L’Afghanistan vu par les femmes de RAWA

Par Cristiano Tinazzi

Les talibans ont pris le pouvoir (le 15 août) en Afghanistan après le retrait des forces d’occupation des Etats-Unis. Alors que la situation des femmes afghanes a souvent été instrumentalisée par les grands médias et les intellectuels philo-impérialistes pour légitimer les interventions occidentales, nous [Osservatorio Afghanistan, della parte di chi non ha voce] avons souhaité traduire cet entretien d’une des porte-parole de l’Association des femmes révolutionnaires d’Afghanistan (RAWA), réalisé il y a quelques semaines, alors que les talibans entamaient leur reconquête militaire.

RAWA est une organisation politique féministe basée à Quetta, au Pakistan, et fondée en 1977 par Meena Keshwar Kamal dans le but d’aider les femmes dans leur lutte pour l’émancipation et les droits civils. Depuis les années 1990, sous le premier régime taliban, elle mène des activités clandestines en Afghanistan en faveur de l’émancipation des femmes. Dans cet entretien réalisé par Osservatorio Afghanistan, Maryam fait le bilan de 20 ans d’occupation occidentale et formule des perspectives sur la poursuite de la lutte dans la nouvelle séquence qui s’ouvre.

Cristiano Tinazzi: Depuis la chute des talibans en 2001, quels sont les progrès réalisés en ce qui concerne la situation des femmes dans le pays?

Maryam: Il y a eu très peu de progrès et nous pouvons dire qu’aucun de ces changements ne s’est profondément enraciné dans la société. Ils ont été fragiles et, à certains niveaux, factices.

Les 20 dernières années ont apporté plus de déceptions et plus de larmes. L’insécurité, la guerre généralisée et l’incertitude quant à l’avenir, les attentats suicides, les assassinats ciblés, la corruption rampante, les drogues et la toxicomanie, la pauvreté, les déplacements de population et bien d’autres choses encore sont les préoccupations quotidiennes de notre peuple, en particulier des femmes. L’Afghanistan est toujours décrit comme «le pire endroit pour naître en tant que femme». L’une de nos membres a déclaré de manière prophétique dans un entretien datant du 13 mars 2002: «Nous savons qu’il est difficile de ne pas vouloir réagir lorsqu’un événement comme le 11 septembre 2001 se produit, mais le bombardement de l’Afghanistan ne débarrassera pas le monde du terrorisme. Les terroristes et les fondamentalistes vivent partout dans le monde, et le bombardement d’un pays ne mettra pas fin à leur réseau». Nous voyons aujourd’hui le résultat: les talibans, plus puissants qu’avant, dirigent le pays.

Quels ont été les plus grands succès et les plus grands échecs de ces vingt longues années d’occupation militaire?

Il y a eu quelques succès, comme le fait que les filles ne sont plus interdites d’aller à l’école et que les femmes peuvent exercer certains métiers. Les médias ont réussi à atteindre même des villages les plus reculés et les gens ont eu accès à des émissions de radio et de télévision. Des systèmes de communication tels que les téléphones mobiles et l’internet ont été introduits. Ces choses peuvent sembler évidentes, mais pour un pays très pauvre et arriéré, ce sont de véritables conquêtes. Mais dans le même temps, la corruption s’est généralisée et le fossé entre riches et pauvres s’est creusé. Sous le régime des Talibans, la culture de l’opium a été interdite, mais aujourd’hui, l’Afghanistan est la plus grande base de contrebande de drogue, tandis que la question ethnique ainsi que les affrontements armés n’ont jamais été aussi nombreux.

Nous tenons également à rappeler que si l’Afghanistan a été bombardé par les Etats-Unis et l’OTAN, c’est à cause des talibans et d’Al-Qaida. Aujourd’hui, les talibans sont de retour au pouvoir et Daech est présent dans tout le pays… Même si les talibans gouverneront l’Afghanistan, le terrorisme, la destruction et les combats ne cesseront pas.

Tant que les Etats-Unis et de nombreux autres Etats impliqués tels que le Pakistan, ou l’Iran, la Turquie et même la Russie, la Chine et l’Inde verront leur intérêt à soutenir des fondamentalistes religieux [cf. «l’accord» passé par Trump en mars 2020 et les «négociations» de Doha] et des criminels connus, il sera difficile de trouver une solution.

Selon Human Rights Watch, environ 87% des filles et des femmes afghanes sont agressées au cours de leur vie. Ces chiffres sont effrayants…

L’Afghanistan a toujours été un endroit misérable pour ses femmes en raison de la forte mentalité patriarcale, du système féodal, du manque d’éducation, de la culture et des traditions, des croyances religieuses, etc. Mais les 40 longues années de guerre et surtout le renforcement du fondamentalisme ont aggravé la situation.

Les femmes afghanes sont les plus touchées par la guerre et la violence persistante. Des cas de viols, d’enlèvements, de mariages forcés, de mariages de mineures et de violences domestiques sont signalés quotidiennement. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles ces chiffres ne baissent pas, mais la principale est le contrôle fort de ces fondamentalistes qui ont été historiquement soutenus par les Etats-Unis et qui sont les mêmes misogynes qui siègent au parlement, qui font les lois, qui contrôlent le gouvernement, la police, le système judiciaire et tous les organes gouvernementaux.

Le rôle des ONG occidentales dans le pays a-t-il été positif ou négatif?

Les ONG dans notre pays faisaient partie de l’occupation militaire occidentale. Elles ont poussé comme des champignons après le 11 septembre. A l’exception de quelques petits projets réussis, elles ont surtout joué un rôle négatif. USAID (Agence des Etats-Unis pour le développement international) a principalement mis en œuvre les politiques américaines, au même titre que de nombreuses autres ONG internationales.

Ces ONG étaient également une des principales raisons de la corruption et des pots-de-vin. Elles ont réalisé des projets qui n’étaient bons que sur le papier, sous la supervision de personnes extérieures, et n’ont pas apporté de réels changements dans la vie de notre peuple.

Les pays occidentaux ont quitté l’Afghanistan les uns après les autres. Le retrait des Etats a-t-il été une erreur? Et si non, pourquoi pas?

Oui, presque tous les pays sont partis. Ce n’est pas du tout une erreur pour nous, c’est une chose positive. Nous étions totalement contre cette occupation et la présence de ces troupes. Mais, malheureusement, ce retrait est le résultat d’un accord diplomatique entre les Etats-Unis et les talibans. Une fois encore, comme les fois précédentes, ce sont les civils afghans qui en paient le prix. Les combats en cours tuent des civils, brûlent leurs maisons et leurs fermes et les obligent à fuir leurs villages.

Rawa croit fermement qu’aucune nation (et pays) ne peut recevoir la paix et le progrès comme un cadeau. Les peuples doivent se battre, construire la paix de leurs propres mains, pour avoir un lien fort avec elle.

Que se passera-t-il si les talibans prennent le pouvoir?

Ils sont déjà au pouvoir dans les principales régions du pays, mais tout est arrivé soudainement. Les gens sont encore en état de choc. Jusqu’à présent, ils ont agi différemment d’une région à l’autre: certaines zones sont encore contestées, sous le feu des combats, mais d’autres villes et frontières leur ont été remises sans résistance. Tôt ou tard, ils atteindront Kaboul et il sera difficile de prévoir ce qui se passera. Les talibans feront de leur mieux pour maintenir une image positive et différente cette fois-ci.

Ils tenteront également d’obtenir un soutien international. Ils peuvent organiser des «élections», mais il est impossible de cacher leur caractère misogyne, criminel et ambigu. Ces derniers jours, les gens ont été effrayés par leurs actes criminels et aucun Afghan ne peut oublier les horribles attentats perpétrés ces dernières années, tels que les attaques contre des écoles et des hôpitaux, les assassinats de journalistes, du personnel qui vaccine, de juges, de policiers, de médecins et les attentats suicides…

Même les femmes membres de la délégation des soi-disant pourparlers de paix à Doha, comme Fouzia Kofi, ont affirmé que les talibans avaient changé, mais les derniers jours ont montré le contraire. Les talibans attendent le bon moment pour arriver à Kaboul et créer leur Emirat islamique, qui appliquera la charia, la loi islamique, et s’immiscera dans tous les aspects de nos vies.

L’alternative est-elle de fuir?

Non, pas du tout. Nous trouverons un moyen de poursuivre notre lutte en fonction de la situation. Il est difficile de dire comment, mais nous poursuivrons certainement nos activités clandestines comme nous l’avons fait dans les années 1990 sous le régime des Talibans. Bien sûr, cela ne se fera pas sans risques et dangers, mais toute forme de résistance exige des sacrifices. (Article publié sur le site de l’Osservatorio Afghanistan le 14 août 2021; traduction par la rédaction de A l’Encontre)

Cristiano Tinazzi est un journaliste italien indépendant connu, spécialisé dans les pays du Moyen-Orient.

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