Palestine-Israël. Cette biographie consacrée à George Habache montre en quoi il avait raison

George Habache, lors d’un entretien fin des années 1970-début des années 1980

Par Gideon Levy

George Habache a été l’ennemi absolu d’Israël pendant des décennies, l’incarnation du mal, le diable incarné. Même le titre «Dr.» avant son nom – il était pédiatre – était considéré comme blasphématoire.

Habache planifiait les détournements d’avions, Habache était la terreur et la terreur seulement. Dans un pays qui ne reconnaît pas l’existence de partis politiques palestiniens (avez-vous déjà entendu parler d’un parti politique palestinien? Il n’y a que des groupes terroristes), la connaissance de l’homme qui dirigeait le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) était proche de zéro.

Qu’est-ce qu’il y a à savoir sur lui? Un terroriste. Un sous-homme. Il devait être tué. Un ennemi. Le fait qu’il fut un idéologue et un révolutionnaire, que sa vie a été façonnée par l’expulsion de Lod [à 15 kilomètres au sud-est de l’actuelle Tel-Aviv, Lydda en Palestine], n’a rien changé. Il reste celui qui a organisé des détournements d’avions depuis Damas [septembre 1970; en 1972, il renonce à ce type d’actions, cf. Le Monde, 26 janvier 2008], l’homme du Front du Refus qui n’était pas différent de tous les autres «terroristes» de Yasser Arafat à Wadie Haddad [décédé en RDA en 1978], à Nayef Hawatmeh [FDLP: Front démocratique pour la libération de la Palestine, créé en 1969, suite à une rupture avec le FPLP].

Arrive maintenant l’ouvrage en hébreux d’Eli Galia: George Habash: A Political Biography. Il décrit la réalité, loin du bruit de la propagande, de l’ignorance et du lavage de cerveau, pour le lecteur israélien qui accepte de lire une biographie de l’ennemi.

Il est probable que peu de personnes le liront, mais cet ouvrage de Galia, spécialiste des affaires du Moyen-Orient, mérite d’être salué. C’est une biographie politique, comme l’indique son sous-titre, de sorte qu’il manque presque entièrement la dimension personnelle, spirituelle et psychologique; il n’y a même pas de ragots. La lecture exige donc beaucoup d’endurance et un intérêt spécifique. C’est quand même fascinant.

Galia a écrit une biographie exempte de jugement et certainement non propagandiste. Si l’on tient compte de l’esprit israélien aujourd’hui, cela ne va pas de soi.

Galia présente une mine d’informations, avec près de mille notes de bas de page, sur le parcours politique de Habache, un homme considéré comme dogmatique même s’il a opéré un certain nombre de renversements idéologiques dans sa vie. Si cela est du dogmatisme, qu’est-ce que du pragmatisme? Le dogmatique Habache est passé par plus de changements idéologiques que n’importe quel Israélien qui s’en tient au récit sioniste et ne bouge pas d’un pouce, et qui, bien sûr, n’est pas considéré comme dogmatique.

Dans le livre, Habache se révèle comme une personne aux multiples contradictions: un membre de la minorité chrétienne qui était actif au sein d’une large majorité musulmane, un bourgeois qui est devenu marxiste, un dirigeant dur et inflexible qui a été vu en train de pleurer, dans sa chambre, alors qu’il écrivait un article sur les crimes d’Israël contre son peuple. Il a dû errer et fuir pour sa vie d’un endroit à un autre, parfois plus par crainte des régimes arabes que d’Israël.

Il a été emprisonné en Syrie et a fui la Jordanie. Il a consacré sa vie à une révolution qui n’a jamais eu lieu. Il est impossible de ne pas admirer une personne qui a consacré sa vie à ses idées, tout comme vous devez admirer le savant qui a consacré tant de recherches pour si peu de lecteurs qui s’intéresseront au Habache décédé, cela dans un Israël qui a perdu tout intérêt pour l’occupation et pour la lutte palestinienne.

Le livre donne lieu à la sombre conclusion que Habache avait raison. Pendant la plus grande partie de sa vie, il a été un ennemi acharné des compromis. Et Arafat, l’homme du compromis, a gagné la fascinante lutte historique entre les deux. Ils avaient une relation d’amour-haine, s’admirant et se méprisant l’un l’autre, et ne rompant jamais complètement leur connexion jusqu’à ce qu’Arafat remporte sa victoire à la Pyrrhus.

George Habache et Yasser Arafat

Quel bien tous les compromis d’Arafat ont-ils apporté au peuple palestinien? Qu’est-il ressorti de la reconnaissance d’Israël, de l’établissement d’un État palestinien sur 22% du territoire, des négociations avec le sionisme et les États-Unis? Rien d’autre que l’enracinement de l’occupation israélienne et le renforcement et le développement massif du projet de colonisation.

Rétrospectivement, il est logique de penser que si c’était le cas, il aurait peut-être été préférable de suivre la voie intransigeante empruntée par Habache, qui, pendant la plus grande partie de sa vie, n’a pas accepté de négociations avec Israël, qui croyait qu’il n’était possible de négocier avec Israël que par la force, qui pensait qu’Israël ne changerait ses positions que s’il payait un prix, qui rêvait d’un État unique, démocratique et laïc fondé sur des droits égaux et refusait de discuter de tout autre chose que cela.

Malheureusement, Habache avait raison. Il est difficile de savoir ce qui se serait passé si les Palestiniens avaient suivi son chemin, mais il est impossible de ne pas admettre que l’alternative a été un échec retentissant.

Le Palestinien Che Guevara

Habache, né en 1926, a écrit à propos de son enfance «Nos ennemis ne sont pas les Juifs, mais plutôt les Britanniques… Les relations des Juifs avec les Palestiniens étaient naturelles et parfois même bonnes» (p. 16). Il est allé étudier la médecine à l’Université américaine de Beyrouth. Sa mère et son père inquiets lui ont écrit qu’il devait y rester; une guerre était en cours.

Mais Habache est retourné faire du bénévolat dans une clinique à Lod (Lydda). Il est revenu et il a vu. La vue des soldats israéliens qui ont envahi la clinique en 1948 a allumé en lui la flamme de la résistance violente: «J’étais saisi par l’envie de leur tirer dessus avec un pistolet et de les tuer, et dans la situation où il n’y avait pas d’armes, j’ai utilisé des paroles silencieuses. Je les ai regardés comme un observateur et je me suis dit: «C’est notre terre, vous les chiens, c’est notre terre et non la vôtre. Nous resterons ici pour vous tuer. Vous ne gagnerez pas cette bataille» (p. 22).

Le 14 juillet, il a été expulsé de son domicile avec le reste de sa famille. Il n’est jamais retourné dans la ville qu’il aimait. Il n’a jamais oublié les scènes de Lydda en 1948, ni l’idée d’une résistance violente. Le lecteur israélien peut-il comprendre ce qu’il ressent?

Basé alors à Beyrouth, il a participé à des opérations terroristes contre des cibles juives et occidentales à Beyrouth, Amman et Damas: «J’ai personnellement lancé des grenades et j’ai participé à des tentatives d’assassinat. J’avais un enthousiasme sans fin quand je faisais ça. A l’époque, je considérais ma vie sans valeur par rapport à ce qui se passait en Palestine.»

«Le Che Guevara palestinien ­– tous deux médecins – a décidé de venger la Nakba (1948) contre l’Occident et les dirigeants des régimes arabes qui avaient abandonné son peuple, avant même de se venger contre les Juifs. Il avait même prévu d’assassiner le roi Abdallah de Jordanie. Il a fondé une nouvelle organisation étudiante à Beyrouth, la Commune, a complété sa spécialisation en pédiatrie et a écrit: «J’ai pris le diplôme et dit: Félicitations, maman, ton fils est médecin, alors laisse-moi faire ce que je veux vraiment faire. Et en effet, c’est ce qui s’est passé» (p. 41).

On lui a demandé une fois s’il était le Che Guevara du Moyen-Orient et il a répondu qu’il préférerait être le Mao Zedong des masses arabes. Il a été le premier à lever la bannière du retour et, entre-temps, il a ouvert des cliniques pour les réfugiés palestiniens à Amman. Pour lui, la route de retour à Lydda passait par Amman, Beyrouth et Damas. L’idée du panarabisme est restée avec lui pendant de nombreuses années, jusqu’à ce qu’il désespère de cela aussi.

Il a également dû quitter la médecine: «Je suis pédiatre, j’ai beaucoup aimé cela. Je croyais que j’avais le meilleur travail au monde, mais j’ai dû prendre la décision que j’ai prise et je ne le regrette pas… Une personne ne peut pas partager ses émotions de cette façon, guérir d’une part et tuer d’autre part. C’est le moment où il doit se dire: l’un ou l’autre.»

La seule arme qui reste

Ce livre n’est pas arrogant et n’est pas orientaliste; il est respectueux de l’idéologie nationale palestinienne et de ceux qui l’ont articulée et vécue, même si l’auteur n’est pas nécessairement d’accord avec cette idéologie ou ne s’y identifie pas. C’est quelque chose d’assez rare dans le paysage israélien lorsqu’il s’agit des Arabes en général et des Palestiniens en particulier. L’auteur ne vénère pas non plus ce qui n’est pas digne d’être vénéré, et il n’a pas d’illusions romantiques ou autres. Galia présente une lutte amère, dure, intransigeante, souvent marquée par l’échec et parfois un combat extrêmement cruel pour la liberté, le respect de soi et la libération.

Et c’est ce qui est dit dans le document fondateur du FPLP, que Habache a établi en décembre 1967 après avoir désespéré de l’unité palestinienne: «La seule arme qui reste aux masses pour restaurer l’histoire et le progrès et vaincre véritablement les ennemis et les ennemis potentiels à long terme est la violence révolutionnaire… Le seul langage que l’ennemi comprend est le langage de la violence révolutionnaire» (p. 125).

Mais cette voie a aussi connu l’échec. «L’objectif essentiel du détournement d’avions, écrit Habache, était de sortir la question palestinienne de l’anonymat et de l’exposer à l’opinion publique occidentale, parce qu’à l’époque elle était inconnue en Europe et aux Etats-Unis. Nous voulions entreprendre des actions qui feraient une impression sur la perception du monde entier… Il y avait une ignorance internationale concernant nos souffrances, en partie à cause du monopole du mouvement sioniste sur les médias en Occident» (p. 151).

Les détournements d’avions du FPLP au début des années 1970 ont en effet permis d’obtenir une reconnaissance internationale de l’existence du problème palestinien, mais jusqu’à présent, cette reconnaissance n’a mené nulle part. Le seul résultat pratique a été le contrôle de sécurité dans les aéroports du monde entier – et je vous remercie, George Habache. J’ai lu le livre de Galia sur un certain nombre de vols, même si ce n’est pas un livre pour ce genre de voyage, et j’ai continué à penser que sans Habache, mes pérégrinations dans les aéroports auraient été beaucoup plus courtes. Dans mon cœur, je lui ai pardonné pour cela, car quel autre chemin s’ouvrait à lui et à son peuple vaincu, humilié et en sang?

Il ne reste pas grand-chose de ses idées. Qu’en est-il de l’idéalisme scientifique et de la politisation des masses, de la lutte de classe et de l’anti-impérialisme, du maoïsme et, bien sûr, de la transformation de la lutte contre Israël en une lutte armée qui, selon les plans, devait se transformer de la guérilla en guerre de libération nationale Cinquante ans après la fondation du FPLP et dix ans après le décès de son fondateur, que reste-t-il?

Le successeur de Habache, Abu Ali Mustafa, a été assassiné par Israël en 2001; le successeur de son successeur, Ahmad Saadat, se trouve dans une prison israélienne depuis 2006 et il ne reste que très peu de choses du FPLP.

Pendant toutes les décennies où j’ai couvert l’occupation israélienne, les figures les plus impressionnantes que j’ai rencontrées appartenaient au FPLP, mais il ne reste plus grand-chose, si ce n’est des fragments de rêves. Le FPLP est une minorité négligeable dans la politique intra-palestinienne, un mouvement qui pensait autrefois revendiquer un pouvoir égal à celui du Fatah et de son leader, Arafat. Et l’occupation? Elle est forte et prospère et sa fin semble plus éloignée que jamais. Si ce n’est pas un échec, qu’est-ce que c’est?

Où va Israël, au galop?

Pourtant, Habache a toujours su tirer les leçons de l’échec après l’échec. Comment résonne aujourd’hui sa conclusion à la suite de la Nakba, de la défaite de 1967 qui a brisé son esprit, jusqu’à son jugement que «l’ennemi des Palestiniens est le colonialisme, le capitalisme et les monopoles mondiaux… C’est l’ennemi qui a donné naissance au mouvement sioniste, a fait alliance avec lui, l’a nourri, l’a protégé et l’a accompagné jusqu’à l’établissement de l’État d’Israël agressif et fasciste» (p. 179).

Du point de vue palestinien, peu de choses ont changé. Autrefois, cela était interprété en Israël comme de la propagande hostile et superficielle. Aujourd’hui, on pourrait le lire autrement.

Après l’échec de 1967, Habache a redéfini l’objectif: l’établissement d’un État démocratique en Palestine dans lequel Arabes et Juifs vivraient en tant que citoyens égaux en droits. Aujourd’hui, cette idée, elle aussi, semble un peu moins étrange et menaçante que lorsque Habache l’a formulée.

À l’occasion du 40e anniversaire de la fondation d’Israël, Habache a écrit qu’Israël galopait vers la Grande Terre d’Israël et que les différences entre la droite et la gauche dans le pays devenaient insignifiantes. Il avait raison à ce sujet aussi. Dans le même temps, il a reconnu le succès d’Israël et l’échec du mouvement national palestinien. Et il avait raison à ce sujet aussi.

Et voici une dernière prophétie correcte, bien qu’amère, qu’il a faite en 1981: «La combinaison d’une perte de vies humaines et de dommages économiques a une influence considérable sur la société israélienne, et quand cela se produira, il y aura un schisme politique, social et idéologique dans la rue israélienne et dans l’establishment sioniste entre le côté modéré qui exige le retrait des territoires occupés et le côté extrémiste qui continue de s’accrocher aux idées et aux rêves talmudiques. Compte tenu de l’hostilité entre ces deux camps, l’entité sioniste connaîtra une véritable scission interne» (p. 329).

Cela n’a pas encore eu lieu

Imad Saba, un ami cher qui était actif dans le FPLP et qui est en exil en Europe, m’a pressé pendant des années d’essayer de rencontrer Habache et de l’interviewer pour Haaretz. Pour autant qu’on le sache, Habache n’a jamais rencontré d’Israéliens, sauf pendant les jours de la Nakba.

Il y a de nombreuses années, à Amman, j’ai interviewé Hawatmeh, le partenaire de Habache au départ et le leader du Front démocratique pour la libération de la Palestine, qui s’est séparé du FPLP en 1969. Au moment de l’entretien, Habache vivait également à Amman et était vieux et malade. J’ai repoussé mon approche jusqu’à sa mort. En lisant le livre, j’ai regretté de ne pas avoir rencontré cet homme. (Article publié dans le quotidien Haaretz en date 15 avril 2018; traduction A l’Encontre; titre original de Haaretz: «This Biography Makes It Clear: The Founder of the Palestinian Popular Front Was Right»)

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