Cambodge. Le meurtre de Kem Ley, un porte-parole de «ceux d’en bas»

Le meurtre de Kem Ley: caricature de Patrick Samnang Mey publiée dans le «Phnom Penh Post» lundi 25 juillet 2016
Le meurtre de Kem Ley: caricature de Patrick Samnang Mey publiée dans le «Phnom Penh Post» lundi 25 juillet 2016

Par Denis Paillard

Le meurtre le 10 juillet, dans une station d’essence en plein centre de Phnom Penh, de Kem Ley, analyste et activiste, très populaire au Cambodge a suscité une immense vague de protestations qui ont culminé le dimanche 24 juillet lors de ses funérailles. Elles ont réuni des centaines de milliers de personnes durant toute la journée.

La version officielle veut que Kem Ley aurait été abattu par un homme en raison d’un conflit personnel les opposant. En d’autres termes, ce ne serait qu’un fait divers, certes tragique compte tenu de la personnalité de Kem Ley, mais un fait divers. Le quotidien Cambodian Daily a rendu publiques les pressions exercées sur les responsables des médias pour qu’ils n’évoquent pas la mort de Kem Ley. Mais de nombreuses voix se sont élevées pour contester cette version: le meurtre a une dimension politique et ressemble fort à un assassinat commandité, comme en témoigne cette caricature de Patrick Samnang Mey publiée dans le Phnom Penh Post lundi 25 juillet 2016.

Contre toute forme d’opposition

Ce meurtre intervient dans un contexte de durcissement du pouvoir à l’égard de toute forme d’opposition; depuis le début de cette année, cela s’est traduit par l’arrestation et la condamnation de plusieurs membres de l’opposition, y compris des députés et des sénateurs membres du CNRP (Cambodia National Rescue Party), le principal parti d’opposition, qui a fait d’un nationalisme anti-vietnamien virulent son fonds de commerce. Mais aussi des militants d’ONG. Le site de la Ligue des droits de l’Homme du Cambodge (www.licadho-cambodia.org/) recense tous les prisonniers politiques. Dans le passé, deux autres personnes ont été assassinées en raison de leurs activités: le leader syndical Chea Vichea en janvier 2004 à Phnom Pen en plein jour; et Chut Wutty, responsable d’une association luttant contre la déforestation, en avril 2012 dans la province de Koh Kong (les auteurs de ces deux assassinats n’ont jamais été retrouvés et on ne peut qu’avoir des doutes sur l’enquête concernant la mort de Kem Ley).

En janvier 2014, cinq personnes au moins ont trouvé la mort, abattues par la police lors des grandes manifestations des ouvrières du textile (sur les conditions de travail des ouvrières du textile, on peut consulter le site http://asia.floorwage.org/). Ces faits sont rappelés dans un communiqué signé par 70 organisations, associations et communautés locales.

Il est également difficile de ne pas faire un lien entre la mort de Kem Ley et la publication début juillet par Global Witness (https://www.globalwitness.org/campaigns/cambodia/) d’un rapport très long et détaillé sur la manière dont la «famille» du premier ministre Hun Sen a confisqué les principales richesses du pays. Dans une interview (la dernière avant sa mort) accordée à Voice of America, Kem Ley avait expliqué que les faits évoqués et les conclusions du rapport lui semblaient globalement fondés et pertinents. Si la corruption est un phénomène mondial, elle atteint au Cambodge des proportions inouïes. Au point qu’un journaliste de Phnom Penh Post a pu écrire que l’A.C.U. (“Anti – Corruption – Unit”), organisme gouvernemental officiellement en charge de la lutte contre la corruption devait être rebaptisé Pro.C.U. (litt. “Pro – Corruption – Unit”).

Kem Ley était marié et père de quatre enfants. Sa femme, Bou Rachana, est enceinte d’un cinquième enfant. Analyste politique très critique de la politique actuelle du gouvernement, c’était également un militant politique. En août 2015, il a initié la création d’un parti, le Parti de la démocratie directe. Dans ce cadre, il avait mis au point le programme des “100 nuits” consistant à se rendre dans les villages pour discuter “toute une nuit” avec les habitants des problèmes les plus urgents. La 19ème nuit a eu lieu peu de temps avant sa mort.

Il participait également régulièrement à la campagne Black Monday de défense des prisonniers politiques. Et n’ignorant pas les risques qu’il courait, il avait déclaré: «A partir du moment où je fais une analyse politique, je suis conscient que l’on peut m’enlever la vie, car nous sommes entourés par une bande de loups, de tigres, de cobras et de crocodiles. Cependant je souhaite que chacun fasse preuve de courage. Si nous vivons dans la crainte, nous serons opprimés à tout jamais.»

Une mort qui ébranle le pays

Malgré tous les efforts déployés par le pouvoir, la mort de Kem Ley a provoqué un véritable tremblement de terre, ébranlant tout le pays. On ne compte plus les déclarations des personnalités les plus variées, y compris de Sa Majesté le Roi Sihamoni, régulièrement interdit de politique par Hun Sen, qui aurait déclaré: «Kem Ley est un orateur à la parole d’or» (comme en écho au nom d’ «homme à la voix d’or» donné à un chanteur très populaire).

L’organisation des funérailles de Kem Ley a donné lieu à un véritable bras de fer entre le Comité en charge de leur organisation et le pouvoir, représenté, pour l’occasion, par la mairie de Phnom Penh. Immédiatement après la mort de Kem Ley, des pressions très fortes ont été exercées pour que la cérémonie ait lieu au plus vite (de façon à mettre rapidement un point final à cette encombrante affaire). La réponse du Comité a été très ferme: le corps de Kem Ley a été exposé pendant deux semaines dans la pagode Wat Chas dans le quartier de Chroy Changva à Phnom Penh, permettant à des milliers de personnes de venir s’incliner devant sa dépouille.

Les funérailles ont été fixées au dimanche 24 juillet: le corps devait être enterré à Angk Ta Kok, son village natal, proche de la ville de Takeo à 70 km de Phnom Penh (son enterrement à Phnom Penh était impensable pour le pouvoir, car sa tombe serait très vite devenue un lieu de pèlerinages et de rassemblements). Le pouvoir a formulé d’autres exigences encore: les participants devaient obligatoirement être motorisés: voitures, camions, motos et autres tuk tuk, et aucun slogan ou revendication ne serait toléré. Et pour clore le tout, une mesure particulièrement mesquine: la fermeture de toutes les stations d’essence sur l’itinéraire du cortège (sous prétexte de prévenir tout acte de “terrorisme” et de “vandalisme” de la part de certains participants au cortège).

A la veille des funérailles, l’atmosphère était à ce point tendue que les ambassades des Etats-Unis et d’Allemagne ont même demandé à leurs ressortissants, touristes et autres expatriés, d’éviter les endroits où passera le cortège avec la mise en garde suivante: attention, dimanche 24 juillet il y aura dans la rue trop de Khmers libres, “hors contrôle”!

En fait, toutes ces mesures se sont révélées totalement inefficaces – elles ont même eu l’effet inverse. Parti le 24 juillet de la pagode Wat Chas à 7h du matin, le cortège a traversé Phnom Penh pour ensuite se diriger vers le village natal Angk Ta Kok où la tête du cortège est arrivée vers 18h. Sur le site de la Ligue des droits de l’Homme du Cambodge (www.licadho-cambodia.org/) on peut trouver un reportage de RFA sur la journée avec de très nombreuses photos prises par les participants sur leurs portables. Nous en reproduisons trois.

 

Les personnes affluent de toutes parts pour se joindre au cortège
Les personnes affluent de toutes parts pour se joindre au cortège

 

Sur le passage du cortège à la sortie de Phnom Penh
Sur le passage du cortège à la sortie de Phnom Penh

 

Dernier tournant avant l’arrivée à Angk Ta Kok le village natal de Kem Ley
Dernier tournant avant l’arrivée à Angk Ta Kok le village natal de Kem Ley

 

Un camouflet pour le pouvoir et les initiatives des «sans parts»

Ces photos témoignent d’une incroyable mobilisation populaire. Une fois sorti de Phnom Penh, tout au long du parcours, le cortège a été salué par les habitants des villages et autres agglomérations qu’il traversait, des gens solidaires offrant à boire et même du carburant (pour pallier la fermeture arbitraire des pompes à essence). Difficile d’avancer un chiffre, en tout cas des centaines de milliers de personnes ont participé à l’événement (un site va même jusqu’à avancer le chiffre d’un million!). Et comme en témoignent les photos, en dehors des personnes dans le cortège, il y avait en continu, sur tout ce très très long parcours (plus de 70 km!), des personnes massées sur le bord de la route.

Cet événement par son ampleur, par ce qu’il révèle de l’état d’esprit de centaines de milliers de Cambodgiens, est un véritable camouflet pour le pouvoir qui s’obstine, désespérément à vouloir le ramener à un simple fait divers. Dimanche soir, une chaîne de télévision sous contrôle parlait de deux mille participants, un chiffre que, lundi, le Premier Ministre Hun Sen a quand même jugé bon de corriger, en le remontant à 10’000! Pire, les responsables des chaînes officielles se sont justifiés lundi en déclarant que les chaînes n’avaient pas les moyens de couvrir l’événement et qu’ils devaient traiter en priorité d’autres événements “mille fois plus importants” (notamment des concerts et des matchs de boxe!).

Vu l’incroyable présence du cortège, qui a littéralement envahi l’espace, on peut se demander qui le pouvoir et les medias aux ordres peuvent-ils bien espérer convaincre. En plus, il ne fait aucun doute que cette mobilisation populaire ne peut qu’inquiéter le gouvernement dans la perspective des élections locales de 2017 et générales en 2018 (rappelons qu’aux élections de 2013 le CCP (Cambodian People’s Party) de Hun Sen n’avait remporté la majorité que de justesse face au CNRP). Dès jeudi 21 juillet, une réunion du Comité Central du CCP s’est tenue visant à resserrer les rangs et réaffirmer la nécessité d’une ligne dure face à toute personne ou organisation critique.

Mais la disparition de Kem Ley crée un vide qui sera difficile à combler. Il était une figure emblématique du parti qu’il venait de créer; c’était une personne hors du jeu politique traditionnel, et sans lui, rien ne garantit que ce parti puisse réussir sa percée. De Paris, où il est exilé, Sam Rainsy, principal dirigeant du CNRP a déjà lancé une OPA sur la popularité de Kem Ley, déclarant que ce dernier aurait été sur le point de rejoindre le CNRP, une déclaration que personne n’a jugé bon de confirmer à Phnom Penh, ni du côté du CNRP, ni du côté des proches du défunt.

Mais si l’on sort de l’espace de la politique politicienne, centrée sur les rapports entre le CCP de Hun Sen et le CNRP de Sam Rainsy, engagés dans une course à mort pour le pouvoir, la mobilisation énorme de ces derniers jours témoigne du fait que la société cambodgienne n’est pas si atomisée et morcelée que ça, et que la “passivité” qu’on lui attribue tient en particulier à ce qu’on ne lui donne la possibilité de s’exprimer que lors d’élections souvent problématiques. Sur différents sites (cf. en particulier www.opendevelopmentcambodia.net/tag/cambodian-cross-sector-network/ et dans des journaux comme Cambodian Daily et Phnom Penh Post on trouve de très nombreuses informations sur de multiples résistances au quotidien à travers tout le pays: ouvrières des usines textiles et travailleurs des autres entreprises, villageois et minorités ethniques en lutte contre l’accaparement de leurs terres, lutte contre l’extraction massive du sable sur la mer de Siam, sans oublier le très actif Réseau des bonzes pour la justice sociale. D’une certaine façon, Kem Ley, par sa démarche, ses textes, ses prises de position, était devenu un des porte-parole de “ceux d’en bas”. Sa disparition ne signifie pas que les voix des “sans parts” vont se taire. Dimanche, dans le cortège, quelqu’un a lu ce texte du poète Chhun Chamanap: «Un Kem Ley est mort, un million de Kem Ley sont prêts à relayer les préoccupations essentielles des Cambodgiens concernant leur nation.» (26 juillet 2016)

 

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