Turquie. «Ce qui me frappe, c’est la peur; ils se taisent, même quand la porte est close»

Des policiers en civil empêchent des manifestants de protester contre la détention de deux enseignants. Ankara, septembre 2017

Par Anne Andlauer

Elle préférerait, dit-elle, se tromper de diagnostic. «La Turquie est en dépression», assène pourtant, sûre d’elle, Aylin Nazliaka. Cette élue [membre du CHP, Parti républicain du peuple, qui a organisé la «marche pour la justice» qui s’est terminé le 9 juillet 2017, après 450 km] d’Ankara, figure de l’opposition, a demandé au gouvernement des chiffres sur «l’état mental» de ses concitoyens. Elle en a reçu deux: la consommation d’antidépresseurs a augmenté de 25 % entre 2011 et 2016, et le nombre de consultations pour des problèmes psychologiques a grimpé de 10 % entre 2015 et 2016.

«La répression politique, les attentats à répétition, le chômage en hausse, la précarité qui force une famille sur huit à vivre des aides sociales, les efforts du pouvoir pour uniformiser les modes de vie accablent des millions de Turcs», commente la députée.

Aylin Nazliaka ajoute à cette liste les 53’000 personnes emprisonnées et les 145’000 fonctionnaires limogés sous l’état d’urgence, décrété à la suite du coup d’Etat manqué de juillet 2016, «soit autant de familles bouleversées du jour au lendemain, la plupart sans raison valable».

Après le putsch militaire de 1980, en neuf années de loi martiale, «seulement» 35’000 fonctionnaires avaient été radiés et 52’000 personnes incarcérées, compare encore cette opposante.

«Pas la tête à la fête»

«Disons qu’on n’a pas la tête à la fête, acquiesce un membre du syndicat d’enseignants Egitim-Sen, marqué à gauche. En un an, la presse a rapporté 38 suicides parmi les limogés. C’est un signe des temps, un chiffre à la fois énorme et sous-estimé.» A ses membres qui le demandent, ce syndicat propose l’aide de psychologues. Mehmet Cemil Ozansü, un professeur de droit radié de l’université d’Istanbul, a trouvé un autre remède: «Je suis tombé amoureux juste après mon limogeage, ça aide», sourit-il. Mais il confie avoir passé une bonne partie de 2016 sous antidépresseurs. «Ce qui me frappe, c’est la peur. Avant le putsch manqué, ceux qui critiquaient le pouvoir le faisaient dans leur bureau. Désormais, ils se taisent, même quand la porte est close», raconte Mehmet, qui dit s’être sevré de tous ses psychotropes.

L’an dernier, plus de 45 millions de boîtes d’antidépresseurs ont été vendues en Turquie, 10 millions de plus qu’il y a cinq ans. «Si vous demandez au gouvernement, il vous répondra que c’est dû à l’augmentation du nombre de psychiatres et de centres de soin, et que ces facteurs expliquent également la hausse du nombre de consultations», observe Sibel Çakir, psychiatre à l’hôpital universitaire d’Istanbul.

Cette membre de l’Association des psychiatres de Turquie préfère rester prudente: «On ne peut pas dire que la santé mentale des Turcs ne se dégrade pas de manière générale, c’est même tout à fait possible. Mais pour l’affirmer, il nous faudrait des études épidémiologiques sur plusieurs années.»

Quand les études manquent, il reste l’intuition, les observations d’une professionnelle forcée de constater que les statistiques augmentent vite, et qui voit passer dans son cabinet des centaines de patients. Quand on lui demande son sentiment, Sibel Çakir est moins réservée : «Les pressions politiques et sociales, le climat de conflit permanent, les événements violents et traumatiques tels que les attentats et la tentative de putsch ont certainement détérioré la santé mentale des Turcs», concède-t-elle. «Le manque croissant de tolérance au sein de la société, le rétrécissement des espaces de débat et de créativité… Tout cela, je l’entends et je l’observe chez mes patients.» Certains chroniqueurs turcs, plus catégoriques, parlent déjà pour leur pays d’un «état d’urgence mental». (Article publié dans Le Soir, en date du 6 octobre 2017)

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