Par Adam Michnik
Tribune. Je me souviens parfaitement de ce soir de novembre. Dans mon pays, en Pologne, nous avions un nouveau gouvernement dirigé par Tadeusz Mazowiecki, conseiller depuis de nombreuses années de Lech Walesa. Ce jour-là, Varsovie accueillait la visite officielle d’une importante délégation de la République fédérale d’Allemagne avec à sa tête le président Richard von Weizsäcker, le chancelier Helmut Kohl et le ministre des affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher.
J’étais présent lors de la rencontre avec Genscher. Au cours de la discussion, très intéressante, un collaborateur du ministre est entré dans la pièce et lui a tendu une petite note. Genscher a lu le message, m’a regardé et m’a dit: «Le mur de Berlin a été ouvert.» J’ai émis un cri de joie et d’étonnement mêlés, j’ai dit au revoir et je me suis précipité à la rédaction de Gazeta [le quotidien polonais Gazeta Wyborcza, qu’il a fondé en mai 1989] pour écrire quelques mots de commentaire en «une» du journal. Voilà ce que j’ai écrit à l’époque: «Personne ne sait quelles seront les conséquences réelles de la liquidation du mur de Berlin. Pour autant, ce qui s’est passé est irréversible: on ne tire plus sur les gens. A Berlin, au cœur de l’Europe, dans le combat entre la liberté et les barbelés, la liberté a gagné.»
Carton rouge sur la dictature
Aujourd’hui, à la question «Pourquoi le communisme est-il tombé?», les réponses divergent. Les uns mettent l’accent sur le rôle de l’Ostpolitik [«politique vers l’Est» mise en œuvre par Willy Brandt, chancelier allemand de 1969 à 1974] et de la conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe (1973-1975), qui ont favorisé la détente. D’autres soulignent le rôle de Jimmy Carter, président des Etats-Unis (1976-1980), qui a fait des droits de l’homme l’étendard des aspirations à la liberté, ou aussi celui du président Ronald Reagan (1980-1988) qui a nommé l’Union soviétique l’«empire du mal» et lui a livré une guerre idéologique totale. La guerre en Afghanistan a joué un très grand rôle en affaiblissant militairement et politiquement les dictateurs du Kremlin.
Cependant, avec le recul, le plus important a été ce qu’a représenté Solidarnosc, cette confédération nationale de plisieurs millions de Polonais qui luttaient pour la liberté et l’indépendance et qui, du fait de son caractère ouvrier, a totalement décrédibilisé le Parti communiste et les slogans de la dictature du prolétariat. Le prolétariat polonais a mis à cette dictature un carton rouge.
Ainsi, pour un Polonais, c’est une évidence que tout a commencé en Pologne. Retour sur les événements: un large mouvement d’opposition démocratique, rassemblant l’intelligentsia et la classe ouvrière, avec l’appui de l’Eglise catholique; le rôle historique du Pape Jean-Paul II et de sa visite en Pologne en 1979;la vague de grèves durant l’été 1980, couronnée par le compromis imposé par les grévistes et la création du syndicat Solidarnosc. C’est à ce moment-là que le mur de Berlin a commencé à se fissurer. Le «festival de la liberté» polonais a duré quelques dizaines de mois, l’état de siège [proclamé par le général Jaruzelski le 13 décembre 1981, il durera jusqu’en 1983] y a mis un terme. Ensuite sont venues huit longues années de résistance de l’opposition démocratique contrainte à l’illégalité, discriminée et emprisonnée, jusqu’aux accords de la «table ronde» [négociations qui ont posé les bases d’une sortie pacifique du régime communiste en 1989] et aux élections du 4 juin 1989.
Peu de temps après ont débuté les chutes en cascade des dictatures. La Hongrie d’abord, où la révolution de 1956 et ses héros assassinés ont été réhabilités, puis l’Allemagne de l’Est, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie, l’Albanie et enfin la Roumanie. Le bloc des pays satellites sous domination soviétique s’est effondré comme un château de cartes. Chacun de ces événements a eu sa propre couleur locale, son contexte intérieur et extérieur. Le contexte intérieur était l’échec économique du système de planification qui, à la fin des années 1980, a eu pour conséquence un bond en arrière technologique et une chute de la production. Le contexte extérieur, c’étaient les changements en Russie, qui ont surpris un grand nombre d’entre nous, ce en quoi nous n’étions pas différents de la plupart des observateurs dans le monde.
Aspirations démocratiques
Les changements historiques à Moscou ont commencé par le haut, c’est le Kremlin qui en a donné l’impulsion. Toutefois, les mots d’ordre de la transparence (glasnost) ont touché un terrain très sensible: l’intelligentsia russe, engluée depuis des années dans le conformisme et la peur, était revenue à elle, incroyablement vivante, courageuse et créative. Pour nous, Polonais, ce qui s’imposait comme une évidence, c’était notre droit à la souveraineté nationale. L’immense mouvement Solidarnosc, qui avait rassemblé tout le pays autour de lui, a été le porte-voix de trois aspirations: à l’émancipation du monde du travail, notamment des milieux ouvriers, à recouvrer et cultiver l’identité nationale, à la démocratie politique fondée sur les droits de l’homme.
Reprenons: chaque pays avait ses spécificités, mais, partout, on retrouvait la séparation entre une sensibilité démocratique qui s’incarnait dans un retour à l’Europe et une sensibilité nationale qui incitait au retour aux racines, aux traditions, aux croyances des ancêtres. Ces deux mentalités et sensibilités existaient aussi dans le milieu de l’opposition anticommuniste tout comme dans le camp des communistes au pouvoir.
Mikhaïl Gorbatchev et le dirigeant serbe Slobodan Milosevic sont deux exemples classiques de cette division. Si Gorbatchev a voulu avec prudence prendre pour modèle la social-démocratie, Milosevic, quant à lui, visait ouvertement le retour à la tradition grand-serbe du chauvinisme. L’un et l’autre étaient conscients qu’un changement était nécessaire. Bien évidemment, il n’était aucunement question pour eux d’abandonner le pouvoir, mais de trouver une nouvelle source de légitimation : l’un cherchait une autre vision du monde dans l’avenir, l’autre dans le passé.
Dans son livre La Chute de l’empire soviétique (Eyrolles, 2010), Egor Gaïdar, le leader des réformateurs russes, premier ministre sous la présidence de Boris Eltsine, observait de manière très lucide la chose suivante: «Se débarrasser des sentiments de grandeur nationale et de préjudice national est une bombe à retardement politique dans les pays où sévit toujours l’ancien système et où les institutions démocratiques ne sont pas développées.» Il ajoutait que «le problème d’une jeune démocratie est que les slogans politiques les plus faciles à “vendre” à un électorat inexpérimenté, lorsqu’ils se réalisent, deviennent dangereux». Ainsi, estimait-il, «au moment même où le pouvoir en Serbie a décidé d’adopter le programme nationaliste comme base politico-idéologique, le sort de la Yougoslavie était scellé».
Dans un Etat totalitaire, l’opposition se manifeste de manière inattendue, elle surprend tout le monde. La population bâillonnée et manipulée soudain se débarrasse de ses chaînes. C’est alors que surgissent d’anciennes valeurs oubliées comme la vérité, l’honnêteté, le courage, la dignité et l’honneur. Là où un silence de mort s’était abattu survient l’étincelle de la liberté et de la vie. C’est justement ce qui s’est passé en 1989 lorsque, en Pologne, a été formé le premier gouvernement non communiste, lorsque le mur de Berlin est tombé, lorsque les foules sont sorties dans la rue à Budapest, Prague, Bratislava, Sofia et Bucarest. Ces foules revendiquaient la liberté pour tous. Mais cette même foule, peu de temps après, a changé d’apparence, de caractère, de slogans et de rêves. Elle a cessé de réclamer la liberté et s’est mise à exiger du pain et des jeux. C’était un chemin qui conduisait de l’humanisme au nationalisme pour finir dans la violence, et qui peut aller jusqu’à la barbarie. La foule a commencé à se transformer en horde.
Une obsession anticommuniste
Vaclav Havel, écrivain tchèque, dissident, prisonnier politique, et plus tard, après la chute de la dictature, président de la République, est l’un de ceux qui symbolisent à la fois la gloire et la misère de notre époque. Havel a fait de la République tchèque un Etat respecté et admiré par le monde entier, mais assez rapidement il s’est heurté à l’hostilité dans son propre pays. Il a écrit: «Peu de temps après la révolution et après avoir retrouvé la liberté, un type d’obsession anticommuniste très précis s’est propagé. Comme si ceux qui pendant des années s’étaient tus et montrés très prudents, pour ne pas tomber, soudain ressentaient le besoin de repousser par un geste puissant leur soumission d’alors et les sentiments qui, plus tôt, ne s’étaient pas exprimés.» C’est la raison pour laquelle ils ont pris pour cible les ex-dissidents, comme s’ils étaient leur mauvaise conscience.
Aujourd’hui, trente ans plus tard, nous observons en Europe et dans le monde une crise des idées démocratiques. Les symboles de cette crise sont le Brexit, Matteo Salvini, Donald Trump, Vladimir Poutine, Viktor Orban et Jaroslaw Kaczynski, ainsi que les ennemis de l’Union européenne en France et en Allemagne.
Les causes de ce basculement de la démocratie vers un passé nationaliste sentant le renfermé sont nombreuses. Est-ce la crise identitaire liée à la globalisation et à la crise d’une vision de l’avenir? Est-ce le déficit de procédures et d’habitudes démocratiques? Ou la théâtralisation de la vie politique et le décalque des tabloïds sur elle? La réponse que certains apportent à ce vide axiologique est leur conviction que le «démo-libéralisme» est un échec, que le nationalisme et le populisme offrent une issue spécifique nationale, ce qui rappelle dangereusement les années 1930, avec les ressentiments, la frustration, les complexes, tout ce qui sert au déchaînement de la xénophobie contre les réfugiés.
Le populisme et le nationalisme, lorsqu’ils sont dans l’opposition, servent d’instruments dans la lutte pour le pouvoir. Mais lorsque les nationalistes et les populistes obtiennent le pouvoir, ils se servent de ces mêmes clichés pour détourner l’attention des problèmes liés à la corruption, à la transgression de la légalité, à une politique étrangère catastrophique. Il est facile, dès lors de trouver des ennemis extérieurs, à l’exemple de la campagne des dirigeants hongrois contre le milliardaire George Soros ou de remplacer l’action de gouverner par la manipulation de la peur, voire, pour certains, des opérations des services spéciaux.
L’avenir semble bien flou et embrumé. D’autant que la maladie dont souffrent des pays comme la Pologne et la Hongrie a une dimension contagieuse, à l’exemple de cette sinistre idiotie proférée, en février 2017, par Marine Le Pen: «Les Français ont été dépossédés de leur patriotisme, souffrant en silence de ne pas avoir le droit d’aimer leur pays.» Il est d’autant plus important de rappeler, aux Français aussi, ce qui différencie le patriotisme de De Gaulle de celui dont se réclamaient Pétain et Laval. Il semblerait que le rêve de Mme Le Pen soit une France habitée par des Français obéissants, encasernés, répétant de stupides clichés et totalement oublieux des pensées de Montesquieu, Diderot, Victor Hugo, Camus ou Bernanos. Ce serait une France bien triste, mais je ne pense pas qu’elle adviendra. La France a contaminé le monde avec le virus de la liberté, et ce virus-là, il est désormais impossible de l’enfermer à nouveau dans une éprouvette. (Tribune parue dans Le Monde, en date du 7 novembre 2019)
Traduit du polonais par Elisabeth Kulakowski
Adam Michnik est le directeur de publication du quotidien polonais Gazeta Wyborcza. Historien et essayiste, il est aussi un ancien militant du syndicat Solidarnosc.
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