Nous publions ci-dessous la traduction de l’éditorial de l’hebdomadaire indien de renom Economic & Political Weekly, créé en 1949. Cet éditorial permet de saisir la pénétration accélérée du grand capital dans la structure agraire des différents Etats de l’Inde.
C’est sur cet arrière-fond que se développe la massive mobilisation des fermiers, initiée d’abord, en août 2020, dans les deux Etats du Pendjab et du Haryana. Le mouvement par la suite s’est élargi avec comme mot d’ordre «Dilli Chalo»: «Rendons-nous à Delhi». Le 26 novembre, la mobilisation de quelque 300’000 fermiers et paysans (selon India Today) a été appuyée par un mouvement de grève de solidarité qui a mobilisé quelque 250 millions de travailleurs, parmi lesquels 14 millions de conducteurs de camion, de bus, de taxi, etc. pour bloquer les transports de biens contrôlés par les grandes firmes.
Le gouvernement plus qu’autoritaire de Narendra Modi (du Bharatiya Janata Party-BJP) s’est refusé, lors des diverses négociations, à renoncer aux trois décrets émis lors de la première semaine du mois de juin 2020. Le 8 décembre, les quelque 50 syndicats de fermiers ont relancé une grève qui s’est déroulée entre 11h et 15h «pour ne pas créer trop d’inconvénients pour la population».
Une nouvelle échéance est fixée au lundi 14 décembre avec une nouvelle et massive grève générale. De manière explicite, dès le début, les paysans refusent «d’être à la merci des grands groupes industriels» et veulent que soit garanti un prix minimum pour leurs récoltes. Nous reviendrons plus en détail sur cette mobilisation sans précédent dans un prochain article. (Réd. A l’Encontre)
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Au moment de l’indépendance, l’agriculture indienne était un exemple de tout ce qui n’allait pas dans l’économie d’un pays «sous-développé». Même lorsque près des trois quarts de sa population active travaillaient sur ses vastes terres agricoles, desservies par un grand nombre de rivières et soumises à des conditions climatiques très diverses, l’Inde ne pouvait pas produire suffisamment de nourriture pour sa population. Le pays nouvellement indépendant [depuis le 15 août 1947] a dû importer une quantité considérable de céréales alimentaires des pays «développés» du Premier Monde, les États-Unis étant le principal fournisseur. Alors que les pays occidentaux disposant d’un excédent alimentaire acceptaient avec empressement de vendre, voire de donner de la nourriture en guise d’aide, leurs approvisionnements étaient assortis de «conditions» défavorables à une nation qui tentait de retrouver sa dignité perdue après une longue histoire de colonisation.
Bien que limité à quelques poches prometteuses, l’investissement de l’État dans l’agriculture a constitué un accélérateur . En une courte période d’environ dix ans, le pays produisait suffisamment de nourriture pour sa population en pleine croissance. La révolution verte a été rendue possible non seulement par les agriculteurs dynamiques, mais aussi par le type d’investissements que l’État indien a réalisés dans la construction d’infrastructures agricoles. De la construction de barrages et de réseaux de canaux d’irrigation à la mise en place d’universités agricoles, de réseaux de commercialisation et à l’octroi de crédits bon marché provenant de sources institutionnelles sur une base «prioritaire», l’État indien a joué un rôle essentiel en permettant à ses agriculteurs de poursuivre sur la voie de l’intensification de la production. L’idée de la révolution verte s’est depuis étendue à d’autres poches «moins développées» également, bien que les investissements nécessaires à la construction d’infrastructures agricoles ne proviennent plus d’aucune agence du gouvernement central ou des États.
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Les réformes néolibérales du début des années 1990 ont fondamentalement changé l’orientation de l’État indien vers l’agriculture et ses populations agricoles. L’orientation plus générale de l’économie indienne a également commencé à changer. Une fois «libéré» [face au secteur étatique], le secteur des entreprises privées a commencé à se développer rapidement. Ainsi, la taille de l’économie nationale s’est accrue. Mais l’économie d’entreprise était largement axée sur le secteur des services haut de gamme, qui ne générait pas beaucoup d’emplois. Contrairement aux trajectoires de croissance «classiques» des nations industrialisées du Nord, même lorsque la part de l’agriculture indienne a diminué assez rapidement, une proportion beaucoup plus importante de la population active est restée employée dans l’agriculture. Un tel déclin de la taille relative de l’économie agraire en termes de valeur ajoutée a produit de nombreux déséquilibres, allant au-delà de la sphère des revenus et de l’emploi. La taille et la puissance croissantes de l’économie urbaine et des entreprises ont marginalisé son économie agraire dans l’imaginaire national, dont les effets ont commencé à se faire sentir également pour les personnes travaillant dans ce secteur.
Par exemple, la croissance antérieure de l’agriculture avait donné suffisamment de revenus et d’aspiration aux classes/castes propriétaires de terres pour éduquer leurs enfants, en espérant qu’elles trouveraient un emploi en dehors du village. Cependant, ceux qui contrôlaient le capital des entreprises préféraient les leurs, ceux des castes supérieures urbaines et les personnes instruites des villes disposant du capital culturel requis, laissant ceux qui venaient de milieux agraires sur le carreau.
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Cependant, à mesure que le pouvoir et l’influence des grandes entreprise se sont accrus, elles ont également commencé à diversifier leurs investissements économiques. Au-delà des productions traditionnelles et de l’externalisation de leurs activités dans le domaine des logiciels, l’agriculture et la transformation alimentaire ont commencé à les attirer en tant que champs d’investissements et de revenus possibles. La taille croissante de la classe moyenne urbaine et sa capacité croissante à consommer ont fourni une source sûre de demande d’aliments transformés. Les produits alimentaires transformés pouvaient de plus être exportés vers les marchés émergents à l’étranger. Pour les responsables politiques néolibéraux de l’État indien, cela semblait être la solution la plus souhaitable pour un secteur agricole qui faisait face depuis longtemps à de crises.
Compte tenu de la diversité des cadres juridiques régissant les terres agricoles et des restrictions imposées aux entreprises qui achètent ou louent des terres agricoles, ces investisseurs nouveaux ne pouvaient pas entrer facilement dans l’économie agricole. Le seul mode disponible pour leur entrée dans l’agriculture était l’agriculture contractuelle [le fermier doit cultiver les plantes exigées par l’investisseur sur sa terre, doit récolter et livrer la récolte dans un temps déterminé, à un prix déterminé et dans une quantité déterminée ; les transnationales ont «raffiné» ce système en procurant des inputs tels que les semences, les engrais, contrôlant de ce fait les producteurs]. L’Inde de l’après-libéralisation a également vu les entreprises mondiales de l’agroalimentaire étendre leurs activités. Alors qu’elles étaient déjà investies dans la fourniture de semences et de pesticides, elles ont commencé à étendre leurs activités aux biens de consommation transformés, allant des chips, de la sauce tomate aux céréales transformées et aux produits laitiers.
Les opérations d’agriculture contractuelle ne sont donc pas nouvelles en Inde. Elles sont légalisées par les gouvernements des États dans le cadre des Agricultural Produce Market Committees –APMC (Comités du marché des produits agricoles) ou de leurs Agricultural Produce and Livestock Market Committees – APLMC (Comités du marché des produits agricoles et du bétail). Depuis la production de semences jusqu’à l’approvisionnement en tomates et en pommes de terre, un bon nombre d’entreprises travaillent dans différentes régions du pays.
Des sociétés mondiales comme Nestlé, Monsanto et PepsiCo jusqu’aux imposantes firmes indiennes comme ITC [1], Reliance [énergie, pétrochimie, textile, distribution, etc.: 195’000 salarié·e·s], Tata Rallis [filiale du gigantesque groupe Tata, qui concentre son activité dans le secteur agroalimentaire], Mahindra [active entre autres dans le secteur des machines agricoles], Hindustan Unilever [biens de consommation] et Adani Group [transnationale active en Inde dans l’énergie, la logistique, l’agrobusiness, les infrastructures, etc.], ces entreprises ont lentement étendu leurs activités. Ainsi, les profits réalisés dans le secteur alimentaire ont stimulé l’expansion de leurs activités dans le secteur agricole.
Connaissant l’empressement de l’État indien pour les investissements des entreprises dans l’agriculture, elles ont également fait pression sur le gouvernement pour qu’il fasse le travail préparatoire nécessaire pour leur permettre cette expansion. Les nouvelles lois agricoles [élaborées dès 2017 et les trois ordonnances publiées en juin 2020] doivent être considérées dans ce contexte. Toutefois, l’expérience des agriculteurs en matière d’agriculture contractuelle a été, au mieux, mitigée. Les données disponibles tendent à indiquer que s’il est plus facile pour les grands agriculteurs de travailler avec des sociétés, les petits agriculteurs ont du mal à tirer profit de l’agriculture contractuelle et sont souvent à la merci d’arrangements commerciaux bureaucratiques. Les agriculteurs voient peut-être aussi les nouvelles lois perturber l’écosystème de commercialisation existant, qu’ils connaissent bien et auquel ils ont facilement accès [marchés locaux – mandis – avec des prix fixés]. Le fait que tout cela se fasse sans consultation active avec les principales parties prenantes crée encore plus d’anxiété et de méfiance. (Economic and Political Weekly, 12 décembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Initialement Imperial Tobacco Company of India Limited et depuis 1970 Indian Company Limited, et ITC depuis 1974 et en 2001 où elle se réorganise une nouvelle fois. Cette firme polyvalente emploie quelque 25’000 salariés et dispose de 60 usines en Inde. (Réd.)
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