Etats-Unis. «La violence intrinsèque» à l’institution policière: «Nous avions raison. Les manifestants sont juste des pillards»

Les quatre policiers collaborent lors de l’assassinat de George Floyd (screenshot publiée par CommonDreams)

Entretien avec James Nolan conduit par Frédéric Autran

Professeur de sociologie à l’université de Virginie-Occidentale, ancien policier et agent du FBI, James Nolan estime qu’aux Etats-Unis, la violence est intrinsèque aux pratiques policières.

Quel regard portez-vous sur les événements des derniers jours?

La situation n’est pas nouvelle. Depuis 2014, il y a eu une série d’incidents médiatisés similaires, quand des hommes afro-américains, non-violents et sans arme, ont été abattus par la police. La tentation est grande de dire qu’il s’agit de l’acte isolé d’un officier pourri, qu’il suffit d’arrêter et de mettre en prison. Mais le problème, c’est surtout la manière dont la police fonctionne aux Etats-Unis, c’est-à-dire essentiellement comme une force de maintien de l’ordre militarisée. Comme si la police était un jeu, un événement sportif, avec une logique et des règles: les agents montent dans une voiture de police, se rendent dans les quartiers et cherchent des méchants à coffrer; ils sont promus et montent en grade quand ils poursuivent agressivement des criminels, procèdent à des arrestations, saisissent de la drogue et des armes. Dans ce monde-là, il y a les héros et les méchants.

Les autorités politiques, au niveau local et national, ne semblent pas capables ou désireuses d’enrayer cette attitude. Comment l’expliquer?

Historiquement, les élites politiques ont toujours utilisé la police comme un moyen de maintenir le statu quo. Même sous Bill Clinton ou Barack Obama, avec Joe Biden en vice-président, ils ont continué à renforcer la présence policière dans les quartiers. Républicains comme démocrates restent persuadés que la fonction première de la police est d’arrêter ceux qui enfreignent la loi. Or les lois telles qu’elles existent – l’arsenal antidrogue ou la politique des «broken windows» [de tolérance zéro, qui consiste à sanctionner constamment les petits délits pour empêcher les crimes plus graves, ndlr] – ont forgé une culture dans laquelle tout le monde a l’air mauvais. Surtout dans les quartiers où vivent les minorités, où les policiers considèrent que tout Noir est un délinquant ou un délinquant en puissance. Au sein de la police, cela nourrit une mentalité de «nous» contre «eux». C’est «l’habitus» dont parle le sociologue Pierre Bourdieu. Les policiers intériorisent une vision du monde qui vient du jeu auquel ils jouent: «Nous sommes les gentils et nous cherchons les méchants.»

Comment cette logique est-elle renforcée par l’équipement militaire souvent distribué aux policiers?

Tout cela participe de la même chose. Si les policiers jouaient une autre partie, ils ne viendraient pas avec des blindés, armés jusqu’aux dents. Mais dans leurs têtes, même s’il y a de la police de proximité, le vrai truc de la police, c’est la guerre. Et l’affaire des guerriers n’est pas la paix. Ils se concentrent uniquement sur le combat, et sont salués pour leurs actes héroïques sur le champ de bataille. La doxa de la police veut que c’est en attrapant le plus grand nombre de délinquants que l’on sécurise un endroit. Mais on ne travaille pas à accroître la sécurité des collectivités, la confiance envers la police ou les liens au sein de la communauté. Le paradoxe, c’est que plus vous arrêtez de gens et moins le quartier est sûr, car la confiance est brisée et la relation avec la police fracturée…

Derek Chauvin a été accusé d’homicide involontaire et risque d’être inculpé, mais en général les policiers ne le sont presque jamais. Chauvin a fait l’objet d’une vingtaine de plaintes depuis le début de sa carrière. Pourquoi un tel niveau d’impunité?

Quand il y a des plaintes en interne, le processus donne une impression d’impartialité, mais la plupart des policiers s’en sortent sans perdre de plumes. Derek Chauvin était peut-être un policier agressif, mais c’est justement pour cela qu’il était perçu comme un bon flic. Ce qu’il faisait correspondait à l’état d’esprit de la police, qui ne cède jamais, et utilise la force brute. Les policiers sont formés ainsi. Malheureusement, le licenciement de ceux qui ont tué George Floyd ne fera rien pour empêcher que ce genre de situation ne se reproduise. Même s’ils sont condamnés à la peine de mort, la violence continuera, car elle apparaît comme nécessaire, comme dans une guerre. Le seul moyen de l’enrayer est de mettre fin à la guerre.

Quel rôle le racisme tient-il dans cette guerre de la police?

C’est à la fois une cause et une conséquence de la structure sociale. La plupart des policiers ont vécu toute leur vie dans une société où les actions de police ciblent majoritairement des Noirs. Ce qui produit des préjugés tout en les renforçant. On le voit actuellement sur les réseaux sociaux, quand les policiers disent: «Nous avions raison. Les manifestants sont juste des pillards, ils ne protestent pas vraiment à cause de Floyd, mais parce que ce sont des délinquants cupides.»

Après les émeutes de Ferguson en 2014, plusieurs initiatives ont vu le jour (caméras-piétons, formations pour combattre les préjugés), mais sans beaucoup d’effet, et les policiers continuent à tuer un millier de personnes tous les ans. Pourquoi?

Parce que la police n’a jamais changé. Ils ont dit: «Nous allons être plus sympas, mais nous sommes quand même la police.» Ils n’ont jamais modifié la vision de leur mission. Ils peuvent être mieux formés, apprendre à mener les interpellations de manière moins violente, à ne pas haïr les gens de couleur. Mais c’est comme si, au football américain, pour réduire le nombre de blessures, on proposait de mieux entraîner les joueurs. Alors que la brutalité est dans la nature même du jeu. Tant qu’on n’abandonnera pas l’idée que le travail de la police est le maintien de l’ordre répressif, rien ne changera. Les policiers ne seront pas plus gentils et moins susceptibles de tuer quelqu’un tant qu’ils ne seront pas récompensés pour autre chose que de coffrer des gens.

Une autre solution consiste à recruter plus d’agents issus des minorités. Mais des études ont montré que ça n’a rien réglé…

Quand vous devenez agent de police, vous devenez l’un des leurs, vous partagez leur état d’esprit. Vous jouez le même jeu pour gagner des points et faire carrière. Et vous finissez avec la même mentalité. Ces cinq dernières années, des policiers ont tué à travers le pays plus de 5000 personnes, pour la plupart des hommes non blancs et pas armés. Les policiers qui ont tiré sont eux-mêmes souvent des Afro-Américains. Ce n’est pas du racisme, ils ont intériorisé les règles du jeu.

A Minneapolis, 92% des policiers vivent dans une autre ville, comme Derek Chauvin. En quoi cela participe de la déconnexion entre la population et la police?

Dans les années 80 et 90, quand j’étais policier, nous avions l’obligation de vivre dans la ville dans laquelle nous travaillions. Les syndicats de police ont réussi à négocier que les officiers puissent résider ailleurs, avec comme argument qu’ils étaient vulnérables en vivant trop près des quartiers qu’ils patrouillent et dans lesquels ils arrêtent des gens. Mais ce ne serait pas forcément un problème si la devise n’était pas un maintien de l’ordre par la force, et que les policiers étaient perçus comme des soutiens de la communauté, et non pas comme des outsiders, des étrangers, des ennemis. (Entretien publié sur le site du quotidien Libération, le 1er juin à 19h51)

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