Comment en sommes-nous arrivés là? Les chiffres sont effrayants: 2,2 millions de personnes derrière les barreaux, 4,7 millions en probation ou liberté conditionnelle. Même dans des petites localités on rencontre des flics armés comme des soldats alors que la frontière sud [avec le Mexique] est militarisée sur toute sa longueur.
L’explication commune à gauche est celle du «complexe carcéro-industriel», suggérant que cette croissance [des prisons] est largement privatisée et a été tirée par des pressions d’entreprises parasites. Mais les faits ne corroborent pas cette explication économiciste. Seuls 8% des lits de prison sont contrôlés par les prisons privées. Il n’est pas non plus vrai que des entreprises à but lucratif utilisent largement le travail des prisonniers. De même, les syndicats de gardiens, bien qu’ils puissent être puissants dans quelques Etats importants, ne tirent pas non plus cette croissance.
La partie majoritaire de l’Etat policier américain reste fortement ancrée au sein du secteur public. Cela ne signifie cependant pas que la croissance du système de justice pénale n’ait rien à voir avec le capitalisme. En son cœur, la nouvelle répression américaine relève fortement de la restauration et du maintien du pouvoir de la classe dominante.
La société et l’économie américaines ont dès le début, évolué au travers de formes de violence racialisée mais la justice pénale n’a pas toujours été aussi centrale politiquement. Durant une bonne partie du siècle qui s’est écoulé après la Reconstruction des années 1870 [voir l’article d’Eric Foner publié sur ce site le 4 avril 2015], le taux national d’incarcération si situait autour de 100 à 110 pour 100’000 personnes. Mais, ensuite, au début des années 1970, le taux d’incarcération a commencé de grimper de manière rapide et continue. La grande expansion du système de justice pénale commença comme réaction du gouvernement fédéral face à la rébellion d’une partie de la société de la fin des années 1960. Il s’agissait d’un creuset dans lequel la suprématie blanche, le pouvoir des entreprises, le capitalisme ainsi que la légitimité du gouvernement des Etats-Unis, tant à l’intérieur qu’à l’étranger, traversaient une crise profonde. Le Mouvement des droits civiques [voir l’article de Louis Menand publié sur ce site le 16 juillet 2013] se transforma en mouvement pour le Black Power.
Des groupes «tiers-mondistes» marxistes et nationalistes tels que les Black Panthers et les Young Lords [organisation de la gauche radicale militant en particulier pour l’indépendance de l’île de Puerto Rico – occupée par les Etats-Unis depuis la guerre hispano-américaine de 1898] commencèrent à s’armer. Lors des émeutes à Newark [juillet 1967], de Watts [août 1965] et de Chicago [avril 1968], les Noirs ripostèrent face aux flics et à la garde nationale; à Detroit, des «hillbillies» urbains – des pauvres Blancs du Sud qui avaient également été déplacés par la mécanisation de l’agriculture – se battirent aux côtés de leurs voisins noirs. Des femmes transsexuelles, des drag queens et des gays s’affrontèrent [le 28 juin 1960] aux flics venus faire une descente le Stonewall Inn à Greenwich Village [quartier de New York]. Les femmes s’organisaient, engageaient des actions en justice et lançaient de vastes manifestations contre la discrimination.
Même l’armée américaine était en rébellion. Au Vietnam, l’insubordination des recrues prenait la forme d’une consommation accrue de drogues, du refus de combattre et même du fragging [utilisation de grenades à fragmentation pour tenter d’assassiner des responsables d’unités de combat] d’officiers excessivement «enthousiastes».
A cela s’ajoutaient les émeutes de plus en plus régulières qui secouaient les centres urbains des Etats-Unis. Chaque été, de 1964 jusqu’au milieu des années 1970, était une saison d’émeutes, au cours de laquelle de nombreuses villes américaines majeures étaient agitées par des soulèvements massifs, violents, fougueux et spontanés auxquels participaient principalement, mais pas exclusivement, des jeunes Afro-Américains au chômage ou sous-employé. Des flics étaient abattus, des quartiers commerciaux entiers pillés et brûlés et tout cela était filmé à la télévision.
Il est important de souligner que ces explosions sociales touchaient l’image de l’impérialisme américain à l’étranger. Dans le contexte de la Guerre froide, des villes en feu faisaient mentir les mythes américains officiels. Si le capitalisme et la démocratie libérale étaient à ce point préférables au socialisme, pourquoi aux Etats-Unis les Noirs étaient-ils aussi furieux?
Le National Advisory Commission on Civil Disorders, connu sous le nom de commission Kerner, découvrit en 1967 que dans chaque cas la cause immédiate des émeutes provenait de la brutalité policière. En outre, la commission observa que l’incompétence tactique de la police rendait habituellement les choses pires.
1968: Omnibus Crime Control and Safe Streets Act
C’est en réponse à ce panorama de rébellions formelles et informelles – ainsi que de l’incapacité apparente des forces de l’ordre d’y mettre un terme – que la répression massive du système de justice pénale débuta. Le coup d’envoi fut donné par le président Lyndon B. Johnson [1963-1969] avec son Omnibus Crime Control and Safe Streets Act de 1968.
Littéralement, le Congrès adopta cette loi à l’ombre de la fumée d’une nouvelle émeute – cette fois-ci provoquée par l’indignation face à l’assassinat de Martin Luther King [4 avril 1968]. A partir de cet Omnibus Crime Control and Safe Streets Act émergea une nouvelle super-agence, la Law Enforcement Assistance Administration (LEAA), qui au cours de la décennie suivante dépensa chaque année un milliard de dollars afin de rationaliser et de réorganiser les forces de l’ordre locales et des Etats.
C’est grâce à la LEAA que les forces de police américaines obtinrent des ordinateurs, des hélicoptères, des gilets pare-balles, des armes de type militaire, des unités SWAT [Special Weapons and Tactics (Tactiques et armes spéciales), unités d’élite de la police], des radios fixées sur l’épaule ainsi qu’un entrainement paramilitaire et débutèrent de nouvelles formes de coopération entre agences de type militaire. Le LEAA augmenta également les exigences en termes de formation et mit en place des tests de compétences de base pour les agents de police. En d’autres termes, le LEAA consistait simultanément en une tentative de moderniser le «maintien de l’ordre», de l’intensifier et de l’étendre.
Si Johnson jeta les bases des mesures de répression, les républicains du Sunbelt [la ceinture du soleil, soit les Etats du sud et de l’ouest] perfectionnèrent le discours. Le sénateur de l’Arizona Barry Goldwater présenta l’origine de la violence criminelle comme résultant des efforts du New Deal et de la War on Poverty [la Guerre contre la pauvreté faisait partie du programme de Johnson pour une Great Society – Medicare, Medicaid, Social security – inscrite dans la continuité du New Deal] impliquant une redistribution des richesses. Goldwater posait ainsi la question: «S’il est tout fait convenable d’enlever chez certains pour donner à d’autres, certains ne seraient-ils pas alors amenés à croire qu’ils peuvent légitimement prendre quelque chose chez ceux qui possèdent plus qu’eux? Il n’est donc pas surprenant que le maintien de la loi et de l’ordre se soit détérioré, que la violence des foules se soit engouffrée dans les grandes villes américaines et que nos épouses ne se sentent pas en sécurité dans les rues.»
Il s’agissait là des vieilles expressions démonisantes du racisme blanc. Les Noirs étaient dépeints comme étant dangereux, ignorants, indignes d’une citoyenneté pleine et entière et, ainsi, nécessitant la répression de l’Etat. Ainsi que l’écrivit dans son journal H. R. Haldeman, le chef de cabinet de Nixon [président entre 1969 et 1974]: «[le président] a insisté qu’il faut reconnaître que tout le problème, c’est véritablement les Noirs. La clé est d’élaborer un système qui reconnaisse cela tout en n’en ayant pas l’air.» Une guerre fédérale contre l’héroïne suivit. Elle fut accompagnée par de nouvelles lois comme le RICO Act qui attribuait des pouvoirs supplémentaires aux procureurs. Au même moment, Nixon commença avec son appel dirigé à la «majorité silencieuse», un groupe qui n’était pas désigné comme étant blanc mais cela était compris ainsi [discours sur la guerre au Vietnam, prononcé à la télévision le 3 novembre 1969; Nixon faisait appel au soutien de la «majorité silencieuse», soit ceux qui, prétendument, ne participaient pas aux manifestations, mouvements, etc.].
A la même époque, faisant partie de la modernisation de la police, la contre-insurrection [contre les soulèvements révolutionnaires en Amérique latine, au Vietnam…] devint le cadre de référence. Une revue sur des questions de maintien de l’ordre, décrivant ce que deviendrait le ghetto confiné dans un avenir proche, conseillait: «Les techniques visant à contrôler les personnes comprennent l’identification individuelle et familiale, le couvre-feu, les permis de voyage, des opérations mobiles et fixes de check point ainsi que l’interdiction des réunions ou des rassemblements.»
L’article continuait en décrivant l’augmentation des taux d’actes criminels comme un précurseur de révolution et louait la «valeur d’une organisation policière efficace – autant civile que militaire – dans le maintien de la loi et de l’ordre, que cela soit en Californie, en Pennsylvanie, au Mississippi ou dans les rizières et jungles du Vietnam».
Redistribution vers le haut
Finalement, cette première phase de montée en force du nouveau système de justice pénale atteignit un plateau. A partir de la fin des années 1970, une série d’énormes scandales avait révélé les aspects hideux du «maintien de l’ordre» et de l’espionnage gouvernemental. Au premier rang de ceux-ci se trouvait le cambriolage, par l’administration Nixon, du quartier général du Parti démocrate à l’hôtel Watergate [qui aboutit à la démission en août 1974 de Nixon]. Ensuite, les auditions de la Commission Knapp mirent au jour la corruption consternante du département de police de New York tandis que le Comité Church du Sénat [1975] révéla les espionnages généralisés et commença à mettre au pas la CIA.
De provenances différentes vinrent des révélations au sujet de la brutalité dans les prisons du Sud des Etats-Unis. De nombreuses prisons dans le Sud reposaient sur le trusty system, c’est-à-dire des prisonniers qui agissaient en tant que gardiens et avaient pleine liberté de maltraiter leurs codétenus. Le Texas a été le dernier Etat à abolir ce système, au début des années 1980. Tout cela engendra une pause momentanée dans l’élan en avant de la montée en puissance du système répressif.
Cette pause fut brève. L’administration Reagan [présidence de 1981 à 1989] relança bientôt la guerre contre la drogue, subventionnée par le gouvernement fédéral ainsi que le projet plus vaste de répression intérieure qu’il contribua à produire.
Cette seconde étape, toutefois, ne relevait pas de la répression de la rébellion; ce travail avait déjà été largement accompli. Il n’y avait plus d’émeutes; les Black Panthers avaient été écrasées [dès 1969]; et de nombreuses organisations locales, auparavant radicales, domestiquées, leurs membres démobilisés, leurs dirigeants réduits à mendier des subventions à des fondations.
La restructuration économique radicale de la Reagan Revolution avait, toutefois, créé de nouveaux problèmes auxquels la justice pénale offrait des solutions. La redistribution massive des richesses vers le haut opérée sous Reagan avait créé de vastes réservoirs de pauvres et de nouveaux niveaux dramatiques d’inégalités. Dans ce contexte, la guerre revigorée contre le crime servit à contenir physiquement et à expliquer idéologiquement, par le biais de discours faisant porter la responsabilité sur les victimes, les dislocations sociales massives engendrées par les restructurations néolibérales.
Alors, pourquoi et comment la politique économique se déplaça radicalement vers la droite au début des années 1980? [A suivre] (Traduction A L’Encontre. Article publié le 28 juillet 2015 sur le site Jacobinmag.com. Christian Parenti enseigne à l’Université de New York. Cet article est tiré de son ouvrage Lockdown America: Police and Prisons in the Age of Crisis, publié aux Editions Verso).
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