Etats-Unis-Texas. Le marché libre de l’électricité congelé par un froid polaire

Par James K. Galbraith

«D’abord, le mercure s’est mis à dégringoler la semaine dernière. Alors que d’habitude, la température ne descend pas sous -5 °C dans la région d’Austin, où habite Charles Bouvette, il s’est mis à faire -15, -20 °C pendant la nuit. De sorte que lorsqu’une dizaine de centimètres de neige sont tombés, «la neige est restée sur les routes» et l’homme a dû déblayer son trottoir avec un balai. «Et aujourd’hui, il tombe de la pluie verglaçante», dit Charles Bouvette, joint mercredi 17 février au Texas (La Presse, Canada, le 20 février 2021). Une succession d’événements météorologiques a eu raison du réseau électrique texan [depuis le lundi 15 février]. Quatre millions de Texans se sont retrouvés sans courant. Au moins dix décès, provoqués par hypothermie, ont été dénombrés seulement à Houston. Le manque de courant a provoqué le gel des conduites d’eau qui ont explosé. Des milliers d’habitations sont dans un état lamentable. Le manque d’eau potable est énorme et face à la quasi-absence de l’action des autorités, un vaste mouvement d’entraide a pris forme pour distribuer de l’eau et de la nourriture. Dans un article du Guardian, en date du 21 février, Alexandra Villareal rapporte, en conclusion de son reportage, les paroles de Rachel Kaufman, une des organisatrices de l’entraide: «L’inquiétude va venir dans un mois, alors que les gens essaient de réparer leurs tuyaux, qu’ils sont toujours en retard avec les factures à payer à cause de ces incidents et que nous sommes toujours à court d’eau par rapport à la demande. Alors, quand les gens cesseront de donner pour l’entraide?» L’écroulement du système électrique texan, suite à une vague de «libéralisations», suscite ces réflexions de James K. Gabraith. Il les développe en faisant allusion à la campagne contre le «socialisme» développée par les républicains. (Réd. A l’Encontre)

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Lénine – qui était un meilleur économiste que Rick Perry [membre du Parti républicain, gouverneur du Texas entre 2000 et 2015 et secrétaire à l’Energie dans l’administration de Donald Trump de 2017 à 2019] – a un jour défini le communisme comme «le pouvoir des soviets plus l’électrification de tout le pays». Rivalisant avec Staline, le New Deal a construit des barrages et des lignes électriques dans l’arrière-pays des Etats-Unis. Lyndon Johnson, alors jeune membre du Congrès, a obtenu de Roosevelt qu’il s’engage dans la construction du barrage de Mansfield [situé sur le fleuve Colorado, à 20 kilomètres au nord-ouest d’Austin; il fut inauguré en février 1937], qui a apporté l’électricité publique dans les collines du Texas, et d’un autre barrage [inauguré en 1940], celui de Tom-Miller, qui l’a apporté à la ville d’Austin.

Les temps ont changé. Le Texas s’est développé et le culte du «marché libre» a pris le contrôle du gouvernement de l’Etat. Les économistes ont indiqué la voie à suivre. L’électricité est un produit standard par excellence, chaque décharge étant exactement comme les autres. Le Texas disposait d’un réseau électrique fermé, coupé des échanges interétatique et donc exempt de toute réglementation fédérale. Quel meilleur endroit pour prouver les vertus d’un système compétitif et déréglementé?

Dans le cadre d’une réglementation de type New Deal, les compagnies d’électricité obtenaient un taux de rendement sur leur investissement régi par une commission des services publics qui, elle, fixait et stabilisait les prix. Ce taux était (en principe) suffisant pour couvrir la construction et l’entretien et un profit équitable, donc pas au point de s’apparenter à des profits propres à une position de monopole. Les services publics étaient une entreprise stable mais ennuyeuse: le «socialisme municipal». Les économistes se sont plaints: il y avait là une incitation, disaient-ils, à surinvestir dans ces services publics. Plus leurs opérations étaient importantes, plus leurs coûts totaux étaient élevés, plus ils pourraient gagner de la fixation des tarifs.

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Que faire? Les économistes ont proposé un «marché libre»: laisser les entreprises de production se faire concurrence pour fournir de l’électricité au consommateur par le biais d’un réseau électrique commun. Des contrats librement choisis régiraient les conditions et le prix [à l’image de ce qui se développe aussi en Europe]. La concurrence garantirait l’essentiel, une efficacité souple, des prix bas et raisonnables la plupart du temps – reflétant le coût de l’énergie produite, plus la plus petite marge bénéficiaire possible. Le rôle de l’Etat serait minime: il se contenterait de gérer le réseau commun, par lequel l’électricité circule du producteur au consommateur. En période de pénurie, les prix pourraient augmenter, mais c’est alors le marché qui déciderait; ceux qui ne souhaitent pas payer pourraient toujours tourner leurs interrupteurs.

C’était une configuration parfaite, avec l’offre d’un côté, la demande de l’autre, et un gestionnaire neutre entre les deux! Il est vrai qu’il y avait quelques détails à régler. L’un d’eux est que la demande d’électricité est ce que les économistes appellent inélastique: elle ne réagit pas beaucoup au prix, mais elle réagit aux changements météorologiques, donc dans ces périodes marquées par la chaleur ou le froid où la demande devient encore plus inélastique.

Un autre détail est que dans un marché ordinaire, il peut y avoir un certain jeu dans la relation entre l’offre et la demande. Si même un poissonnier ne vend pas sa prise, il peut, en fin de compte, baisser son prix – ou même congeler l’églefin pour le jour suivant. L’électricité n’est pas comme ça. L’offre doit être exactement égale à la demande chaque minute de chaque jour. Si elle ne le fait pas, le système tout entier peut tomber en panne.

Ce système présentait donc trois vulnérabilités. Premièrement, il incitait à une concurrence acharnée pour fournir de l’électricité de la manière la moins chère possible, c’est-à-dire avec des machines, des puits, des compteurs, des tuyaux, et aussi des éoliennes qui n’étaient pas isolées contre le froid extrême – une rareté mais pas inconnue, même au Texas. Deuxièmement, il a laissé les prix libres de fluctuer. Troisièmement, elle garantissait que lorsque les prix augmentaient le plus, ce serait exactement au moment où la demande d’énergie serait la plus forte.

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En 2002, sous la direction du gouverneur Rick Perry, le Texas a déréglementé son système électrique. Après quelques années, le marché libre de l’électricité, géré par un organisme à but non lucratif appelé ERCOT (Electric Reliability Council of Texas), a été pleinement établi [il exploite donc le réseau électrique à 90%]. Quelque soixante-dix fournisseurs ont finalement vu le jour [pour l’utilisation du réseau]. Si quelques villes, dont Austin, conservent leur pouvoir public, elles sont néanmoins liées au système de l’Etat.

Le système de marché pouvait fonctionner, et fonctionnait, la plupart du temps. Les prix augmentaient et diminuaient, et les clients qui ne signaient pas de contrats à long terme couraient certains risques. Un fournisseur, appelé Griddy, avait un modèle spécial: pour 9,99 dollars par mois, vous pouviez obtenir votre électricité quel que soit le prix de gros, n’importe quel jour. C’était bon marché! Mais, la plupart du temps.

Le problème avec «la plupart du temps» est que les gens ont besoin d’électricité tout le temps. Et les dirigeants du Texas savaient, du moins depuis 2011, lorsque l’Etat a subi un gel court et sévère, que le système était radicalement instable dans des conditions météorologiques extrêmes. Mais ils n’ont rien fait. Pour faire quelque chose, ils auraient dû réguler le système. Et ils ne voulaient pas réguler le système, parce que les fournisseurs, une riche source de financement des campagnes électorales, ne voulaient pas être régulés et ne voulaient pas devoir dépenser pour une intempérisation (résistante aux intempéries) – qui n’était pas nécessaire, la plupart du temps. En 2020, même les inspections facultatives ont été suspendues, en raison de la Covid-19.

Lors de l’entrée dans le froid polaire de 2021, la demande a augmenté, l’offre a diminué. Le gaz naturel a gelé dans les puits, dans les tuyaux et dans les centrales électriques. Les moulins à vent (éoliennes) non protégés contre les intempéries ont également été mis hors-service, ce qui n’est qu’une petite partie de l’histoire. Comme le Texas est déconnecté du reste du pays, aucune réserve ne pouvait être importée, et étant donné le froid qui règne partout, il n’y en aurait pas eu, de toute façon. Il est arrivé un moment, le dimanche 14 février ou le jour suivant, où la demande a tellement dépassé l’offre que tout le réseau texan s’est retrouvé à quelques minutes d’un effondrement complet qui, nous dit-on, aurait pris des mois pour être réparé.

Dans cette situation, le mécanisme des prix a complètement échoué. Les prix de gros ont été multipliés par cent, mais les prix de détail, sous contrat, n’ont pas augmenté, sauf pour les clients malchanceux de Griddy, qui se sont retrouvés avec des factures quotidiennes de plusieurs milliers de dollars. ERCOT a donc été obligé de couper l’électricité, ce qui aurait pu être tolérable, si cela s’était produit de manière continue dans tous les quartiers de l’Etat. Mais c’était impossible: on ne peut pas couper le courant des hôpitaux, des casernes de pompiers et d’autres installations critiques, ni d’ailleurs des gratte-ciel du centre-ville dont l’utilisation dépend du fonctionnement des ascenseurs. Les lumières sont donc restées allumées dans certaines zones, et elles sont restées éteintes pendant des jours dans d’autres. C’est ce qu’on pourrait appeler le «socialisme sélectif».

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Lorsque les lumières s’éteignent et que la chaleur diminue, l’eau gèle et c’est la phase suivante de la calamité. Car lorsque l’eau gèle, les tuyaux éclatent, et lorsque les tuyaux éclatent, l’approvisionnement en eau ne peut plus répondre à la demande. A travers le Texas, la pression de l’eau diminue, au moment même où je tape ces mots. Les hôpitaux sans eau ne peuvent pas produire de vapeur, et donc de chaleur; et certains d’entre eux sont en train d’être évacués en ce moment même. Pendant ce temps, la glace s’abat sur les lignes électriques.

Pour la plupart d’entre nous, c’est un jeu de patience. Nous savons que l’électricité reviendra bientôt, tout comme elle n’est plus si désespérément nécessaire. Mais, nous ne savons pas combien de temps sera nécessaire avant que l’approvisionnement en eau soit complètement rétabli. La nourriture est une question liée à des mesures prises antérieurement pour disposer de réserves adéquates. Mais, quiconque n’a pas d’argent liquide, quiconque s’est fié aux informations officielles, quiconque n’est pas sorti avant la tempête – tous ces gens ont un problème!

Rick Perry nous a rassurés: en tant que Texans, nous sommes prêts à nous sacrifier pour éviter la malédiction du «socialisme» [un thème diffusé sans cesse par le trumpisme]. Mais il est trop tard maintenant. Au lendemain de cette débâcle, nous reviendrons à un «socialisme municipal» de type New Deal, ou alors ce désastre de l’électricité, de l’eau et du gaz se reproduira. Le «socialisme», c’est une gestion gouvernementale, en matière technique, effectuée par des ingénieurs et d’autres personnes qui connaissent leur métier et non par des idéologues qui ne le connaissent pas. Si on le compare à la situation actuelle au Texas, ce «socialisme» n’est pas une si mauvaise perspective. En URSS, malgré tous ses autres défauts et le froid russe, l’électricité et la chaleur sont restées. Même au pire de l’effondrement du marché libre post-soviétique, le métro de Moscou, un triomphe du «socialisme municipal», n’a jamais cessé de fonctionner! (Article publié sur le site de l’Institute for New Economic Thinking en date du 18 février 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

James K. Galbraith est professeur à l’Université du Texas, à Austin.

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