Etats-Unis. Les Etatsuniens d’origine asiatique doivent prendre part à la solidarité inter-raciale

Par Kelvin Liu et Monica Hahn

Dans la foulée du Covid-19, la violence contre les Etatsuniens d’origine asiatique et les immigrant·e·s asiatiques a surgi. Les principaux dirigeants des États-Unis distillent une rhétorique anti-chinoise et une désinformation raciste. Les communautés asiatiques sont traitées en boucs émissaires responsables de ce «virus chinois» qu’a imaginé Trump. L’accès aux soins étant limité par le filtre des inégalités raciales, un nombre disproportionné de décès affecte les communautés de couleur, et leur nombre ne cesse de croître.

Ces événements se produisent dans un contexte de racisme institutionnel qui alimente et aggrave la crise de santé publique et cette violence policière qu’a choisie l’État qui ne cesse de terroriser et de prendre des vies noires, comme le révèlent les meurtres récents de Breonna Taylor (âgée de 26 ans et tuée le 13 mars 2020), Ahmaud Arbery (abattu lors de son jogging le 23 février 2020) et George Floyd.

Une série d’articles d’écrivains américains d’origine asiatique ont analysé en profondeur l’histoire du racisme anti-asiatique aux États-Unis, d’autres ont présenté des exemples qui racontent ce qui arrive lorsque ce passé envahit leur présent. Dans un éditorial largement critiqué, Andrew Yang [entrepreneur, démocrate] – il fut candidat à la présidence [en fin 2017] – a écrit sur son expérience et son faux espoir que la respectabilité politique lui apporterait une solution. L’acteur John Cho a vécu enfant l’expérience du racisme au quotidien, le succès l’a conduit à percevoir son identité comme émancipée de « l’appartenance à une race» jusqu’à ce que le Covid-19 ne fasse remonter à la surface la violence verbale et la violence physique.

Pour certains et certaines Etatsuniens d’origine asiatique, la pandémie de coronavirus leur apporta leur première expérience d’insultes anti-asiatiques haineuses ou le profond traumatisme qu’engendre une atmosphère chargée d’hostilité raciste. La douleur, la fureur et la peur tourbillonnent au sein des communautés asiatiques américaines, et beaucoup de leurs membres expriment l’état de choc qu’ils subissent.

Parallèlement, des journalistes noirs comme d’autres écrivains ont partagé des récits qui illustrent les inégalités systémiques que met à nu le Covid-19. Le virus impacte de manière disproportionnée les communautés noires, brunes et autochtones pour une multitude de raisons structurelles, et notamment le racisme institutionnel ancré dans notre système de santé, l’accès discriminatoire au logement, au travail et aux biens de consommations, parmi d’innombrables autres facteurs enracinés dans une injustice historique.

Toutes ces perspectives qui désignent le racisme sont pourtant dépourvues d’un contenu unificateur, qui nommerait notre commune oppression. Ainsi, par exemple, peu d’articles écrits d’un point de vue étatsunien-asiatique expriment l’indignation face à la violence des conséquences du Covid-19 sur d’autres communautés de couleur, ou contre le racisme au quotidien qui est le socle des inégalités d’aujourd’hui.

Pourquoi ces deux courants qui s’en prennent pourtant aux différentes facettes d’un même problème s’ignorent-ils l’un l’autre et peinent-ils à traverser les «frontières raciales»? [1] D’où vient cet écran qui trouble la perception du fait que l’agression violente subie par une famille asiatique en raison du coronavirus procède du même système oppressif que la violence d’État contre les familles noires et latines?

Les Asiatiques ont besoin de temps pour exprimer leur souffrance et dépasser le traumatisme que nous vivons. Mais toutes et tous nous devons prendre le temps de développer une conscience commune de la question raciale, pour dépasser l’insularité de nos consciences de soi et déployer une solidarité échappant aux barrières raciales. Nous avons besoin de contextualiser ce moment que nous vivons, de l’intégrer au cadre général de l’histoire de l’oppression raciale étatsuniennes. Les tactiques que nous subissons aujourd’hui nous sont familières, tout au long de l’histoire elles ont été utilisées contre des personnes de toutes origines raciales.

Présenter le peuple chinois comme porteur de maladie ou comme éternellement étranger n’est pas quelque chose de nouveau. Ce n’est qu’un nouvel exemple de la longue histoire qui attribue des pathologies aux «gens de couleur». Le Sida et l’Ebola ont été racialisés pour justifier des politiques discriminatoires à l’égard des Noirs et des Bruns. L’arme rhétorique anti-immigrés continue de frapper les travailleurs agricoles Latinos, même lorsqu’ils vivent cette pandémie comme exploités dans les champs pour nourrir notre nation. Etatsuniens d’origine asiatique, il nous faut clairement identifier nos objectifs et cibler notre commun: la suprématie blanche.

Une première prise de position de solidarité raciale, fortement saluée, énoncée par la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) [2], a dénoncé le racisme anti-asiatique à l’époque de Covid-19. Cette intervention nous rappelle l’acte de solidarité accompli par Frederick Douglass lorsqu’il intervenait contre la loi d’exclusion de l’immigration chinoise: «Je ne connais aucun droit racial qui soit supérieur aux droits de l’humanité.» [3]

De la même manière, nous autres, Etatsuniens d’origine asiatique, devons nous animer d’un même élan, d’un sentiment identique de responsabilité pour exprimer au quotidien notre soutien aux Noirs, aux Bruns et aux Peuples Premiers (amérindiens).

Dans cette perspective, il nous faut sérieusement analyser notre relation complexe et notre occasionnelle complicité avec la suprématie blanche aux États-Unis. Il est arrivé dans l’histoire états-unienne que les Etatsuniens d’origine asiatique semblent bénéficier de phases d’acceptation. Ne nous trompons pas, toutes furent temporaires, conditionnelles et calculées – l’Amérique blanche jouait avec le vieux dicton selon lequel «l’ennemi de mon ennemi est mon ami». La plus connue de ces phases fut le mythe de la «minorité modèle» forgé dans les années 1960. Jusqu’à ce jour, ce mythe nuisible, fruit du racisme anti-noir et de la stratégique flatterie hypocrite des Etatsuniens d’origine asiatique, reste un puissant levier pour diviser les communautés de couleur. En fin de compte, les efforts des Etatsuniens d’origine asiatique pour atteindre l’excellence blanche ou «prouver notre américanité » importent peu. Comme peu importent le nombre d’Oscars gagné par Parasite [4] ou l’engouement pour la K-pop [genres musicaux originaires de Corée du Sud]. Pour nous, maintenant, c’est clair, il est temps de renoncer à la fragile protection de la contiguïté blanche. Il est temps d’assumer notre propre histoire et de formuler notre propre plate-forme dans la lutte contre le racisme.

***

• Tout d’abord, nous devons reconnaître les conséquences du fait d’avoir accepté et encouragé le racisme lorsque c’était à notre avantage. Pour nous être tus alors que d’autres souffraient; pour n’avoir pas pris la parole avant d’avoir été concernés. Pour avoir adhéré au mythe de la «minorité modèle» et ne pas avoir questionné notre propre racisme profondément enraciné. Nous devons comprendre pourquoi Tou Thao, un Hmong-américain [un des quatre policiers aujourd’hui poursuivis], a pris part avec les trois autres policiers au meurtre de George Floyd, se rendant ainsi complice de cette culture policière que caractérise un usage dit excessif de la force.

• Nous devons reconnaître et identifier en quoi nos conditions peuvent nous rendre vulnérables et complices de l’hétéropatriarcat blanc. Nous devons examiner la complexité de nos diverses expériences intersectionnelles, non seulement entre Asiatiques et autres personnes de couleur, mais également au sein de notre propre identité d’ «asiatiques américains», étant donné la large diversité culturelle et les fortes inégalités socioéconomiques existant entre les sous-groupes asiatiques.

• Nous devons interroger notre privilège relatif, puis en tirer parti pour le bien de toutes les personnes de couleur. Nous devons nous appuyer sur le travail de celles et de ceux qui ont combattu avant nous, et amplifier les enseignements tirés de l’histoire de nos mouvements qui sont parvenus à s’organiser avec d’autres communautés de couleur, telles que le «United Farm Workers Union» (Syndicat des travailleurs agricoles unis), «Asians4BlackLives» et bien d’autres. De nombreuses organisations étatsuniennes-asiatiques ont publié des appels à la solidarité asiatique avec les Noirs en réponse aux violences policières présentes et passées. De fortes déclarations du «Southeast Asia Resource Action Center» (SEARAC), du «National Asian and Pacific American Women’s Forum» (NAPAWF), du «Asian American Feminist Collective» et de nombreux autres groupes de défense des droits ont pris appui sur les enseignements d’anciennes dirigeantes antiracistes comme Yuri Kochiyama [1921-2014, miitante influencée par l’internement de sa famille américano-japonaise durant la seconde guerre mondiale, proche de MalcomX] et Grace Lee Boggs [1915-2015, militante féministe, proche dans les années 1950 de C.L.R. James et Raya Dunayevskaya] et multiplié des messages de solidarité avec Black Lives Matter.

• Nous devons nous organiser activement pour refuser collectivement le maintien de la suprématie blanche dans nos institutions et dans notre système économique et social qui reposent sur un capitalisme racialisé. En comprenant le lien existant entre la violence anti-asiatique et les autres manifestations du racisme qu’exacerbe le Covid-19, y compris l’état d’urgence de santé publique qui masque la violence policière raciste, nous pouvons aider au renforcement de la solidarité entre toutes les communautés et nous centrer sur la solidarité avec les plus marginalisés.

• Toutes les politiques qui provoquent l’inégalité raciale ont été maintenues, voire aggravées, pendant cette pandémie. Les détenteurs du pouvoir politique se campent en héros, promettent une action rapide qui protège toutes les personnes de ce pays… Mais ils réduisent les programmes Medicaid, poursuivent les raids contre les migrant·e·s, refusent leur soutien aux Peuples Premiers, annulent les réglementations environnementales et refusent les obligations d’ «Affirmative Action» (antidiscriminatoires) que comportent les dispositions fédérales de secours contre le coronavirus. Qui souffrira le plus du racisme environnemental, d’être emprisonné, de vivre dans un désert alimentaire? Les politiques qui soutiennent le capitalisme racialisé et la suprématie blanche non seulement se sont maintenues, mais ont été dans de nombreux cas renforcées pendant cette période.

• Dans le monde post-pandémie, ne nous laissons pas piéger par un faux sentiment de confort ou de «retour à la normale». Cette normalité a été construite intentionnellement au travers de siècles de politiques racistes pour nuire aux communautés de couleur en les divisant. Innovons, plutôt, inventons et organisons-nous en vue d’une nouvelle normalité pour l’avenir: celle qui démantèlera l’oppression systémique et portera la lutte pour la libération collective. (Article publié dans Truhtout en date du 31 mai 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Kelsey Liu est une immigrée sino-étatsunienne et étudiante en médecine à l’université de Californie, San Francisco.

Monica Hahn, médecin de famille coréenne-étatsunienne, elle est membre de la faculté clinique de l’université de Californie, à San Francisco. Elle pratique la médecine dans le cadre du système d’aide à la santé publique de San Francisco.

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[1] Aux Etats-Unis, l’existence de différences raciales est reconnue comme un fait objectif. La vie politique et culturelle, les sciences sociales et le droit s’opposent sur la justification des discriminations qu’elles induisent ou sur la revendication de l’égalité des droits qui est, dès avant la Guerre de Sécession, au cœur de toutes les luttes d’émancipation. (Réd.)

[2] La mission de la “National Association for the Advancement of Colored People”, de l’Association Nationale pour l’Avancement des Gens de couleur, consiste à assurer l’égalité des droits politiques, éducatifs, sociaux et économiques afin d’éliminer la discrimination basée sur la race et d’assurer la santé et le bien-être de toutes et tous. (Réd.)

[3] Cf. le fameux discours de Frederick Douglass, célèbre publiciste noir américain, dénonçant en 1869 la discrimination des Chinois: https://www.blackpast.org/african-american-history/1869-frederick-douglass-describes-composite-nation/ (Réd)

[4] Film coréen qui a remporté en 2020 l’Oscar du meilleur film étranger et en 2019 la Palme d’or à l’unanimité du jury au Festival de Cannes. C’est le premier film sud-coréen à obtenir de telles récompenses. (Réd.)

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