, de nombreuses militantes ont donné la priorité aux élections présidentielles de 2020.

Le problème réside en partie dans le fait que les mouvements ne peuvent pas être relancés à volonté. Les militant·e·s ne peuvent pas revenir suite à une pause pour une campagne électorale et s’attendre à retrouver les mouvements qu’ils ont laissés de côté. Les mouvements naissent et disparaissent. Les socialistes doivent donner la priorité au renforcement des dynamiques ascendantes et à leur consolidation, autant que possible, des mouvements et de leurs participant·e·s.

Nous devons également être présents, en organisant, pour avoir une chance de convaincre les militant·e·s de devenir des socialistes actifs. Quitter les mouvements pour rejoindre les campagnes électorales démocrates, c’est abandonner cette priorité.

La menace Trump

La réapparition de Donald Trump représente une menace dangereuse que les socialistes ne devraient pas ignorer. Elle est très probablement la conséquence de deux facteurs distincts.

Le premier réside dans un désespoir généralisé face à l’échec des deux partis politiques à améliorer le niveau de vie de la majorité des travailleurs et travailleuses ainsi que des classes moyennes inférieures depuis le début de ce que l’économiste Michael Roberts appelle la «longue récession», qui a débuté aux alentours de 2008.

Les mêmes forces qui ont produit le désir intense de changement pendant les élections de 2008 [Barack Obama face à John McCain] ont conduit plus récemment au découragement et à la colère. Parmi les classes moyennes et les professions libérales, cela a renforcé l’attrait des solutions explicitement racistes et classiquement nationales-socialistes, c’est-à-dire des messages anti-immigrés, anti-«bourgeois» et implicitement antisémites.

Ces électeurs constituent la «base» du Parti républicain actuel en ce sens qu’ils dominent parmi les électeurs des primaires républicaines. Les républicains qui se présentent à un poste, quel qu’il soit, doivent faire appel à ces électeurs et électrices et se faire l’écho de leurs opinions s’ils veulent devenir le candidat républicain.

Le deuxième facteur est le lent changement démographique qui rend le pays «moins blanc», augmentant ainsi le réservoir d’électeurs que les démocrates considèrent comme acquis.

Ce processus n’a pas été aussi rapide que l’espéraient les dirigeants démocrates. De nombreux démocrates et experts électoraux pensaient que ce changement avait déjà progressé au point de rendre inévitable l’élection d’Hillary Clinton en 2016. La réalité est plus complexe.

Les groupes de plus en plus nombreux d’électeurs et électrices non blancs ont eu une propension moindre à voter, et certains ont été bloqués par des limitations racistes du droit de de vote. Il semble même que certains hommes de couleur se soient tournés vers Trump. Néanmoins, la base démographique républicaine continue de se réduire et ce changement a fait de la Géorgie, de l’Arizona et de la Caroline du Nord des «swing states» [des Etats pivots].

Après la réélection du président Obama en 2012, le Comité national républicain a commandé une analyse rétrospective dans laquelle il affirmait que le parti devait améliorer ses messages à l’intention des électeurs et électrices non blancs. Cette stratégie n’a probablement jamais été réaliste.

Donald Trump a plutôt montré que les républicains pouvaient contrer cette tendance en redoublant d’efforts pour mobiliser les électeurs blancs de la classe moyenne en colère et augmenter leur participation électorale, même si leur part de l’électorat total se réduit lentement. Sa stratégie est probablement le choix le plus logique du parti [devenu parti MAGA] – c’est la raison pour laquelle tant d’autres républicains ont abandonné l’utilisation d’un langage codé et ont recouru à des messages plus explicitement racistes.

C’est également la raison pour laquelle même des républicains plus traditionnels comme Mitch McConnell [chef de la minorité républicaine au Sénat], dont la priorité absolue est de regagner la majorité républicaine au Sénat, reviennent toujours dans le giron de Trump. C’est odieux, mais c’est une stratégie électorale intelligente, tant pour les primaires que pour la participation aux élections fédérales.

Nikki Haley [candidate lors des primaires républicaines] aurait peut-être pu compter sur des partisans plus enthousiastes de la part des entreprises, mais elle aurait probablement été confrontée à un problème d’enthousiasme parmi les électeurs et électrices dont elle aurait besoin pour gagner en novembre.

Même après le «décès politique» de Trump, les républicains ne reviendront pas facilement au message reaganien et néoconservateur. Les républicains de la «Chambre de commerce» [du monde des affaires] ne sont pas aussi éligibles dans les conditions actuelles que les politiciens MAGA de l’extrême droite. Et si le parti ne peut pas gagner les élections, il aura du mal à attirer le soutien des capitalistes.

Par conséquent, il est probable que dans la plupart des élections dans un avenir proche, nous verrons des candidats républicains qui représentent des menaces semi-fascistes, même si Trump est vaincu ou emprisonné en 2024.

Perspectives d’avenir

Toute hypothèse selon laquelle nous pourrions faire un petit détour politique à l’occasion de cette seule élection, puis revenir à une orientation consistant à essayer de raviver les mouvements sociaux et à construire une alternative socialiste révolutionnaire conjointement aux militants qui s’y trouvent, est irréaliste. Il est beaucoup plus probable que les socialistes auront la même discussion en 2026, 2028, et ainsi de suite.

Les socialistes révolutionnaires devraient évaluer les élections de 2024 à la lumière d’une stratégie plus large visant à construire un mouvement socialiste et, en fin de compte, à mettre fin au capitalisme aux Etats-Unis. Si la priorité est d’élire des démocrates à chaque élection dans un avenir prévisible, il est difficile d’affirmer qu’elle implique également la construction de mouvements sociaux qui s’opposeront, inévitablement, aux dirigeants démocrates.

Si, en revanche, la priorité est de construire les mouvements, c’est là que nous devons nous concentrer et nous ne devons pas perdre de vue cet objectif. (Prise de position publiée dans Against the Current, septembre-octobre 2024, n°332, revue animée par Solidarity; traduction rédaction A l’Encontre)

Kit Adam Wainer est un enseignant à la retraite de la ville de New York qui a été l’animateur de section de l’United Federation of Teachers (UFT) pour son école pendant 21 ans. Il a été actif dans l’opposition de base au sein de l’UFT depuis la fin des années 1980.

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