Pour certains observateurs, une inflexion de la mobilisation sociale et politique à Hongkong serait le résultat de la séquence d’occupation de l’aéroport de Hongkong. Cette occupation s’est déroulée pacifiquement dans une première phase du vendredi 9 août jusqu’au dimanche 11 août. Une double motivation la sous-tendait:
1° éviter des affrontements durs avec la police, dans la métropole hongkongaise, ce qui était la dominante durant les derniers jours, et 2° expliquer le contenu effectif des principales revendications liées au statut même de Hongkong. En cela, les occupants s’adressaient aux voyageurs – y compris de Chine continentale – d’un des aéroports les plus fréquentés du monde, et constituant en quelque sorte un des poumons de Hongkong.
Or, le lundi 12 et mardi 13 août, occupation et affrontements se sont mêlés dans l’aéroport. En effet, la suspension de la quasi-totalité des vols le lundi et partiellement le mardi a traduit de façon concentrée les enjeux en cours dans la dynamique d’un mouvement qui, initialement, se concentrait sur la revendication de la suppression du projet de loi d’extradition vers la Chine. L’intervention politique et médiatique publique du pouvoir de Pékin s’est exacerbée. Et, comme dans tout processus qui englobe une part importante de la société de Hongkong, s’expriment des différenciations politiques préexistantes et qui se définissent et se précisent au cours même du mouvement. Dans les prises de position exprimées le mercredi 14 août d’un secteur de jeunes ayant occupé l’aéroport ainsi que dans la contre-offensive des secteurs dits pro-Pékin, divers observateurs détectent un possible point d’inflexion. Afin de tenter de disposer d’une information et de divers points de vue, nous publions ci-dessous un dossier dont le premier élément est une assez longue description publiée par le Washington Post sur «les événements du 14 août». Puis nous mettons à la disposition de nos lectrices et lecteurs deux entretiens avec Jean-Philippe Béja, ainsi que le point de vue de Jean-Pierre Cabestan, des contributions antérieures au 13 août. (Rédaction A l’Encontre)
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Aéroport de Hongkong. «Point de basculement dans la bataille pour gagner les cœurs et les esprits?»
Par Gerry Shih et Timothy McLaughlin, avec la contribution d’Anna Kam
Après une manifestation qui a paralysé l’aéroport de cette ville, les manifestants ont publié mercredi 14 août des excuses pour obtenir la sympathie et le pardon du public international alors qu’ils luttaient pour reprendre le contrôle d’un récit qui, pour la première fois, semblait pencher en faveur de Pékin.
Les appels, qui comprenaient des excuses à la police, arrivent au moment où la lutte pour l’opinion publique atteint son paroxysme. Alors que le mouvement de protestation de Hongkong s’est progressivement radicalisé et s’est fracturé, le gouvernement chinois a fortement intensifié ses efforts de propagande dans les médias d’Etat et sur les réseaux sociaux pour discréditer et affaiblir un mouvement qui, à ce jour, a bénéficié d’un large soutien dans la société de Hongkong.
L’aéroport de Hongkong s’est paralysé pour une deuxième journée mardi 13 aoûts après que des manifestants ont dénoncé la brutalité policière et l’indifférence du gouvernement devant le hall des départs, provoquant des confrontations tendues mais largement pacifiques avec des passagers frustrés, dont beaucoup se sont retrouvés en rade.
L’ambiance s’est assombrie à la tombée de la nuit après que les manifestants se sont emparés de deux hommes – un journaliste des médias d’Etat chinois et un autre qu’ils prétendaient être un agent du gouvernement chinois – et se sont heurtés à la police et aux ambulanciers qui ont essayé d’évacuer les deux personnes. A un moment donné, des manifestants ont encerclé et donné des coups de pied dans un fourgon de police, déclenchant des affrontements au corps à corps avec la police antiémeute qui a utilisé des sprays au poivre près du terminal de départ.
Les scènes, qui se déroulaient sous le regard des médias dans l’un des aéroports les plus utilisés du monde, ont fourni d’amples munitions à un gouvernement chinois qui a caractérisé l’expression de la colère envers le gouvernement local et la police de Hongkong comme relevant d’une «révolution de couleur» [allusion à l’Ukraine, avec comme sous-entendu la manipulation par l’étranger] et un complot «terroriste» soutenu par les Etats-Unis, lancé par une poignée de radicaux.
Mercredi, la police a averti que les manifestants arrêtés pendant les batailles dans le terminal risquaient la prison à vie.
Sept hommes âgés de 17 à 28 ans ont été arrêtés, cinq pour rassemblement illégal et deux pour agression de policiers et possession d’armes offensives, a déclaré Mak Chin-Ho, commissaire de police adjoint.
Mak a ensuite lu à haute voix la Hong Kong’s Aviation Security Ordinance, qui prévoit des peines d’emprisonnement à perpétuité pour les personnes reconnues coupables d’avoir enfreint cette ordonnance. La police a également averti que quiconque contreviendrait à une ordonnance d’un tribunal interdisant toute perturbation à l’aéroport serait passible d’outrage au tribunal [qui a désobéi à l’autorité de la cour].
Les menaces d’une punition aussi sévère s’inscrivent dans l’approche de Pékin et de ses partisans au sein du gouvernement de Hongkong visant à augmenter considérablement le coût potentiel de la participation à des manifestations.
Alors que l’occupation de l’aéroport est restée contenue jusqu’à mercredi soir, les bagarres entre les manifestants et la police qui ont marqué les manifestations de ces dernières semaines ont continué dans d’autres parties de la ville.
Quelques centaines de manifestants se sont rassemblés dans le quartier Sham Shui Po de Kowloon près d’un poste de police local qui a été un endroit sélectionné pour les manifestations de ces dernières semaines. Du papier «joss» fut brûlé – ce qui fait partie de la tradition chinoise de la Fête des fantômes affamés qui commence jeudi [durant laquelle sont brûlés des cadeaux en papier pour calmer la colère des âmes errantes] – sur lequel étaient imprimés les visages de Carrie Lam, cheffe exécutive de Hongkong, et du commissaire de police de la ville. Ils ont également visé avec des pointeurs laser le poste de police.
Vers 22 heures, heures locales, la police a tiré plusieurs rafales de gaz lacrymogènes. Les manifestants se sont précipités pour couvrir les grenades avec des cônes de circulation afin de maintenir la fumée loin des manifestants.
Plus tôt mercredi, le mouvement de protestation en grande partie sans leader a distribué des déclarations sur les médias sociaux demandant le pardon des voyageurs internationaux, des journalistes et du personnel médical sur les lieux. Certains se sont même excusés auprès de la police, dont la brutalité alléguée et le refus de s’excuser pour avoir utilisé la force pour réprimer les manifestations de rue avaient d’abord alimenté la colère des manifestants.
«Après une nuit entière de réflexion, nous avons décidé d’affronter courageusement nos propres défauts et de nous excuser sincèrement auprès des habitants de la ville qui nous ont toujours soutenus», disait une lettre. «Pour ce qui concerne la police, affectée hier soir, nous réfléchirons plus à fond et aborderons nos problèmes.»
Dans l’après-midi, Claudia Mo, une députée de l’opposition pro-démocratie que Pékin dépeint comme un cerveau derrière les troubles, a réprimandé les manifestants pour avoir miné leur cause en exaspérant les voyageurs et en créant des scènes chaotiques dans le centre de transit.
«En quoi cela aiderait-il la cause de Hongkong?» a expliqué Mo aux journalistes. «A un moment où les manifestants essaient d’obtenir le soutien de la communauté internationale, feriez-vous le contraire?»
Le mouvement entrait dans un moment «très, très dangereux», a dit Mo, son ton devenant conspiratif alors qu’elle évoquait la possibilité que Pékin soit à l’origine de l’escalade des tensions.
«Y aurait-il eu des agents provocateurs?» a ajouté Mo. «Nous a-t-on pris au piège? Nous ne connaissons pas encore tous les détails.»
Plus tard, Mo a déclaré au Washington Post qu’elle ne pensait pas que Pékin enverrait des forces armées pour réprimer le soulèvement. Mais après ce qui s’est passé mardi, elle craint que ça n’arrive.
Mercredi, un porte-parole du gouvernement chinois a qualifié de «terrorisme» le chaos de l’aéroport. Dans un poste public, un compte WeChat de l’Armée populaire de libération du peuple intitulé «The People’s Front Line» a noté qu’une garnison voisine à Shenzhen n’était qu’à 35 miles de l’aéroport de Hongkong et que les forces armées chinoises étaient tenues de répondre aux émeutes ou au terrorisme.
Quelques heures après qu’une foule à l’aéroport eut encerclé et battu Fu Baoguo, un Chinois identifié plus tard comme journaliste pour le journal Global Times du Parti communiste, Fu a été considéré comme un martyr sur les médias sociaux chinois.
Le People’s Daily, qui possède le Global Times, a lancé un mème [élément repris et décliné en masse sur internet] intitulé «Je soutiens la police de Hongkong, vous pouvez me frapper maintenant» – les mots que Fu a apparemment prononcés avant d’être battu.
Le hashtag a explosé en popularité et a attiré plus de 300’000 réponses sur Weibo, le service chinois de type Twitter. La Ligue de la jeunesse communiste et l’agence officielle Xinhua News Agency ont annoncé un rassemblement de soutien à la police de Hongkong prévu ce week-end sur la place Tiananmen – un site très sensible au centre de Pékin où les activités politiques de masse et indépendantes sont impensables.
Ces dernières salves ont prolongé les efforts de Pékin pour affirmer sa position sur Hongkong.
Peu de temps après l’éruption de la violence lors des manifestations de juin, les trolls ont inondé Twitter de milliers de postes pro-police et pro-Chine, a déclaré Fu King-wa, un professeur qui étudie les médias sociaux à l’Université de Hong Kong.
Ces derniers jours, des organes de presse d’Etat chinois tels que le Quotidien du peuple ont fait circuler de fausses nouvelles suggérant qu’une femme qui a reçu une balle dans l’œil de la police – peut-être est-ce une cartouche sac à pois – a en fait été aveuglée par d’autres manifestants.
«Pas plus tard que la semaine dernière, le récit parlait d’une violence policière excessive, mais il change tous les jours», a déclaré M. Fu. Alors que le journaliste du Global Times est devenu un héros en Chine continentale, «c’est devenu une véritable guerre des récits», a-t-il ajouté. «C’est un pendule qui va et vient.»
Les divisions semblaient également s’approfondir au sein du mouvement de la jeunesse. Pendant des heures, mardi soir, des manifestants masqués se sont disputés pour savoir s’il fallait permettre aux passagers de monter à bord de leurs vols et s’il fallait lier les mains de l’espion chinois présumé ou le libérer.
A un moment donné, un manifestant radical qui s’est opposé aux ambulanciers paramédicaux pour avoir aidé l’espion présumé a été enlevé de force par cinq autres personnes. Après que la violence a éclaté vers minuit, plusieurs jeunes hommes ont étreint et se sont inclinés ainsi qu’excusés auprès d’un responsable de l’aéroport qui avait été frappé par des bouteilles d’eau et des débris projetés par d’autres manifestants. […]
La perturbation de mardi soir peut s’avérer être un moment décisif dans cet été de colère.
S’adressant aux journalistes du Conseil législatif de Hongkong mercredi, un groupe de législateurs pro-Pékin a dénoncé les actions des manifestants contre les deux hommes chinois dans le terminal de l’aéroport. Certains ont accepté les excuses présentées en ligne, tandis que d’autres les ont rejetées.
«Il n’y a aucune raison pour qu’ils soient victimes d’une telle agression physique et d’une telle violence», a déclaré la législatrice Priscilla Leung, critique du mouvement contre la loi d’extradition. Leung a ajouté qu’il importait peu que les manifestants soupçonnent que l’un des hommes était un agent de police infiltré: «Je n’achète pas ces excuses visant à donner des raisons à ce genre de spéculations.»
Si les jeunes «sont prêts à admettre qu’ils ont fait quelque chose de mal, c’est mieux qu’ils ne pensent encore qu’ils ont fait quelque chose de très bien», a-t-elle dit. «Mieux vaut s’excuser que de ne pas s’excuser.» (Article publié dans le Washington Post, le 14 août 2019; traduction rédaction A l’Encontre)
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Hongkong: «Xi Jinping mise sur le pourrissement du mouvement»
Entretien avec Jean-Philippe Béja
conduit par Florian Bouhot
Peut-on établir un parallèle entre les événements de Tienanmen de 1989 et les manifestations qui secouent Hong Kong?
Si l’adversaire des manifestants est commun – le régime communiste chinois –, ce ne sont ni les mêmes protagonistes, ni la même époque, ni le même lieu. On peut dresser un parallèle car ces manifestations engagent une grande partie de la population. Mais Hong Kong n’est pas le cœur de la Chine. C’est une région différente avec un système politique qui lui est propre. Ce mouvement massif de contestation constitue plutôt une continuation de la révolte des parapluies de 2014. A l’instar de la crise actuelle, elle avait été provoquée par une décision de Pékin, qui avait douché les espérances de suffrage universel en dépit de ses promesses. Et comme le projet de li d’extradition porté par Carrie Lam, cette décision était apparue comme une menace contre l’avenir de Hong Kong.
Pékin avait attendu près de deux mois avant de réprimer dans le sang le mouvement étudiant de 1989. Une intervention armée similaire est-elle envisageable?
En 1989, il existait de très fortes tensions au sein du Parti communiste chinois quant à la manière avec laquelle il fallait répondre au problème du mouvement étudiant. Le régime a opté pour la violence et pratique depuis la politique de l’amnésie. Si la répression de Tienanmen était perçue comme un succès, les manuels d’histoire chinois expliqueraient que le régime a été sauvé cette année-là. Pour ce qui est de Hong Kong, le parti s’est accordé pour laisser le gouvernement local agir. Je pense que Xi Jinping mise sur le pourrissement du mouvement. Une attitude semblable à celle adoptée en 2014. La vie quotidienne devenant difficile, l’opinion publique avait fini par se retourner contre la révolte populaire. Les manifestants ne veulent pas subir à nouveau un tel revers. Beaucoup de gens estiment qu’ils n’ont rien à perdre.
Les mises en garde répétées et les démonstrations de force de Pékin ne seraient donc qu’un moyen de faire pression sur les manifestants?
Le pouvoir chinois tend à se raidir et refuse toute solution politique. Xi Jinping tente de dissuader les manifestants en cognant très fort sur les «terroristes» et multiplie les arrestations. La violence des affrontements a choqué et contribue à attiser la flamme des protestataires. Xi Jinping veut montrer ses muscles: 2019 marque les trente ans de Tiananmen, alors il agite la menace d’une intervention. Cependant, Hong Kong n’est pas Pékin. Si la crainte d’une contagion existe, ces événements ne remettent pas en question le pouvoir de Pékin sur le reste de la Chine. Une intervention militaire ne me paraît pas très vraisemblable. Cela signifierait la fin de Hong Kong comme entité autonome: ce serait dramatique aux yeux du monde et très nocif pour le commerce chinois. C’est un ultime recours. (Entretien publié dans le quotidien financier Les Echos en date du 13 août 2019)
Jean-Philippe Béja est directeur de recherche émérite au CNRS (CERI), spécialiste de la Chine.
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«C’est tout le ressentiment à l’égard de la reprise en main de Xi Jinping qui s’exprime à Hongkong»
Entretien avec Jean-Philippe Béja
conduit par Rougouyata Sall
Au lendemain d’une grève générale (5 août 2019) à Hong Kong – une première depuis plus de cinquante ans sur l’archipel [1967] –, entretien avec l’universitaire Jean-Philippe Béja, pour comprendre la spécificité de ce mouvement populaire et le bras de fer avec Pékin.
Mediapart: Quel est le profil des manifestants hongkongais?
Jean-Philippe Béja: Les jeunes sont en première ligne des affrontements avec les forces de l’ordre. Mais l’ensemble de la population est présent. Quand on a deux millions de personnes dans la rue, sur une population de sept millions d’habitants, cela veut dire que tout le monde se mobilise. On l’a vu avec la grève lundi. Les employés de banque, les fonctionnaires – pour la première fois de l’Histoire –, les travailleurs, la classe moyenne, les employés de la finance, c’est vraiment toute la société…
Peut-on identifier des leaders à la tête de ce mouvement?
Les organisateurs des grandes manifestations sont des gens qui militent pour la démocratie depuis longtemps. Mais le mouvement s’organise essentiellement, et se répand, à travers des groupes de discussion sur Telegram. C’est extrêmement horizontal. Les appels aux manifestations circulent sur ces groupes de discussion.
Retrouve-t-on tout de même des figures de la «révolution des Parapluies» de 2014?
Oui. Toute la société se mobilise. Parmi les organisateurs, certains sont des localistes [qui militent pour l’autonomie de Hong Kong – ndlr]. On retrouve par exemple Joshua Wong, que la presse a décrit en leader du mouvement des Parapluies, et qui avait effectivement joué un rôle important à l’époque. Mais c’est véritablement un mouvement sans leader. C’est sa grande particularité. Il n’y a pas non plus d’organisations politiques qui le dirigent. Cela ne veut pas dire qu’elles n’interviennent pas, mais elles ne sont pas à la tête du mouvement.
Le mouvement est né de la contestation du projet de loi sur l’extradition vers la Chine. Mais il s’est élargi à la protection des libertés et de la démocratie.
Ce projet de loi, s’il avait abouti, mettait fin à la spécificité de Hong Kong, à savoir la séparation des pouvoirs et la garantie des libertés fondamentales. Avec ce décret, le judiciaire perdait son indépendance.
Au moment des Parapluies, en 2014, la contestation était partie de l’élection au suffrage universel. Cette fois-ci, face à l’absence totale d’écoute du gouvernement, les manifestants en ont conclu que seules des réformes démocratiques permettraient d’avoir un exécutif davantage sensible aux revendications de la population.
Ils demandent donc l’élection du chef de l’exécutif au suffrage universel, mais aussi la dissolution du LegCo [legislative council, l’assemblée législative – ndlr]. La question de la démocratie, et des réformes politiques à mener, est donc bien sûr sur la table aujourd’hui.
Observez-vous une poussée du sentiment antichinois, voire un virage identitaire?
Il faut faire très attention avec l’adjectif «identitaire». Les mouvements pour la démocratie, depuis toujours et surtout depuis une dizaine d’années, portent sur la défense de l’identité de Hong Kong. Mais cette identité est politique. L’identité de Hong Kong, ce sont les libertés fondamentales, la séparation des pouvoirs et la volonté de démocratie.
Il y a aussi, parmi les localistes et les nationalistes dans la rue, des gens qui sont hostiles aux Chinois. Mais ceux-là ne représentent pas du tout la majorité. La majorité des manifestants défend cette identité politique, qui n’a rien à voir avec une identité ethnique.
Ceci dit, la réticence vis-à-vis de la Chine est de plus en plus vive. Les gens considèrent que Pékin cherche à ôter à Hong Kong sa spécificité. Il est vrai qu’il y a de temps en temps des provocations.
Une partie des manifestants juge que le fameux «un pays, deux systèmes» n’est plus viable. Il y a aussi ceux qui ont jeté [à la mer] le drapeau de la Chine. Mais ils ne représentent, là encore, qu’une partie des manifestants.
Plus la Chine se comporte comme elle le fait aujourd’hui, plus ce sentiment antichinois se développera. Au fond, c’est un échec énorme de la Chine. Les Chinois étaient persuadés que les jeunes qui ont été formés après le colonialisme [après la rétrocession par Londres en 1997 – ndlr] seraient beaucoup plus favorables à la République populaire et au Parti communiste. Or c’est exactement le contraire qui est en train de se passer.
Est-ce que se joue déjà l’après-2047, c’est-à-dire le cinquantième anniversaire de la rétrocession de Hong Kong qui marquera la fin de l’accord entre Londres et Pékin?
Pour les jeunes, 2047 n’est pas si loin. Et cette année est censée marquer la fin de l’application de la déclaration conjointe «un pays, deux systèmes ». Mais cela ne veut pas dire que ce sera la fin de la loi fondamentale. En théorie, la loi fondamentale de Hong Kong continuerait d’être en vigueur après 2047. Mais il est évident que les jeunes s’inquiètent de ce qui va se passer après cette date.
Qu’est-ce qui a changé pour les Hongkongais avec l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2013?
On l’avait vu depuis 2003 [lors de manifestations contre un projet de loi sur la sécurité nationale – ndlr]: il y avait des immixtions de plus en plus fortes de la Chine. Mais ça n’allait pas aussi loin.
Avec Xi Jinping, ça a été de plus en plus ouvert. En 2015 par exemple, il y a eu l’enlèvement des éditeurs qui éditaient des livres critiques envers la direction chinoise. Il faut aussi citer l’invalidation de députés élus au suffrage universel, l’interdiction d’un parti politique [le Parti national de Hong Kong, indépendantiste, interdit en septembre 2018 – ndlr] ou encore les condamnations lourdes des organisateurs de la révolte des Parapluies.
Tout cela a été vécu comme une restriction des libertés et de l’identité de Hong Kong, comme des immixtions absolument inacceptables. Et maintenant, c’est tout le ressentiment à l’égard de la Chine et de la reprise en main de Xi Jinping qui s’exprime.
Que pensez-vous des violences policières dénoncées par les manifestants?
Les forces de l’ordre sont maintenant en première ligne, avec très peu d’ordres de leur hiérarchie. Il y a une véritable démission de la part du gouvernement de Hong Kong, qui n’a rien dit. On se retrouve donc avec la police face aux manifestants. Ils ont tiré 1000 grenades lacrymogènes, ce qui est absolument inouï à Hong Kong, ce n’est jamais arrivé. Lors de la révolution des Parapluies, il y a eu 87 tirs de grenades lacrymogènes, ça avait fait un scandale.
Ces tirs sont provoqués par des manifestants, qui lancent des briques, des œufs, qui cassent aussi les logements des familles de flics. Autrefois, la police se restreignait beaucoup. Elle n’avait pas l’habitude des affrontements. Désormais laissée à elle-même, elle est en train de changer.
Fin juillet, des hommes ont tabassé des manifestants dans le métro. Le soir du 5 août, des hommes avec des barres ont affronté des manifestants dans le quartier de North Point. Qui sont ces gens?
C’est quelque chose qu’on avait déjà vu au moment du mouvement des Parapluies. Il y avait eu une attaque de gens, de petites frappes des triades [groupes mafieux locaux – ndlr], qui sont venus cogner des manifestants. On les a vus très clairement avec un député pro-Pékin, Junius Ho.
On ne peut évidemment pas dire qu’ils sont payés par le gouvernement. Mais la police est restée inactive. Elle a laissé des matraquages assez violents se dérouler. Elle n’a arrêté personne alors que, côté manifestants, 500 personnes ont été arrêtées depuis le début du mouvement. Que ces gens soient un petit peu utilisés par le pouvoir n’est pas complètement impossible.
L’Armée populaire chinoise a diffusé mercredi une vidéo présentant un exercice «anti-émeutes» assez violent. Des officiers de haut rang ont qualifié les violences commises à Hong Kong d’«absolument inadmissibles». Quand Pékin dit qu’il faut rétablir l’ordre au plus vite et punir les auteurs de violences, à quoi faut-il s’attendre?
Je ne crois pas vraiment à une intervention de l’Armée populaire de libération, en tout cas si la situation ne se détériore pas de manière dramatique. Les officiers pro-Pékin ont réitéré leur confiance dans la police et le gouvernement de Hong Kong. Ils ont redit que l’armée pouvait intervenir en fonction de l’article 14 [de la loi sur la garnison de l’armée – ndlr]. Ce qui veut dire qu’elle doit être appelée par le gouvernement de Hong Kong.
Quid de l’impact sur l’opinion internationale d’une intervention de l’armée?
Pour Pékin, ce serait tout de même très mauvais. La donne internationale est délicate. Il y a des élections à Taïwan. Si l’on résout mal la question de Hong Kong, c’est évident que Tsai Ing-wen, l’indépendantiste, va être réélue.
Par ailleurs, la guerre commerciale avec les Etats-Unis bat son plein. Un effondrement de Hong Kong serait très mauvais pour l’économie chinoise et aussi pour les intérêts de la nomenklatura chinoise [qui y place une partie de ses capitaux].
Comment Taïwan regarde ce qu’il se passe à Hong Kong?
Taïwan regarde évidemment vers Hong Kong. La formule «un pays, deux systèmes» était faite pour Taïwan. Sauf que Taïwan n’y a jamais cru, et n’en a jamais voulu. Des élections sont prévues en 2020. Les partisans d’un rapprochement avec la Chine se trouvaient plutôt en bonne position dans les sondages, en mai. Han Kuo-yu, le nouveau candidat du Kuomintang, semblait bien parti pour battre Tsai Ing-wen.
Depuis le surgissement du mouvement populaire à Hong Kong, Han Kuo-yu et le Kuomintang ont été obligés de prendre position fortement pour défendre les manifestants et dénoncer la répression chinoise. Cela affaiblit la position de la Chine et des prochinois à Taïwan. C’est quelque chose de très négatif pour Pékin. [Entretien publié sur le site Mediapart le 6 août 2019]
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«La marge de manœuvre de Xi Jinping est étroite»
Entretien avec Jean-Pierre Cabestan
conduit par Philippe Grangereau
Jean-Pierre Cabestan, professeur à l’Université baptiste de Hongkong, explique pourquoi il est compliqué mais crucial pour Pékin de reprendre le contrôle sans provoquer une escalade des tensions.
Pourquoi le projet de législation, actuellement suspendu mais pas abrogé, mobilise-t-il contre lui tant de Hongkongais?
Jean-Pierre Cabestan: S’il était adopté, des opposants pourraient être accusés de crimes politiques et être extradés vers la Chine. Le risque pour les hommes d’affaires est aussi très important. Pékin pourrait présenter des dossiers d’accusation devant les tribunaux de Hongkong sur la base de preuves apportées par Pékin difficiles à vérifier, et au final les juges ne pourraient qu’approuver l’extradition demandée. Mais pour les manifestants, ce projet est surtout l’emblème d’une emprise plus grande encore de la Chine et d’une atteinte significative à l’État de droit.
Est-ce par naïveté ou par calcul que la chef de l’exécutif, Carrie Lam, a, à l’origine, proposé cette législation?
C’est par aveuglement. Elle a reçu très vite le soutien de Pékin, qui a voulu faire en sorte qu’il soit voté dans les meilleurs délais. Mais elle n’a absolument pas pris la mesure de l’opposition des Hongkongais.
Pourquoi refuse-t-elle bec et ongles d’abroger formellement ce projet?
La décision de suspendre, et non d’abroger le projet, a été prise par Pékin, qui a le dernier mot dans cette affaire.
La police, accusée de violences à l’encontre des manifestants, est-elle inféodée à Pékin?
Sur le papier, elle obéit à Carrie Lam, mais en réalité elle obéit à des instructions qui viennent du ministère de la Sécurité publique à Pékin, via le Bureau de liaison de Hongkong. Pékin a secrètement ajouté aux contingents de police (30 000 hommes au total) un certain nombre de policiers du continent originaires de la province voisine du Guangdong, qui ainsi parlent cantonais comme des Hongkongais, et peuvent mieux se fondre dans la masse. C’est ce que me disent mes sources, et c’est une évolution assez grave. En fait, Carrie Lam n’a pas les mains libres sur les questions de sécurité intérieure.
C’est une entorse grave à la formule «Un pays, deux systèmes»…
Oui, en théorie, Pékin ne doit s’occuper que des Affaires étrangères et de la Défense. En réalité, Pékin s’est impliqué ces derniers temps dans la gestion de la sécurité sur le territoire.
Les mafias paraissent aussi avoir donné un coup de main à Pékin…
Pékin utilise des éléments dits «patriotiques» des triades pour faire peur aux jeunes protestataires. Il risque toutefois d’être délicat pour Pékin de continuer sur cette voie car les réactions ont été très vives, et la collusion mafia-police a été pratiquement établie.
Qui sont les manifestants?
Il y a des étudiants, mais plus généralement une jeunesse qui se sent marginalisée, inquiète pour son avenir, qui a du mal à se loger. On trouve aussi des activistes, des gens de la société civile, des partis politiques (le Parti civique, le Parti démocrate…) et des organisations religieuses influentes, les méthodistes en particulier. Tous sont motivés, par-delà ce projet d’extradition, par l’érosion progressive des libertés depuis trois ans. Il y a eu l’enlèvement par Pékin de cinq libraires anticommunistes, puis l’interdiction du parti indépendantiste, puis l’exclusion des parlementaires qui ont fait des déclarations antichinoises…
Le suffrage universel est-il désormais une demande des manifestants?
Autour du 1er juillet, le mouvement s’est mué en mouvement pour la démocratisation complète de Hongkong. Il a repris le flambeau du mouvement «des parapluies» de 2014 qui demandait le suffrage universel mais qui se l’était vu refusé. C’est assez téméraire et idéaliste de croire que Pékin va revenir sur ce qu’il a décidé en 2014. Je doute que Xi Jinping soit prêt à faire ce genre de concessions.
L’avocat démocrate de Hongkong Martin Lee dit que c’est «le combat de la dernière chance». Est-ce le cas?
Beaucoup de Hongkongais pensent effectivement qu’il faut se mobiliser, même sans savoir jusqu’où Pékin ira. Des millions de Hongkongais demandent une démocratisation complète du territoire! C’est une crise dont on ne connaît pas l’issue et on se demande comment Pékin comme Carrie Lam vont s’en sortir.
Qu’est-ce qui retient Pékin d’intervenir militairement?
La crédibilité de la formule «Un pays, deux systèmes», d’une part, et la stabilité de Hongkong, sociale, politique et financière, d’autre part. La marge de manœuvre de Xi Jinping est au fond assez étroite. Il est obligé de jouer le jeu et n’a pas vraiment le choix. Imaginez que Pékin intervienne et nomme du jour au lendemain un secrétaire du Parti pour gérer Hongkong! Ce serait la folie! Le pouvoir chinois sait très bien que Hongkong est anticommuniste. Tout le monde voudra partir et il y aura même des boat people.
Dans les années 1980-90, les Hongkongais étaient décrits comme âpres au gain et indifférents à la politique…
La rétrocession à la Chine en 1997 a politisé les Hongkongais, car la Chine est dirigée par un parti unique et liberticide. Cela prouve que les gens peuvent changer, et c’est une leçon pour Pékin. Car qui nous dit que les Chinois, aujourd’hui apolitiques, ne peuvent pas changer de la même manière qu’à Hongkong? (Entretien publié dans Le Figaro, en date du 4 août 2019)
Jean-Pierre Cabestan est l’auteur de Demain la Chine: démocratie ou dictature? (Gallimard, 2018).
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