Irak. Vingt ans après: quand l’invasion états-unienne accentue tous les effets de la crise climatique

Par Juan Cole

Au début du mois d’avril 2003, alors que les forces armées des Etats-Unis cherchaient à achever leur conquête de la capitale irakienne, Bagdad, et à s’emparer des bastions situés au nord, le corps des Marines a formé la «Task Force Tripoli». Elle était commandée par le général John F. Kelly (qui deviendra plus tard le chef de cabinet de Donald Trump à la Maison Blanche). Sa troupe était chargée de capturer la ville de Tikrit, lieu de naissance du dictateur Saddam Hussein. L’approche orientale évidente de la ville était bloquée parce qu’un pont sur le Tigre avait été endommagé. Les Marines ayant rassemblé la Task Force dans le nord-est de Bagdad, son personnel a dû traverser deux fois le Tigre, un fleuve difficile et traître, pour avancer vers sa cible. Près de Tikrit, alors qu’ils traversaient le pont Swash, ils ont essuyé des tirs des restes des trouptes du régime de Saddam.

Malgré tout, Tikrit est tombée le 15 avril et, d’un point de vue historique, ce double franchissement du Tigre a constitué un petit triomphe pour les forces états-uniennes. Après tout, ce fleuve large, profond et rapide avait traditionnellement posé des problèmes logistiques à toute force militaire. Il l’avait d’ailleurs fait tout au long de l’histoire, constituant une barrière redoutable pour les armées de Nabuchodonosor II de Babylone [VIIe siècle avant notre ère] et de l’Achéménide Cyrus le Grand [VIe siècle avant notre ère], d’Alexandre le Grand [IVe siècle avant notre ère] et de l’empereur romain Justinien [Ve siècle], des Mongols et des Safavides iraniens, des forces impériales britanniques [1941] et, enfin, du général John H. Kelly. Cependant, tout comme la stature de Kelly a été écornée par sa collaboration ultérieure avec le seul président états-unien ouvertement autocratique, le Tigre a lui aussi été réduit dans tous les sens du terme au cours de ce siècle, et ce de manière bien trop abrupte. Il n’est plus ce que les Kurdes appelaient autrefois l’Ava Mezin, «la Grande Eau», il n’est plus que l’ombre de lui-même.

Le passage à gué du Tigre

En raison, du moins en partie, du changement climatique provoqué par l’homme, le Tigre et son compagnon, l’Euphrate, dont les Irakiens dépendent encore si désespérément, ont vu leur débit baisser de manière alarmante ces dernières années. Comme le montrent régulièrement les messages horrifiés postés par les Irakiens sur les réseaux sociaux, à certains endroits, si l’on se tient sur les rives de ces masses d’eau autrefois puissantes, on peut voir jusqu’au lit de ces deux fleuves. Selon les Irakiens, il est même possible de les traverser à pied à certains endroits, un phénomène jusqu’alors inédit.

Ces deux fleuves ne sont plus l’obstacle militaire qu’ils étaient. Ils étaient autrefois synonymes d’Irak. Le mot «Mésopotamie», qui désignait avant l’ère moderne ce que nous appelons aujourd’hui l’Iraq, signifie «entre les fleuves» en grec, en référence, bien sûr, au Tigre et à l’Euphrate. Le changement climatique et l’endiguement de ces eaux dans les pays voisins situés en amont devraient entraîner une baisse de 30% du débit de l’Euphrate et de 60% de celui du Tigre d’ici à 2099, ce qui constituerait une condamnation à mort pour de nombreux Irakiens.

Il y a vingt ans, alors que le président George W. Bush [2001-2009] et le vice-président Dick Cheney, deux hommes du pétrole et négationnistes du changement climatique, étaient à la Maison Blanche et que les nouvelles découvertes de pétrole se faisaient de plus en plus rares, il leur a semblé tout naturel d’utiliser l’horreur du 11 septembre 2001 comme excuse pour procéder à un «changement de régime» à Bagdad (qui n’avait joué aucun rôle dans la destruction du World Trade Center à New York et d’une partie du Pentagone à Washington, D.C.). Ils pensaient ainsi pouvoir créer un régime fantoche amical et lever les sanctions états-uniennes et onusiennes alors en vigueur sur l’exportation du pétrole irakien, imposées à titre de punition pour l’invasion du Koweït par le dictateur Saddam Hussein en 1990.

La décision d’envahir l’Irak pour (de facto) libérer ses exportations de pétrole était empreinte d’une profonde ironie. Après tout, la combustion de l’essence dans les voitures provoque le réchauffement de la Terre, de sorte que l’or noir que Saddam Hussein et George W. Bush convoitaient s’est avéré être une boîte de Pandore de la pire espèce. Rappelons que nous savons aujourd’hui que, dans le cadre de la «guerre contre le terrorisme» menée par Washington en Irak, en Afghanistan et ailleurs, l’armée des Etats-Unis a émis dans l’atmosphère au moins 400 millions de tonnes de dioxyde de carbone, un gaz qui piège la chaleur. Et cela s’inscrit dans une grande tradition. Depuis le XVIIIe siècle, les Etats-Unis ont émis 400 milliards – oui, des milliards! – de tonnes de CO2 dans cette même atmosphère, soit deux fois plus que n’importe quel autre pays, ce qui signifie qu’ils ont une double responsabilité à l’égard des victimes du climat comme celles d’Irak.

L’effondrement du climat à l’irakienne

Les Nations unies viennent de déclarer que l’Irak, pays riche en pétrole sur lequel l’administration Bush a parié l’avenir des Etats-Unis, est le cinquième pays le plus exposé à la dégradation du climat parmi les 193 Etats membres de l’organisation. L’avenir de l’Irak, prévient l’ONU, sera marqué par «la hausse des températures, l’insuffisance et la diminution des précipitations, l’intensification des sécheresses et la pénurie d’eau, la fréquence des tempêtes de sable et de poussière, et les inondations». Le lac Sawa, la «perle du sud» dans le gouvernorat de Muthanna [près de l’Euphrate], s’est asséché, victime à la fois de la surexploitation industrielle des aquifères et d’une sécheresse climatique qui a réduit les précipitations de 30%.

Dans le même temps, les températures de cette région déjà chaude augmentent rapidement. Adel Al-Attar, conseiller irakien du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en matière d’eau et d’habitat, décrit la situation en ces termes: «J’ai vécu à Bassorah toute ma vie. Quand j’étais enfant, la température estivale ne dépassait pas 40°C. Aujourd’hui, elle peut dépasser les 50°C, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des régions.» Les statistiques climatiques lui donnent raison. Dès le 22 juillet 2017, la température à Bassorah a atteint 54°C, parmi les plus élevées jamais enregistrées dans l’hémisphère oriental (est). Les températures irakiennes sont en fait deux à sept fois plus élevées que les températures moyennes mondiales, ce qui signifie une plus grande sécheresse des sols, une évaporation accrue des rivières et des réservoirs, une diminution des précipitations et une nette perte de biodiversité, sans parler de l’augmentation des menaces pour la santé humaine comme les coups de chaleur.

La guerre des Etats-Unis a directement porté préjudice aux agriculteurs irakiens, qui représentent 18% de la main-d’œuvre du pays. Une fois la guerre terminée, ils ont dû faire face à un nombre impressionnant d’explosifs laissés dans la campagne, notamment des mines, des munitions non explosées et des engins explosifs improvisés, dont beaucoup ont depuis été dangereusement recouverts par les sables du désert à mesure que la sécheresse due au climat s’aggravait. Un article publié dans le journal de l’Académie royale des sciences de Suède observe que lorsqu’il s’agit de destructions militaires des voies d’eau, «les déplacements, les explosions et les mouvements d’équipements lourds augmentent la poussière qui se dépose ensuite sur les rivières et s’accumule dans les réservoirs». Pire encore, entre 2014 et 2018, lorsque les combattants de l’Etat islamique d’Irak et du Levant, que la guerre états-unienne a contribué à faire naître, se sont emparés de certaines parties du nord et de l’ouest de l’Irak, ils ont fait sauter des barrages et pratiqué la tactique de la terre brûlée qui a causé pour 600 millions de dollars de dégâts aux infrastructures hydrauliques du pays. Si les Etats-Unis n’avaient jamais envahi le pays, il n’y aurait pas eu Daech.

De la poussière et encore de la poussière

Comme l’a fait remarquer Adel Al-Attar du CICR, «lorsqu’il n’y a pas assez de pluie ou de végétation, les couches supérieures de la terre deviennent moins compactes, ce qui augmente le risque de tempêtes de poussière ou de sable. Ces phénomènes météorologiques contribuent à la désertification. Les sols fertiles se transforment en désert. Et cela fait partie du destin de l’Irak après l’invasion, ce qui signifie des tempêtes de poussière et de sable de plus en plus fréquentes. A la mi-juin, le gouvernement irakien a averti que des tempêtes de poussière et de sable particulièrement violentes dans les provinces d’Al-Anbar, de Nadjaf et de Karbala déracinaient de plus en plus d’arbres et rasaient de plus en plus de fermes. Fin mai, à Kirkouk, une tempête de poussière a envoyé des centaines d’Irakiens à l’hôpital. Il y a un an, les tempêtes de poussière étaient si fortes et si rapides, semaine après semaine, que la visibilité était souvent réduite dans les grandes villes et que des milliers de personnes ont été hospitalisées pour des problèmes respiratoires. A la fin du XXe siècle, il y avait déjà, en moyenne, 243 jours par an où l’air contenait beaucoup de particules. Au cours des 20 dernières années, ce nombre a atteint 272. Les climatologues prévoient qu’il atteindra 300 d’ici 2050.

Un peu plus de la moitié des terres agricoles irakiennes dépendent de l’agriculture pluviale [qui suit le cycle des précipitations], principalement dans le nord du pays. Le journaliste irakien Sanar Hasan décrit l’impact de la sécheresse croissante et de la pénurie d’eau dans la province septentrionale de Ninewah, où les rendements ont considérablement diminué. La province de Ninewah a produit 5 millions de tonnes de blé en 2020, mais seulement 3,37 millions en 2021, avant de chuter de plus de 50% à 1,34 million en 2022. Cette baisse des rendements pose un problème particulier dans un monde où le blé est de plus en plus cher, notamment en raison de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Des milliers de familles d’agriculteurs irakiens sont contraintes de quitter leurs terres en raison de la pénurie d’eau. Par exemple, Sanar Hasan cite Yashue Yohanna, un chrétien qui a travaillé toute sa vie dans l’agriculture mais qui n’arrive plus à joindre les deux bouts: «Quand je quitterai la ferme, que voulez-vous que je fasse ensuite? Je suis un vieil homme. Comment pourrai-je faire face au coût de la vie?»

Pire encore, les marais du sud de l’Irak se transforment en véritables déserts de poussière. Le directeur de l’environnement du gouvernorat de Maysan, dans le sud de l’Irak, a récemment annoncé que le marais d’al-Awda était asséché à 100%.

Les marais situés au confluent du Tigre et de l’Euphrate font l’objet d’une histoire depuis des milliers d’années. La plus ancienne épopée du monde, le conte mésopotamien de Gilgamesh, s’y déroule et décrit le voyage d’un héros à la recherche de l’immortalité dans un jardin enchanté des dieux. (On retrouve des échos de cette épopée dans l’histoire biblique du jardin d’Eden.)

Notre dépendance à l’égard des combustibles fossiles a toutefois contribué de manière significative à la destruction de cette source de vie et de légende. C’est là que les habitants des marais pêchaient autrefois la majorité des poissons consommés par les Irakiens, mais les zones humides restantes connaissent aujourd’hui des taux d’évaporation de plus en plus élevés. Le Chatt el-Arab, chenal du delta commun du Tigre et de l’Euphrate qui débouche dans le golfe Persique, a vu sa densité d’eau chuter, permettant un afflux d’eau salée qui a déjà détruit 60 000 acres de terres agricoles et quelque 30 000 arbres.

De nombreux palmiers dattiers irakiens sont également morts à cause de la guerre, de la négligence, de la salinisation des sols et du changement climatique. Dans les années 1960 et 1970, l’Irak fournissait les trois quarts des dattes du monde. Aujourd’hui, son industrie de la datte est minuscule et sous assistance respiratoire, tandis que les Arabes des marais et les familles d’agriculteurs du sud ont été chassés de leurs terres vers les villes où ils n’ont que peu de compétences nécessaires pour gagner leur vie. Le journaliste Ahmed Saeed et ses collègues de Reuters citent Hasan Moussa, un ancien pêcheur qui conduit aujourd’hui un taxi: «La sécheresse a mis fin à notre avenir. Nous n’avons aucun espoir, si ce n’est celui d’un emploi [au gouvernement], ce qui serait suffisant. Les autres emplois ne suffisent pas à nos besoins.»

L’eau, un travail de femmes

Bien que ce soient principalement des hommes qui ont planifié les guerres ruineuses de l’Irak au cours des cinquante dernières années et qui ont cherché à brûler autant de pétrole, de charbon et de gaz naturel que possible pour le profit privé et le pouvoir, ce sont les femmes irakiennes qui ont supporté et supportent le plus gros de la crise climatique. Peu d’entre elles sont présentes sur le marché du travail officiel, même si beaucoup travaillent dans les fermes. Parce qu’elles sont à la maison, elles se voient souvent confier la responsabilité de l’approvisionnement en eau. En raison de la sécheresse actuelle, de nombreuses femmes passent déjà au moins trois heures par jour à chercher de l’eau dans les quelques réserves et à la ramener à la maison. La recherche d’eau devient tellement difficile et chronophage que certaines filles abandonnent l’école secondaire pour s’y consacrer.

A la maison, les femmes dépendent de l’eau du robinet, qui est souvent contaminée. Les hommes qui travaillent à l’extérieur ont souvent accès à de l’eau purifiée pour l’industrie irakienne et ses villes. Alors que les exploitations agricoles périclitent en raison de la sécheresse, les hommes émigrent vers ces mêmes villes pour y trouver du travail, laissant souvent les femmes des villages ruraux se démener pour produire suffisamment de nourriture dans des conditions arides pour se nourrir elles-mêmes et leurs enfants.

L’automne dernier, l’Organisation internationale pour les migrations des Nations unies a estimé que 62 000 Irakiens vivant dans le centre et le sud du pays avaient été chassés de chez eux par la sécheresse au cours des quatre dernières années. Et elle s’attendait à ce que beaucoup d’autres le soient. Tout comme les habitants de l’Oklahoma ont fui en masse vers la Californie pendant le «Dust Bowl» [tempête de poussière] des années 1930, les Irakiens sont aujourd’hui confrontés à la perspective de devoir affronter leur propre «dustbowl». Il est toutefois peu probable qu’il s’agisse d’un simple épisode comme celui des Etats-Unis. Il s’agit plutôt du destin à long terme de leur pays.

Si, au lieu d’envahir l’Irak, le gouvernement états-unien était passé à l’action au printemps 2003 pour réduire la production de dioxyde de carbone, comme le suggérait à l’époque l’un de nos plus éminents climatologues, Michael Mann, l’émission de centaines de milliards de tonnes de CO2 aurait pu être évitée. L’humanité aurait eu deux décennies supplémentaires pour effectuer la transition vers un monde sans carbone. En fin de compte, les enjeux sont aussi importants pour les habitants des Etats-Unis que de l’Irak.

Si l’humanité n’atteint pas zéro émission de carbone d’ici 2050, nous risquons de dépasser notre «budget carbone», c’est-à-dire la capacité des océans à absorber le CO2, et le climat deviendra sans aucun doute chaotique. Ce qui s’est déjà produit en Irak, sans parler des impacts climatiques désastreux qui ont récemment laissé le Canada en proie aux flammes, les villes américaines envahies par la fumée contaminée et les Texans en train de griller de manière record, ressemblerait alors à peu de chose. En résumé, alors, nous nous serions envahis nous-mêmes. (Article publié sur le site Tom Dispatch, le 9 juillet 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Juan Cole est professeur d’histoire à l’Université du Michigan.

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