Bolivie. Des bibles contre les barricades: comment la droite a pris le pouvoir…

Par Benjamin Dangl

Retourner en Bolivie, à La Paz, après le coup d’État de novembre dernier, c’était comme revenir sur une scène de crime. Depuis l’éviction du président Evo Morales, Jeanine Áñez, présidente par intérim qu’a choisie la droite dure, dirige le pays d’une main de fer.

La répression étatique fut déchaînée au lendemain du coup d’État. Elle a causé des dizaines de morts, et le gouvernement a enfermé ses ennemis politiques derrière les barreaux. Aujourd’hui, l’administration Áñez manipule la pandémie pour justifier de nouvelles mesures de répression contre sa dissidence. Elle est partie prenante de la vague de droite qui se répand dans «les Amériques».

Lors de ma visite en mars 2020, les stigmates des violents affrontements qui ont suivi les élections défiguraient encore la ville. Les cicatrices laissées par les incendies des barricades et les traces des pétards marquent encore les carrefours [selon la tradition de lutte des mineurs, le jet de bâtons de dynamite est courant lors des manifestations]. Les graffitis le long des rues de La Paz dénoncent «Áñez-Assassin». Un sentiment général de peur flottait dans l’air.

La ville grouillait de rumeurs relatives aux contrôles policiers et les arrestations politiques étaient monnaie courante. La vie de tous les jours se déroulait comme d’habitude dans le trafic et le soleil du centre-ville, tandis que la violence de l’État se déroulait dans l’ombre.

Un matin, je me suis rendu à El Alto avec le téléphérique urbain pour rencontrer le journaliste Julio Mamani. En route, j’ai croisé des centaines de mineurs marchant sur La Paz en provenance de El Alto, leurs casques brillaient au soleil, leurs cris se mêlaient aux klaxons des bus. Parallèlement, se rassemblaient des femmes qui allaient se mettre en marche contre la montée des féminicides, coiffées de bandanas verts dénonçant Morales et Añez.

Julio Mamani compare le gouvernement Áñez aux dictateurs bolivien du passé. «En 1979, j’ai assisté au massacre de Todos Santos [le 1er novembre], orchestré par le général Alberto Natusch Busch. La [répression d’État] est désormais plus sophistiquée. Ils ne traquent pas de la même manière. Ils utilisent d’autres formes, l’intimidation.»«C’est une sorte de vengeance», a-t-il déclaré.

La coordination des efforts de la droite a plongé le pays dans cette situation. Mais de nombreux autres éléments ont mené à l’éviction d’un des présidents les plus populaires de l’histoire bolivienne.

Le président Morales et le parti Movimiento Al Socialismo (MAS, Mouvement vers le socialisme) ont dirigé le pays quatorze ans. Durant cette période, le MAS a considérablement réduit la pauvreté, financé des programmes sociaux populaires grâce aux vastes ressources naturelles de la Bolivie, imposé sa souveraineté économique et politique face à l’impérialisme américain et au capitalisme mondial. Les paysans pauvres des peuples premiers ont largement bénéficié de ce projet, ils ont constitué le socle du soutien sur lequel reposait le MAS.

Mais aux yeux de la droite raciste bolivienne, cette politique était un crime. Elle voulait récupérer son pouvoir et ses profits.

Au cours de ces années de pouvoir, le MAS a aussi commis des actions, des politiques qui ont contribué à la crise de sa légitimité, à l’approche des élections d’octobre 2019. Depuis plusieurs années, divers secteurs de la gauche et des mouvements sociaux reprochaient au gouvernement du MAS l’augmentation de la violence contre les femmes, des dangers provoqués par l’approfondissement de l’extractivisme, la mauvaise gestion des immenses incendies qu’a subis le pays en 2019, la corruption de l’État, les abus de pouvoir…

«Pour saisir ce qui se passe en ce moment en Bolivie, il est essentiel de bien comprendre les processus de division et de dislocation qu’ont vécus les mouvements sociaux au cours des mandats d’Evo Morales», a écrit, en novembre 2019, la sociologue et historienne bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui. «Des mouvements qui avaient commencé par être la base du président se sont retrouvés face à face au pouvoir d’une gauche qui imposait sa voie et leur refusait toute autonomie.»

Ces critiques et ces questions se sont accumulées au fil des ans. Le point de rupture fut le refus de Morales de reconnaître les résultats du référendum de 2016 [21 février] où la majorité de la population [51,5%] lui refusait la possibilité de se représenter à l’élection présidentielle de 2019. À l’approche des élections du 20 octobre 2019, le MAS et Morales étaient ainsi embourbés dans une crise de légitimité. Elle les fragilisait face à une droite qui avait rassemblé ses forces et capitalisé sur les erreurs du MAS.

Au cours des semaines précédant les élections, l’opposition de droite avait répandu la rumeur qu’elles seraient entachées de fraudes. L’éventualité de telles fraudes lors des élections du 20 octobre 2019, qui attribuaient à Morales un nouveau mandat, a été depuis largement débattue et étudiée. A La Paz, la plupart des gens à qui j’ai parlé, en mars 2020, ne croient pas à ce que raconte l’opposition, à une fraude «massive» commise par le MAS. Ils pensent toutefois vraisemblables des irrégularités, comme il s’en commet fréquemment. Quelle que soit l’ampleur voire l’existence de la fraude, les allégations dans ce sens de l’Organisation des États américains, en pleine crise d’octobre, a jeté à point nommé de l’huile sur le feu et stimulé la violence dans le pays.

Après l’élection, des adversaires de Morales se sont alliés au leader de droite Fernando Camacho et à d’autres personnalités racistes. Ils ont fomenté la déstabilisation et des violences dans tout le pays pour chasser Morales. Ces efforts ont préparé le terrain à une intervention policière et militaire au nom de l’ordre qui eut effectivement lieu. Le 8 novembre, la police nationale s’est mutinée contre le gouvernement et les militaires ont «suggéré» à Morales de démissionner le 10 novembre.

Dans un tel climat de violence et de menaces, Morales et d’autres dirigeants du MAS ont été contraints de fuir ou de rentrer dans la clandestinité. Craignant pour sa vie, Morales a quitté le pays pour Mexico le 10 novembre [puis l’Argentine]. La droite avait prévu de s’emparer du pouvoir, elle a profité du vide pour entrer en fonction avec la bénédiction des forces armées boliviennes et de l’ambassade américaine.

Le 12 novembre et devant un Congrès vide, la sénatrice de droite Jeanine Áñez s’est affirmée présidente. Elle a célébré son intronisation en brandissant une énorme Bible. «La Bible a retrouvé sa place au palais du gouvernement», a-t-elle déclaré. «Je m’engage au retour de la démocratie et à la tranquillité au pays.» Quelques jours plus tard, plus d’une douzaine de manifestants et de passants non armés tombaient sous les coups de la répression étatique à Senkata [quartier de El Alto] et à Sacaba [ville du département de Cochabamba], principales zones de résistance au régime du coup d’État.

Divers facteurs ont contribué à ce coup: la crise de légitimité du MAS, la résurgence de la droite bolivienne et de ses intrigues. Mais, il n’aurait pu réussir sans le soutien de la police, de l’armée et de l’ambassade américaine.

Après la prise du pouvoir par Áñez, la Bolivie a subi les pires violences d’État et persécutions politiques depuis des décennies.

«Ils criminalisent la mobilisation sociale et les dirigeants des mouvements – tous et toutes font l’objet de sévères enquêtes», m’a expliqué le journaliste bolivien Fernando Molina dans un café de La Paz. «S’il s’avère qu’ils sont liés à Evo Morales, ils font l’objet d’enquêtes et sont incarcérés. Cette société fasciste utilise la justice pour éviter la brutalité des lynchages en les dissimulant sous des formes institutionnelles. C’est un désastre pour les droits de l’homme.»

«Nous vivons une “bolsonarisation” de la Bolivie», a expliqué Molina, faisant référence au président brésilien d’extrême droite Bolsonaro. «C’est la version latino-américaine de l’alt-right aux États-Unis, le Trumpisme.» Le coup d’État et le gouvernement d’Áñez ont conforté ce mouvement: «Un mouvement d’extrême-droite, anti-institutionnel, anti-parti, pro-armes, pro-Trump, catholique, ou évangélique comme dans les cas d’Añez ou de Camacho, le leader de Santa Cruz. A tous ceux-là, il faut ajouter les mouvements anti-homosexuels, anti-féministes – groupes très puissants qu’ont consolidés les diverses facettes que gonfle ce mouvement.»

Le gouvernement Áñez menace de briser les principales avancées progressistes mises en place par le MAS, ainsi que les victoires remportées dans les rues de Bolivie par les larges mouvements sociaux, ouvriers et indigènes.

«Le coup d’État n’a pas seulement pour cible l’État, le gouvernement, mais il s’en prend aussi aux organisations du mouvement social», expliquait en novembre dernier la militante féministe aymara Adriana Guzmán. «Ce que nous perdons, c’est la possibilité de poursuivre ce processus de transformation aux côtés de l’État», a déclaré Adriana Guzmán. «Mais nous ne perdons pas espoir. Nous ne perdons pas nos convictions, nous ne perdons pas nos rêves, nous n’oublions pas l’urgence de rendre un autre monde possible. C’est beaucoup plus difficile dans un État fasciste, mais nous continuerons de le faire.» (Article publié sur le site Counterpunch le 29 mai 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Benjamin Dangl enseigne le journalisme en tant que maître de conférences en communication publique au Département de développement communautaire et d’économie appliquée de l’université du Vermont.

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