«Le leader des musulmans anticapitalistes affirme que les jeunes du parc Gezi veulent une nouvelle approche de l’islam»

Le théologien ?hsan Eliaç?k s'entretient avec la journaliste de Hürriyet Daily News: Barç?n Yinanç
Le théologien Ihsan Eliaçik s’entretient avec la journaliste de Hürriyet Daily News: Barçin Yinanç

Entretien avec Ihsan Eliacik
conduit par
Barçin Yinanç

Le porte-parole public des musulmans anticapitalistes, un acteur clé dans les manifestations du parc Gezi et de la place Taksim à Istanbul, affirme que les jeunes militants laïcs sont intéressés par une interprétation libertaire de l’islam. Une nouvelle compréhension de la religion pourrait être née de l’esprit du parc Gezi, selon le théologien Ihsan Eliacik [1].

Daily News: Comment vous définissez vous, vous-même? Certains vous appellent un islamiste moderniste.

Ihsan Eliacik: Je suis un musulman avec une compréhension anticapitaliste et révolutionnaire de l’islam. Je défends une meilleure compréhension de l’islam fondée sur les libertés et le pluralisme. Je travaille à révéler ce qui se cache au cœur de l’islam.

Daily News: Qu’entendez-vous par anticapitaliste et révolutionnaire?

Ihsan Eliacik: Nous voulons un monde où il n’y a pas d’exploitation, pas de privilèges.

Daily News: Cela fait-il de vous un socialiste?

Ihsan Eliacik: Non, nous critiquons le capitalisme à cause de son essence alors que nous critiquons le socialisme pour sa méthode. Nous partageons les enseignements fondamentaux du socialisme, comme l’égalité, le partage, aucune discrimination enracinée dans les rapports sociaux de classe, mais nous critiquons les applications pratiques, les expériences politiques de l’Union soviétique, de la Chine et de l’Albanie.

Daily News: Qu’est-ce que l’islam libertaire?

Ihsan Eliacik: L’islam a été compris comme une voie totalitaire et autoritaire. Quand l’islam est arrivé dans un endroit, il a été compris comme un système oppresseur des différentes identités, des choix préférentiels et des autres religions. Pourtant, l’islam devrait arriver dans un environnement libre de pression, où chacun peut s’exprimer librement.

L’essentiel de l’islam réside dans les valeurs universelles comme la justice, l’égalité, l’amour et la miséricorde. Le Coran dit qu’il n’y a pas de contrainte en religion. Dans ce sens, la religion signifie une vision du monde et un style de vie.

Nul ne peut être contraint à adopter une certaine vision du monde ou un style de vie. Je déduis cela du Coran. Il est erroné de forcer les femmes à se couvrir la tête dans l’islam.

Daily News: Alors, quand vous dites égalité, vous incluez également l’égalité des sexes?

Ihsan Eliacik: Bien sûr. Il est inacceptable que les gens soient opprimés en raison de leur religion, de leur langue et de leurs identités politiques et sociales. Il n’y a pas de place pour cela dans l’islam.

Daily News: Dans ce cas, vous diriez que l’islam a été mal interprété par la majorité du monde?

Ihsan Eliacik: Les Etats utilisent l’islam pour promouvoir leurs intérêts. L’Arabie saoudite, le Pakistan et l’Afghanistan interprètent l’islam dans un sens oppressif. Quand l’islam apparaît, une restriction des libertés vient avec au lieu de la liberté.

Daily News: A cet égard, vous placez certainement la Turquie ailleurs?

Ihsan Eliacik: Pas nécessairement. Evidemment, la Turquie a ses propres particularités. Si vous me demandez où ma compréhension de l’islam pourrait le mieux s’épanouir, je dirais la Turquie, bien sûr.

Daily News: Pourquoi?

Ihsan Eliacik: L’infrastructure de la Turquie est prête, elle a une expérience laïque, la transition d’un sultanat à une république. C’est une expérience forte, mais pas suffisante. La laïcité turque a besoin de critique. C’est une laïcité oppressante.

Daily News: Vous n’êtes donc pas catégoriquement contre la laïcité?

Ihsan Eliacik. Ma compréhension de la laïcité est la suivante: les religieux ne devraient pas avoir le pouvoir de gouverner simplement parce qu’ils sont religieux.

Daily News: Donc, vous n’interprétez pas la laïcité comme la séparation de l’Etat et de la religion?

Ihsan Eliacik: Non, le Coran dit de bonnes choses par rapport à l’Etat, pourquoi ne devrions-nous pas les prendre? La laïcité classique exclut le livre saint, mais nous pouvons prendre la direction commune avec les valeurs universelles. Par exemple, il est écrit que la souveraineté appartient au peuple, au parlement, à côté de cela nous pouvons avoir un écrit qui dit que Dieu ordonne la justice.

Daily News: Le premier ministre a défendu l’interdiction de l’alcool comme un ordre religieux, comment peut-on être sûr de l’interprétation religieuse que nous devrions utiliser?

Ihsan Eliacik: Nous le pouvons par la discussion. Il est faux d’exclure complètement.

Daily News: Comment évaluez-vous les dix années de gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP)?

Ihsan Eliacik: L’AKP a mis en œuvre le capitalisme en le couvrant avec l’islam, il a utilisé la religion pour légitimer le capitalisme. Il n’a pas de politique économique alternative. Au plan politique, il n’a pas changé les réflexes fondamentaux de l’Etat, il a seulement fait des changements de détails. Ses propres réflexes conservateurs sont devenus ceux de l’Etat lui-même. Il reste deux cent quatre lois de la période du coup d’Etat de 1980. Elles doivent changer. Il y a vingt-sept mille noms de lieux qui ont été modifiés, en commençant par le Kurdistan. Cette région a été appelée Kurdistan depuis l’époque ottomane. Les noms modifiés n’ont pas été rétablis.

Le gouvernement de l’AKP a une interprétation conservatrice de l’islam. Il a une compréhension arriérée de l’islam, il parle de l’alcool, de l’avortement, il n’est pas nécessaire de traiter de ces questions. L’islam ne vous demande pas de répondre à ces questions, il vous demande de se débarrasser de l’écart entre les riches et les pauvres.

Daily News: Vous semblez affirmer que les principes de l’islam sont en réalité des principes universels.

Ihsan Eliacik: Les principes fondamentaux du Coran sont basés sur des valeurs universelles, l’équité, l’honnêteté, l’amour, la miséricorde.

Daily News: Comment le mouvement des musulmans anticapitalistes en est-il arrivé là?

Ihsan Eliacik: Il a évolué autour de mon point de vue. Nous avons d’abord marché de la mosquée Fatih à la place Taksim, le premier mai de l’année dernière avec la banderole «Combat contre le capitalisme». Cent dix jeunes nous attendaient, les médias les appelaient les musulmans anticapitalistes.

Daily News: Les musulmans anticapitalistes ont participé aux manifestations du parc Gezi. Quelles ont été les manifestations du parc Gezi?

Ihsan Eliacik: C’était un esprit sans corps. C’était un soulèvement de la jeunesse. Les principes fondamentaux des manifestations du parc Gezi étaient liberté, pluralisme, respect et solidarité. Ils croyaient que la Turquie devrait être reconstruite sur la base de ces principes. Il y avait un état d’esprit anticapitaliste, nous y avons célébré la nuit sainte musulmane de Kandil, nous y avons fait la prière du vendredi.

Daily News: Etait-ce votre idée?

Ihsan Eliacik: Non, nous ne l’avons pas proposé, les jeunes de Gezi nous l’ont demandé.

Daily News: Qu’est-ce que cela nous apprend?

Ihsan Eliacik: Avant Gezi, la compréhension des laïcs était «nous ne les approuvons pas, mais nous les respectons». Maintenant, il y a une étape supplémentaire, il y a aussi un intérêt. Ils sont intéressés par notre compréhension de la religion. Ils continuent à refuser les autres compréhensions religieuses classiques, disent-ils, nous n’avons rien à faire avec elles.

Daily News: La jeunesse laïque est-elle éloignée de la religion?

Ihsan Eliacik: Ils pensaient qu’un camp avait confisqué la religion, qu’ils ne pouvaient pas s’exprimer dans ce type de compréhension religieuse. Ils ont commencé à chercher d’autres moyens. Maintenant, ce n’est plus le cas, ils disent qu’ils peuvent s’exprimer dans la religion, mais cela ne doit pas être la compréhension religieuse de l’AKP. Ils disent qu’ils ne sont pas athées, par exemple.

Daily News: La majorité des laïcs turcs n’ont jamais été éloignés de la religion, certains d’entre eux étaient même pieux. Vous pouvez jeûner et prier cinq fois par jour et être laïc en même temps.

Ihsan Eliacik: Notre compréhension de l’islam est basée sur le comportement social et les valeurs morales: vous ne devez pas faire de mal, vous ne devez pas voler, vous ne devez pas mentir, vous ne devez pas rester silencieux contre l’injustice, il faut avoir de l’amour et de la miséricorde pour les êtres humains et la nature. Ceux qui n’appliquent pas ces principes tombent en dehors de la religion, le jeûne, la prière et la couverture de la tête sont totalement personnels.

Le jeûne et la prière cinq fois par jour ne caractérisent pas la religion en soi, ces rituels ne sont pour nous que des détails. Aller à la mosquée est juste symbolique. La vraie adoration est ce que vous faites quand vous êtes dans le milieu de la vie, en marchant dans la rue et dans vos relations avec votre voisin.

Daily News: Il a dû être intéressant pour vous de voir l’intérêt des jeunes de Gezi dans la religion, je suppose qu’ils n’ont pas de problème avec l’islam.

Ihsan Eliacik: Ils sont à la recherche d’un type différent de la compréhension religieuse. Si un jour l’esprit de Gezi prend un corps, il y aura une religion en lui. Un nouveau type de compréhension religieuse naît de l’esprit de Gezi. Il sera plus libertaire, en donnant plus d’importance aux valeurs morales sociales, avec un esprit de révolution.

Daily News: Il doit être nouveau pour vous aussi?

Ihsan Eliacik: J’ai vu des femmes avec décolleté me poser des questions philosophiques. Venant de milieux conservateurs, vous avez tendance à penser qu’une femme avec une mini-jupe ne peut pas avoir quelque chose à voir avec la religion. Mes conversations avec elles ont été plus profondes que les conversations que j’ai eues dans les cercles théologiques. (Article paru Hurryiet-Daily News, le 27 juillet 2013 ; entretien effectué le 22 juillet; article indiqué par Fisher Bernard)

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[1] Ihsan Eliacik est né en 1961. Il a étudié la théologie à l’Université Kayseri’s Erciyes. Avant le coup d’Etat du 12 septembre 1980, il était un membre actif des jeunesses islamiques: Akincilar. Il fut arrêté durant un an après le coup, mais fut relâché et acquitté. En 1990, il s’établit comme écrivain indépendant et a fondé une maison d’édition, Çizgi, établie à Kayseri. Il y publia aussi un quotidien. Il a écrit une vingtaine d’ouvrages dont L’Islam Révolutionnaire et Islam et capitalisme.

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