Iran. Mise en perspective de l’assassinat du physicien nucléaire Mohsen Fakhrizadeh. Une population face aux sanctions et à la répression

Entretien avec Pouya Alimagham conduit par Mouin Rabbani

Mohsen Fakhrizadeh, un physicien nucléaire iranien et un responsable clé du programme nucléaire de ce pays, a été tué dans une embuscade sur une route provinciale à l’extérieur de Téhéran le 27 novembre 2020. L’assassinat a été largement considéré comme l’œuvre des services israéliens, agissant peut-être en coordination avec les États-Unis et des agents locaux. Intervenu pendant les jours de déclin de l’administration Trump, l’assassinat a été caractérisé comme une tentative d’élever les tensions entre les Etats-Unis et l’Iran dans une conjoncture sensible et de contrecarrer l’intention déclarée du président élu Joe Biden de faire en sorte que les États-Unis se conforment à nouveau au Plan d’action global commun (PAGC – en anglais JCPoA), l’accord multilatéral sur le nucléaire iranien de juillet 2015 dont Washington s’est retiré unilatéralement en mai 2018. Mouin Rabbani, rédacteur en chef de Quick Thoughts et co-rédacteur de Jadaliyya, s’est entretenu avec Pouya Alimagham, spécialiste des affaires iraniennes au Massachusetts Institute of Technology (MIT), pour en savoir plus sur le contexte et les conséquences potentielles de l’assassinat de Mohsen Fakhrizadeh. (Rédaction Jadaliyya)

Mouin Rabbani: Que savons-nous de l’assassinat de Mohsen Fakhrizadeh et de l’identité des auteurs?

Pouya Alimagham: Il ne fait guère de doute qu’Israël était derrière l’assassinat du physicien nucléaire iranien Mohsen Fakhrizadeh. Trois raisons justifient cette position. Premièrement, elle correspond au modus operandi d’Israël – les services israéliens ont assassiné plusieurs scientifiques nucléaires iraniens, dans des circonstances similaires, ces dernières années. Deuxièmement, de hauts fonctionnaires américains ont révélé qu’Israël avait perpétré l’assassinat, bien qu’il ne soit pas clair que les États-Unis aient eu connaissance de l’opération ou aient participé à l’assassinat. Troisièmement, l’assassinat s’aligne sur l’objectif d’Israël de s’assurer que les États-Unis, sous la nouvelle administration Biden, ne pourront pas adhérer à nouveau au Plan d’action global commun (PAGC). Ce qui soulève la question de savoir pourquoi Israël s’oppose au PAGC et ce qu’il espère obtenir de l’antagonisme continu entre les États-Unis et l’Iran.

Quel était l’objectif de l’assassinat de Fakhrizadeh, et quelle est la probabilité que cet objectif soit atteint?

Israël, ainsi que les gouvernements alliés d’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis sont les principaux opposants régionaux au PAGC. Ils ont fait pression sur l’administration Trump pour qu’elle l’abandonne dès le début de la présidence de Trump. Alors que le candidat Trump a parlé du rôle de Saoudiens le 9/11 (11 septembre 2001), le premier voyage à l’étranger du président Trump en tant que président a été en Arabie saoudite où il a signé des contrats d’armement pour un montant de 110 milliards de dollars. Pour les Saoudiens, cette commande massive ne visait pas seulement à acquérir des armes, mais aussi à démontrer à l’administration Trump l’utilité financière d’une relation en plein essor avec les Saoudiens. En retour, les Saoudiens espéraient que l’administration Trump soutiendrait leur politique étrangère anti-iranienne. Le sabordage du PAGC, le plus important traité de contrôle des armements de la région, a constitué la première étape. Les sanctions américaines unilatérales contre l’Iran ont été la deuxième étape. Ensemble, les Saoudiens, les Émiratis et les Israéliens ont travaillé sans relâche pour exhorter leur allié américain, la première superpuissance mondiale, à punir l’Iran par des sanctions afin de réduire son influence régionale ou de faire imploser ce pays de 83 millions d’habitants.

Dans le même temps, l’administration Trump a fait valoir que l’accord nucléaire iranien était vicié et a présenté la campagne de sanctions unilatérales des Etats-Unis – que l’administration a qualifié de «pression maximale» – comme nécessaire pour forcer les Iraniens à renégocier le PAGC et à signer un nouvel accord. Les Iraniens ont continué à respecter strictement l’accord pendant toute une année – ce que les Iraniens ont appelé la «patience stratégique» – en espérant que les signataires européens de l’accord contourneraient les sanctions américaines. Les Européens n’ont jamais réussi à le faire de manière significative. Et l’Iran a commencé par des mesures progressives concernant le stockage et l’enrichissement de ses réserves d’uranium pour démontrer qu’il n’était pas prêt à capituler devant Washington. L’administration Trump a continué à accumuler des séries de sanctions supplémentaires, et les a même renforcées pendant la pandémie de Covid-19. Cela a incité Téhéran – l’épicentre de l’épidémie au Moyen-Orient – à mettre prématurément fin à son confinement afin d’éviter la ruine économique totale. Cela a conduit, comme on pouvait s’y attendre, à de nouveaux pics d’infection.

Les Iraniens attendaient avec souci que Trump se retire. Il quitte maintenant ses fonctions. L’Iran a tout intérêt à attendre de voir si la nouvelle administration Biden facilitera le retour au respect par les États-Unis du PAGC, mais l’administration Trump continue d’intensifier son régime de sanctions contre l’Iran. Cela soulève la question suivante: si le régime de sanctions avait pour seul but de faire pression sur l’Iran pour qu’il renégocie le PAGC, et qu’aucune négociation ne devrait avoir lieu maintenant que Trump est sur le départ, pourquoi continue-t-il à imposer de nouvelles sanctions à l’Iran? L’explication est que le but des sanctions est le même que celui de l’assassinat de Fakhrizadeh. Il n’a jamais été question du programme nucléaire civil de l’Iran, mais de s’assurer que les Etats-Unis restent en conflit avec l’Iran.

Les Saoudiens, les Israéliens, les Emiratis et l’administration Trump veulent tous s’assurer que la puissance américaine est utilisée pour isoler l’Iran du reste du monde, en particulier sur le plan économique. Les dernières sanctions sont en fait déconnectées du programme nucléaire iranien et sont justifiées par des raisons liées aux droits de l’homme et à la lutte contre le terrorisme. Il est donc plus difficile pour le nouveau gouvernement des Etats-Unis de les annuler dans le cadre d’un effort visant à relancer l’accord nucléaire. Certains partisans de ces sanctions ont effrontément et explicitement fait référence à un «mur de sanctions» qui empêchera un retour des États-Unis au PAGC. En d’autres termes, l’assassinat, tout comme les sanctions, ne vise pas à empêcher la militarisation du programme nucléaire civil de l’Iran, mais à entraver un accord diplomatique.

Comment l’Iran et ses factions dirigeantes concurrentes ont-ils réagi à cet assassinat?  

Les dirigeants iraniens envisagent la politique comme une partie d’échecs, et la stratégie en est la clé. Ils sont convaincus que les Israéliens leur ont tendu un piège. Si les Iraniens répondent avec un assassinat de rétorsion, cela ne ferait qu’élargir le fossé entre l’Iran et l’allié le plus proche d’Israël, les Etats-Unis, car l’administration Biden ne peut pas s’engager avec les Iraniens alors que l’Iran orchestre des attaques contre les responsables israéliens. Dans le même temps, l’Iran est confronté à un dilemme: s’il ne réagit pas, il risque de faire preuve de faiblesse et d’inviter ainsi à de nouveaux assassinats et actes de sabotage. Ainsi, certaines factions de la ligne dure en Iran jurent de se venger tandis que d’autres appellent à la «retenue stratégique».

La dure réalité est que l’administration Trump a violé unilatéralement l’accord nucléaire iranien en le répudiant, alors qu’il incombait à l’Iran de faire preuve de retenue en maintenant ses engagements conformément aux termes du PAGC, ce qu’il a fait pendant une année entière après le retrait de Trump. Lorsqu’Israël assassine le plus important scientifique nucléaire iranien, au moment où de nouvelles sanctions américaines sont imposées alors que la pandémie de Covid-19 devient incontrôlable, il incombe à nouveau à l’Iran de faire preuve de retenue.

Y a-t-il des questions qui, selon vous, sont absentes de la couverture médiatique de l’assassinat?

Ce qui est laissé de côté par les gros titres des médias et les opinions politique, c’est la réalité suivante: il y a 83 millions de personnes en Iran qui luttent pour vivre avec la pandémie, les sanctions, et face à gouvernement de plus en plus répressif ainsi que le risque constant de guerre avec les Etats-Unis ou avec des Etats équipés des armes les plus avancées fabriquées par les Etats-Unis.

Leurs difficultés économiques, psychologiques et sécuritaires ainsi que leurs angoisses sont rarement évoquées lorsque ces nouvelles font la une des journaux; elles passent inaperçues alors qu’elles devraient être au centre de nos préoccupations. (Article publié sur le site Jadaliyya, le 15 décembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Pouya Alimagham est l’auteur de Contesting the Iranian Revolution: The Green Uprisings, Cambridge University Press, 2020

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