Face au nationalisme hindou de Modi, les agriculteurs protestataires se réapproprient l’idée de la nation anti-coloniale

Par Prabhat Patnaik

Les agriculteurs qui protestent contre les trois lois agricoles ont rejeté, le jeudi 21 janvier, la proposition du gouvernement de suspendre les trois lois agricoles pendant 18 mois et de créer un comité mixte pour trouver une solution à l’amiable afin de sortir de l’impasse. La décision a été annoncée par le Samyukt Kisan Morcha (SKM), l’organe regroupant les syndicats paysans protestataires qui conduit des actions sur plusieurs «postes frontières» de Delhi. Après avoir rendu hommage aux 143 agriculteurs tués, le SKM a répété sa détermination à obtenir: «l’abrogation complète de trois lois agricoles centrales et la promulgation d’une législation pour un Prix minimum de soutien rémunérateur pour tous les agriculteurs». Les agriculteurs maintiennent leur projet de «défilé» sur le périphérique de Delhi le 26 janvier. L’opposition à tout ce que représente le gouvernement de Narendra Modi se mêle étroitement à la revendication de retrait des trois lois agricoles. (Réd. A l’Encontre)

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Nous sommes témoins d’une situation bizarre. On trouve des cas où les consommateurs veulent que soient cultivés des produits alimentaires pour approvisionner le système de distribution public, alors que les producteurs, attirés par les avantages apparents d’un passage à des cultures de rente, sont réticents à le faire. Dans cette configuration, le gouvernement doit faire office de médiateur entre ces intérêts contradictoires.

Mais en Inde, à l’heure actuelle, les agriculteurs ne souhaitent pas se détourner des cultures vivrières, alors que les consommateurs veulent que les cultures vivrières soient fournies par le système de distribution public. Il n’y a donc pas de conflit d’intérêts entre eux que le gouvernement devrait arbitrer. Et pourtant, ce gouvernement [Modi] veut imposer aux agriculteurs un passage des cultures vivrières aux cultures de rente qui détruirait le système de distribution public.

C’est précisément ce que les trois lois agricoles visent à provoquer. Les économistes du gouvernement qui défendent ces lois ont souligné les avantages d’un tel changement. Le gouvernement n’est pas ici le médiateur d’un conflit d’intérêts entre les populations. Il a, visiblement, son propre intérêt. Il l’impose à la population, aux agriculteurs et aux consommateurs. Les agriculteurs s’y opposent et se mobilisent dans le froid glacial de Delhi. Il s’agit d’un cas bizarre de gouvernement contre le peuple dans son ensemble, et non d’une fraction du peuple contre une autre fraction du peuple.

De même, les agriculteurs sont unanimes à rejeter l’agriculture contractuelle [1]. Et pourtant, le gouvernement fait passer l’agriculture contractuelle par le biais de ces projets de loi; et cela soi-disant dans l’intérêt des agriculteurs. Là encore, le gouvernement ne répond pas à la demande d’une partie de la population; il a de toute évidence son propre intérêt qu’il impose à la population.

Mais quel pourrait être son propre intérêt? S’il est évident que son propre intérêt coïncide avec celui des firmes et de l’agrobusiness international, la réponse du gouvernement serait qu’il défend l’«intérêt national». L’intérêt des entreprises est donc identifié à l’«intérêt national». C’est la marque du régime de Narendra Modi [élu en 2014], et c’est symptomatique de l’alliance entre les grandes firmes et l’Hindutva [extrême nationalisme hindou] dont Modi est l’architecte et qui le maintient au pouvoir.

L’étrangeté de la situation est la suivante: même les gouvernements de droite justifient leurs politiques pro-entreprises en prétendant défendre les intérêts d’une partie de la population. L’attaque de Margaret Thatcher contre les syndicats était justifiée comme un moyen de contrôler l’inflation dite provoquée par syndicats, inflation qui touchait de grandes masses de la population. Mais en Inde, nous assistons à l’imposition unilatérale et gratuite d’un ensemble de mesures qu’aucun secteur du peuple n’a jamais réclamées; des mesures qui annoncent le démantèlement du système de distribution public, auquel s’oppose l’ensemble de la population et contre lequel un grand nombre de personnes protestent avec véhémence; tout cela dans le seul but de promouvoir les intérêts des entreprises [voir à ce sujet l’article publié sur ce site en date du 12 décembre 2020]. C’est un phénomène sans précédent dans une démocratie.

Le gouvernement prétendra que puisqu’il a remporté les élections législatives de 2019, il a le mandat d’introduire les «réformes» qu’il souhaite. Mais cette affirmation est erronée pour plusieurs raisons. Premièrement, elle est erronée en principe: gagner une élection ne donne pas au gouvernement le mandat de faire ce qu’il veut. Deuxièmement, c’est d’autant plus vrai que les élections de 2019 n’ont pas porté sur la question des «réformes agricoles». En fait, ces réformes n’ont jamais figuré dans la campagne électorale du parti au pouvoir [Bharatiya Janata Party, Parti indien du peuple: BJP], qui s’est concentrée sur l’attaque de Pulwama [attentat-suicide islamiste, le 14 février 2019, conduit avec un véhicule piégé dans le district de Pulwama, État du Jammu-et-Cachemire] et les frappes aériennes de Balakot [le 26 février 2019, des Mirage 2000 frappent un camp d’entraînement du groupe islamiste Jaish-e-Mohammed – Armée de Mahomet – à la suite de l’attentat de Pulwama].

Troisièmement, il y a eu une financiarisation de la politique impliquant que le fait d’avoir une majorité au parlement a perdu beaucoup d’importance. La lutte électorale elle-même est devenue extraordinairement coûteuse. Il est devenu courant de provoquer des défections de la part des opposants avant les élections et cela coûte également cher. Et quel que soit le vainqueur des élections, les défections des autres partis ont un prix pour obtenir la majorité requise pour former le gouvernement.

Pour toutes ces raisons, le parti qui dispose de la plus grosse somme d’argent a un net avantage sur les autres. Et comme les entreprises sont la principale source de cet argent, il devient essentiel de forger une alliance avec elles afin d’arriver au pouvoir. Il faut donc leur offrir une contrepartie. Les forces d’Hindutva, avec leur programme de polarisation communale et le soutien financier des entreprises, peuvent exercer leur hégémonie dans un tel monde de politique financiarisée. La contrepartie qui leur est offerte comprend, entre autres, le contrôle de l’agriculture paysanne.

Alors que les firmes dans leur ensemble tirent profit d’une telle suprématie, un segment d’entre elles, un segment initial, gagne généralement plus que les autres segments, plus établis. Daniel Guérin (dans Fascisme et grand capital. Italie-Allemagne, Ed. Gallimard 1945) avait montré qu’en Allemagne, dans les années 1930, un segment du capital monopolistique, engagé dans la production d’armements et de biens de production, était devenu un bénéficiaire privilégié de l’alliance des entreprises avec les nazis par rapport au segment plus ancien engagé dans le textile et les biens de consommation. Au Japon, les nouvelles maisons, les shinko zaibatsu [«clique de la finance»: conglomérat intégré financièrement] ont plus profité que les anciens conglomérats comme Mitsui du régime fasciste qui a pris le pouvoir en 1931, avec lequel les entreprises avaient des relations étroites. Si l’Inde contemporaine est différente de l’Allemagne ou du Japon des années 1930, on peut également constater qu’un segment des nouvelles firmes a été privilégié. Cela a suscité la colère particulière des agriculteurs.

Narendra Modi a préparé le terrain pour créer une identité entre l’intérêt des entreprises, en particulier celui de ce nouveau segment, avec l’intérêt national en appelant les entreprises «créatrices de richesse». Il parlait de la richesse de la nation. Rien que par cette description, il a élevé l’accumulation privée de richesses privées au rang de service national; et ceux qui ont accumulé ces richesses ont été élevés au rang de membres privilégiés de la «nation» dont l’intérêt méritait la plus haute priorité. Il s’ensuit que tous les segments de la population doivent être amenés à répondre aux exigences de ces entreprises en plein essor. Cela serait dans l’intérêt de la population elle-même, car l’accumulation de richesses par ces entreprises est censée profiter à tous.

Le gouvernement Narendra Modi a donc inversé le concept de «nation», passant d’une entité assimilée au peuple à une entité assimilée aux entreprises, en particulier les nouvelles entreprises. Les projets de loi sur l’agriculture traduisent cette inversion.

Mais cela constitue une trahison de notre lutte anti-coloniale. Le concept de «nation» qui s’était développé en Europe dans le sillage des traités de paix de Westphalie au XVIIe siècle était impérialiste, non inclusif (il avait localisé un «ennemi intérieur») et, supposément, méritait un statut de déification aux yeux du peuple qui n’était censé faire que des sacrifices pour lui. En revanche, le nationalisme anticolonialiste dans des pays comme l’Inde était un phénomène sui generis très différent. Il considérait que la nation était inclusive, dont la laïcité faisait partie intégrante. Il voyait la raison d’être de la nation dans l’amélioration de la vie des gens. Le concept de nation implicite dans la conception du gouvernement Modi est tout le contraire et est plus proche du concept enflé dont le point culminant logique était le fascisme.

Les paysans réunis autour de Delhi s’opposent en tout point à la vision du monde du gouvernement Modi. Ils défendent la laïcité, comme en témoigne le fait que les paysans hindous, sikhs et musulmans sont côte à côte. Dans leur opposition à l’empiétement des entreprises sur l’agriculture, ils nient l’identification de la «nation» avec un groupe d’entreprises. En défendant le système de distribution public, ils considèrent que la raison d’être de la nation consiste à servir le peuple. Le mouvement paysan se réapproprie le concept de nation auprès du gouvernement Modi qui l’avait détourné. (Article publié dans The Telegraph on line en date du 13 janvier 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Prabhat Patnaik est professeur émérite de l’Université Jawaharlal Nehru à New Delhi

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[1] L’agriculture contractuelle est un système de production agricole fondé sur des accords commerciaux entre les acheteurs de l’industrie agroalimentaire et les agriculteurs et autres exploitants agricoles. Les contrats fixent précisément les conditions de production de produits agricoles et de leur livraison à une date donnée, avec des prix établis à l’avance; y compris la fourniture possible d’intrants. (Réd.)

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