Etats-Unis. Katharine Hayhoe: «Il est temps que les scientifiques deviennent des citoyens»

Scott Pruitt, ministre de la Justice d’Oklahoma, à la tête de l’EPA (Agence de protection de l’environnement)

Par Isabelle Hanne
et Aude Massiot

Il a suffi d’un tweet pour déclencher un mouvement national. Le 10 décembre 2016 au soir, Eric Holthaus, météorologiste américain et activiste aux plus de 60’000 abonnés sur Twitter, publie cette simple interrogation: «Scientifiques:avez-vous des données climatiques sur un domaine “.gov” que vous ne voulez pas voir disparaître? Ajoutez-les ici.» Suit un lien vers un document partagé, vite saturé, bientôt véritable base de données scientifiques appelée #DataRefuge, et tenue par l’université de Pennsylvanie.

Rebelote le 17 décembre, quand des étudiants de l’école d’information de l’université de Toronto lancent «Guerrilla Archiving», une plateforme à laquelle il est possible d’envoyer des données via une adresse mail «cryptée dont les serveurs sont en Suisse», précise le site.

Chasse aux sorcières

Derrière cette panique des scientifiques américains, un seul nom: Donald Trump. L’élection du milliardaire républicain à la Maison Blanche a réveillé les inquiétudes de la communauté scientifique américaine, particulièrement chez les spécialistes du climat. Le président élu est non seulement circonspect sur la réalité du changement climatique (un «hoax [canular] inventé par les Chinois pour rendre moins compétitive l’industrie américaine»), mais il a annoncé vouloir faire sortir les Etats-Unis de l’accord de Paris, adopté lors de la COP 21 fin 2015 et entré en vigueur début novembre. Il veut également annuler les 3 milliards de dollars de subventions fédérales promis au Fonds vert pour le climat de l’ONU.

Il ne s’est pas arrêté là. Pour sa future administration, Trump a nommé deux climatosceptiques: Rick Perry au ministère de l’Energie et Scott Pruitt à la tête de l’Agence pour la protection de l’environnement (EPA). Au secrétariat d’Etat, c’est l’actuel PDG d’ExxonMobil, une des entreprises pétrolières et gazières les plus puissantes au monde, qui prendra les manettes de la diplomatie américaine. A ce titre, c’est lui qui négociera, pour les Etats-Unis, au sein de la Convention climat des Nations unies (CCNUCC), sous l’égide de laquelle se tiennent tous les ans les Conférences des parties (COP).

L’équipe de transition de Trump, chargée de nommer les membres de l’administration, compte également neuf climatosceptiques en charge de portefeuilles liés au climat ou à l’environnement, selon le Guardian. Pas si étonnant, alors, que cette même équipe ait envoyé début décembre un questionnaire au ministère de l’Energie pour connaître les noms des employés travaillant sur le changement climatique [1]. L’initiative, vécue comme une chasse aux sorcières, a suscité un tollé. L’équipe de transition a fini par se rétracter, affirmant que «ce questionnaire n’a[vait] pas été autorisé».

Quelques jours plus tôt, Bob Walker, un des conseillers de Trump, avait annoncé une réorientation des fonds de la Nasa: moins d’argent pour l’étude de la planète, et plus pour celle de l’espace. L’ambition de Trump est d’explorer la totalité du système solaire avant la fin du siècle, a expliqué Walker. Ce changement signifierait une perte énorme de données pour les climatologues du monde entier, la Nasa étant le principal pourvoyeur d’informations sur l’état du globe.

«Sortir des laboratoires»

Du 12 au 16 décembre, des milliers de scientifiques se sont réunis à San Francisco, en Californie, pour la conférence de l’Union américaine sur la géophysique, une des plus importantes au monde pour les questions climatiques. «Beaucoup de scientifiques américains sont très préoccupés depuis l’élection de Trump, assure Brenda Ekwurzel, directrice du programme climat et énergie de l’Union of Concerned Scientists (un regroupement de scientifiques engagés), présente à la conférence. Je n’ai jamais vu la communauté scientifique aussi motivée pour agir.» Une conférence sur «le détournement de la loi américaine à des fins de harcèlement, d’intimidation et de discrédit des chercheurs» a attiré du monde. Tout comme l’intervention de Jerry Brown, gouverneur de Californie, qui a promis que, s’il le fallait, il enverrait dans l’espace ses propres satellites pour remplacer ceux de la Nasa. Ou encore celle de Sally Jewell, l’actuelle ministre de l’Intérieur, qui a appelé les chercheurs à ne pas démissionner mais à se battre de l’intérieur. «Elle a rappelé qu’il était plus important que jamais pour les climatologues de sortir de leurs laboratoires et de partager leurs travaux directement avec le public», rappelle Brenda Ekwurzel. Kim Cobb, paléoclimatologue à l’Institut de technologie de Géorgie, le concède: «C’est très inconfortable pour nous, chercheurs, de prendre publiquement des positions politiques, mais nous l’avons fait. On veut vraiment se faire entendre: c’est un moyen de se protéger.»

Lors de ce rassemblement, une organisation, le Climate Science Legal Defense Fund (CSLDF), créée en 2011 pour défendre les climatologues soumis à des pressions à cause de leurs travaux, est venue rassurer les foules. «Aux Etats-Unis, le changement climatique est devenu une question très politisée, beaucoup plus que la plupart des autres disciplines scientifiques, et cela a fait des climatologues des cibles politiques», résume Lauren Kurtz, directrice du CSLDF. Elle conseille ainsi aux chercheurs de faire attention à l’utilisation de leurs mails. En cas de pression du gouvernement, la juriste recommande de «contacter un avocat rapidement pour discuter droit du travail, protection des lanceurs d’alerte ou toute autre loi qui pourrait s’appliquer».

Ces conseils ne sont pas anecdotiques. Comme en témoigne Kim Cobb, travailler sur le changement climatique n’est pas de tout repos aux Etats-Unis: «J’ai reçu des mails désagréables, qui me disaient que j’avais fait le mauvais choix en travaillant sur le changement climatique, que c’était un canular, que j’étais manipulée, etc. C’est le lot de tous ceux qui travaillent sur le changement climatique !»

Objet de ces pressions répétées, Michael Mann, directeur du Earth System Science Center à l’université de Pennsylvanie, connu pour son graphique en «crosse de hockey» pour montrer la variation de la température moyenne du globe, a décrit avoir reçu des menaces de mort, de licenciement et des attaques par des membres du Congrès à cause de ses travaux sur le climat. Dans une tribune publiée par le Washington Post le 16 décembre, il dit «craindre le début d’une ère d’attaques dignes du maccarthysme sur nos travaux et notre intégrité. Il est facile de l’imaginer car nous l’avons déjà vécu». Il fait alors référence au scandale dit du «climategate», quand, en 2009, à la veille de la COP 15 de Copenhague, de nombreux scientifiques du Climate Research Unit, aux Etats-Unis, ont vu leurs mails piratés, publiés et utilisés pour dénigrer leurs travaux et remettre en question le changement climatique.

 

Sauvegarde et engagement

Face à ces menaces, l’archivage de données publiques sur le climat s’est organisé en quelques semaines. Margaret Janz est en charge du programme #Datarefuge à l’université de Pennsylvanie: «Nous faisons des sauvegardes de données publiées par des agences fédérales pour garantir qu’elles restent accessibles au public, même si l’administration Trump décide de couper les budgets de ces agences ou d’utiliser leurs serveurs pour stocker d’autres informations.» Lors d’une journée «Guerrilla Archiving» organisée le 12 décembre, des étudiants de l’université de Toronto ont par exemple archivé plus de 3100 adresses URL issues du site de l’EPA, et identifié 192 programmes sensibles. Margaret Janz, documentaliste spécialiste du traitement de données, est en train de créer en parallèle une boîte à outils pour aider les chercheurs à archiver eux-mêmes leurs travaux. En janvier 2017, des événements appelés Data Rescue seront organisés dans tout le pays pour sensibiliser les scientifiques sur ces questions et sur la meilleure manière de faire des sauvegardes. «En plus de les rendre accessibles, l’objectif est de rendre ces travaux compréhensibles par le public», détaille-t-elle.

Janz n’a pas à craindre de représailles financières de la nouvelle administration, l’université de Pennsylvanie étant un établissement privé. «Nous ne recevons que très peu de subventions publiques», précise-t-elle. D’autres chercheurs craignent, eux, de se voir retirer les subsides publics à cause de leurs travaux. «On regarde du côté des Etats qui pourraient financer eux aussi la recherche, comme la Californie, décrit Kim Cobb. D’autres acteurs non-gouvernementaux, comme des fondations ou des entreprises privées, qui ont une bonne compréhension des enjeux liés au changement climatique, peuvent également s’engager plus et prendre le relais de l’Etat fédéral.»

Pour Brenda Ekwurzel, ce basculement serait problématique: «La recherche publique est beaucoup plus libre que dans le privé. Il y a un risque que les entreprises orientent les travaux vers leurs propres intérêts ou fassent pression pour qu’ils ne soient pas publiés.»

Pour éviter d’en arriver là, scientifiques, ONG environnementalistes et citoyens concernés se tournent vers leurs élus pour limiter les dégâts de l’administration Trump. Plusieurs campagnes ont été lancées auprès de sénateurs pour qu’ils bloquent les nominations de Scott Pruitt, Rex Tillerson ou encore Rick Perry en janvier. Pour la climatologue Katharine Hayhoe, directrice du Climate Science Center à la Tech University au Texas: «Il est temps que les scientifiques deviennent des citoyens.» (Article publié dans le quotidien Libération en date du 3 janvier 2017, titre de la rédaction A l’Encontre)

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[1] Le Monde, en date du 14 décembre 2016, soulignait:«Une inquiétude avivée par la révélation, par la presse américaine, d’un questionnaire transmis par l’équipe de transition de M. Trump à l’ensemble des services du ministère de l’énergie américain, leur demandant notamment de dresser la liste des personnels ayant travaillé, de près ou de loin, sur la question climatique ou sur les énergies renouvelables.

La crainte d’une chasse aux sorcières gagne du terrain. «En temps normal, je réserverais mon jugement en supposant a priori qu’il s’agit simplement d’une collecte d’information légitime, observe Michael Mann, le directeur du Earth System Science Center de l’université de Pennsylvanie. Cependant, cette dernière révélation ne vient pas hors de tout contexte. Cela soulève une réelle préoccupation, celle que l’équipe de transition [de M. Trump] puisse prendre des gens pour cible, en particulier des scientifiques.»

«C’est fréquent de voir les équipes de transition interroger les structures gouvernementales sur leurs politiques, ajoute Michael Halpern, de l’Union of Concerned Scientists (UCS), une organisation de promotion de la science. Ce qui ne l’est pas, c’est de demander des listes d’employés de ces structures et de cibler des fonctionnaires qui font simplement leur travail.»

Les chercheurs redoutent également que l’activité scientifique elle-même soit entravée. L’équipe de transition de M. Trump a déclaré que la NASA devrait cesser ses activités d’observation de la Terre. Une telle décision aurait un impact considérable, au-delà de la recherche américaine. Car, rappelle Stefan Rahmstorf, directeur du Potsdam Institute for Climate Impact (Allemagne), «comprendre notre planète implique une coopération mondiale des systèmes d’observation». «Nous pensons qu’il y a un risque que les financements de la recherche et des infrastructures scientifiques soient remis en cause, dit Mme McEntee. Mais ce sont des risques que le Congrès a déjà fait peser sur nous l’an passé et nous avons réussi à les éviter.»

Pour leur part, les climatologues gardent vif le souvenir de l’administration Bush. En février 2007, l’Union of Concerned Scientists avait mené une enquête auprès de 300 scientifiques issus de sept agences fédérales (NASA, NOAA, EPA, etc.). Quelque 46 % des répondants avaient déclaré avoir «été témoin ou fait personnellement l’expérience de pressions pour éliminer les expressions “changement climatique” ou “réchauffement global”, ou d’autres termes similaires, de toute une variété de communications». Environ 40 % avaient constaté, sur les sites Internet de leur agence, «la publication anormalement retardée ou la disparition de rapports ou de documents scientifiques sur le climat». Et près de la moitié avait remarqué «des exigences administratives nouvelles ou inhabituelles ayant entravé des travaux liés au climat».

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