Etats-Unis-Débat (I). «Pourquoi les socialistes doivent battre Trump»

Par Dan La Botz

[Nous publions ci-dessous deux articles d’opinion ayant trait aux choix politiques de la gauche socialiste face à l’élection présidentielle du 5 novembre aux Etats-Unis. Nous publierons d’autres contributions ayant un angle d’approche différent. Réd.]

La vice-présidente Kamala Harris étant désormais [officiellement depuis le 23 août] la candidate du Parti démocrate, les démocrates ont d’abord poussé un soupir de soulagement, puis ont été pris d’un élan d’enthousiasme. Beaucoup de démocrates se disent maintenant «nous pourrons peut-être gagner».

Après la performance désastreuse du président Joe Biden lors de son premier débat avec l’ancien président Donald Trump [le 28 juillet], suivie de la tentative d’assassinat ratée [le samedi 13 juillet], que beaucoup de ses partisans évangéliques ont pris pour le fait d’une intervention divine, il semblait qu’il n’y avait aucun moyen d’empêcher Trump de gagner l’élection présidentielle [du 5 novembre].

C’était une perspective terrifiante, car la plupart d’entre nous, à gauche au sens large, craignions qu’en cas de victoire nous entrions dans une période d’autoritarisme, l’antichambre du fascisme. C’est pourquoi beaucoup d’entre nous pensent qu’il faut voter pour Kamala Harris.

Et elle pourrait gagner. L’entrée en campagne de Kamala Harris, qui n’a commencé que le 21 juillet, a été spectaculaire. Dès les deux premiers jours, un appel Zoom a été organisé avec 40 000 sympathisantes noires.

Les dirigeants du Parti démocrate, les donateurs et les personnes qui exercent une influence se sont rapidement ralliés à Kamala Harris, dont la campagne a unifié le parti. En une semaine environ, elle a levé environ 300 millions de dollars, organisant d’immenses rassemblements empreints d’un enthousiasme formidable et aussi importants que ceux de Trump. Elle a choisi le libéral Tim Walz comme colistier. Au moment où j’écris ces lignes, le 10 août 2024, le New York Times/Sienna Poll révèle que Kamala Harris devance Donald Trump de cinq ou six points dans le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie, trois Etats où l’ancien président Joe Biden était à la traîne. [Selon la même entité de sondage, le 8 octobre, Kamala Harris devance de 4 points Trump dans un sondage à l’échelle nationale. Reste la question des Etats pivots pour les rapports de force dans le collège électoral.]

La perspective d’élire la première femme asiatique et la première femme noire à la présidence des Etats-Unis a enthousiasmé de nombreux secteurs de la base du Parti démocrate et des indépendants. De nombreuses femmes sont ravies de soutenir une candidate qui pourrait être la première femme présidente. Les Noirs aussi sont heureux de soutenir une femme qui se définit comme une candidate noire, et les jeunes électeurs sont désormais plus motivés. De nombreux Sud-Asiatiques sont également enthousiasmés par sa candidature, même s’ils ne représentent qu’un ou deux pour cent de l’ensemble des électeurs et électrices.

Permettez-moi de dire que je reste, comme pratiquement tous les membres de Solidarity, attaché à l’idée que nous devons créer un parti politique indépendant de la classe laborieuse avec un programme socialiste – même si, comme nous le savons d’après les expériences du Labor Party (des années 1990), aujourd’hui disparu, et du Green Party, les règles du jeu politique rendent cette tâche extrêmement difficile.

Je ne crois pas, comme le fait Democratic Socialists of America (DSA), que la gauche doive avoir une orientation stratégique vers le Parti démocrate. Je pense que des décennies de tentatives de réforme du Parti démocrate ou de réalignement des Démocrates ont échoué et qu’il y a peu de chances qu’elles aboutissent à l’avenir.

Néanmoins, en raison de la menace d’autoritarisme que représente Trump, je considère aujourd’hui, comme je l’ai affirmé en 2020 lorsque j’ai soutenu Biden, que nous devons soutenir la candidate du Parti démocrate, Kamala Harris.

Le bilan de Kamala Harris

Pourtant, si je pense que nous devons voter pour Kamala Harris, ce n’est pas parce qu’elle est progressiste de quelque manière que ce soit. Certains progressistes du Parti démocrate affirment que voter pour Kamala Harris est en soi progressiste, car c’est une femme noire/asiatique. Si, comme beaucoup d’Américains, j’aimerais voir une femme de couleur à la présidence, nous devrions avoir appris de l’expérience de Barack Obama [janvier 2009-janvier 2017] que le fait d’être une personne de couleur ne signifie pas nécessairement que l’on développe des politiques plus progressistes.

Le rôle de femmes telles que les secrétaires d’Etat Madeleine Albright [23 janvier 1997-20 janvier 2001] et Hillary Clinton [janvier 2009-février 2013] a clairement montré que le sexe ne dicte pas la politique. Elles ont toutes deux ont mis en œuvre les politiques impérialistes des Etats-Unis.

En fait, Kamala Harris n’a jamais été du genre à défendre des positions progressistes et à se battre pour elles. Elle n’a jamais été à la pointe d’une politique progressiste. A l’instar de l’ancien président Barack Obama, auquel elle est souvent comparée, elle a soigneusement évité les controverses politiques. Dans ses fonctions précédentes, qu’elle ait été procureur général de Californie [janvier 2011-janvier 2017], sénatrice [janvier 2017-janvier 2021] ou vice-présidente, elle a administré et voté en tant que modérée.

Historiquement, les vice-présidents n’ont jamais présenté leur propre point de vue, et Kamala Harris ne l’a pas fait non plus. En matière de politique intérieure, elle a pleinement soutenu les programmes économiques et sociaux libéraux de Joe Biden, les plus importants depuis un demi-siècle. Les plus notables sont l’American Rescue Plan Act (1900 milliards de dollars) pour soutenir les entreprises et les salarié·e·s pendant le Covid, l’Infrastructure Investment and Jobs Act (1200 milliards de dollars) et l’Inflation Reduction Act (369 milliards de dollars) pour faire face aux problèmes climatiques [du côté des entreprises, ce plan prévoit des crédits d’impôt pour les investissements et la production des véhicules électriques, dans l’éolien, le solaire, la séquestration du carbone, l’hydrogène dit viert, les biocarburants, les batteries; la dimension protectionniste est présente].

En matière de politique d’immigration, elle avait un bilan mitigé en tant que procureur général de Californie et, en tant que vice-présidente, elle a pleinement soutenu les politiques de Biden en ce qui concerne l’immigration et de réglementation des frontières. Ces politiques violent le droit états-unien et international en empêchant de nombreuses personnes d’entrer dans le pays et de demander l’asile, en créant des obstacles, en détenant et en expulsant d’autres personnes sans procédure régulière, tout en laissant de nombreuses personnes dans l’incertitude juridique pendant des années.

Alors qu’elle était chargée de s’attaquer aux racines du problème de l’immigration en Amérique du Sud, en particulier dans le triangle de l’Amérique centrale (Salvador, Guatemala et Honduras) – une tâche ingrate et impossible puisqu’il s’agit de corriger d’une manière ou d’une autre les résultats de décennies de guerre américaine, de politiques néolibérales, de gouvernements autoritaires corrompus et de la prolifération des cartels et des gangs – elle n’a pu que sourire et donner un peu d’aide à certaines ONG.

Kamala Harris a défendu ouvertement le droit à l’avortement et a été la première élue de haut rang à avoir le courage de visiter une clinique spécialisée dans ce type d’intervention. Il ne fait aucun doute que sa défense des droits génésiques lui a valu de nombreuses sympathisantes parmi les femmes. Pourtant, il s’agit de la défense d’un droit protégé par le gouvernement fédéral – le droit de choisir un avortement dans certaines circonstances – qui a été perdu. Il s’agit d’une lutte pour rétablir le statu quo ante, et non d’une nouvelle position progressiste. On ne s’attend pas à ce qu’elle se batte pour des avortements gratuits sur simple requête ou des pilules du lendemain gratuites pour toutes celles qui en font la demande.

Kamala Harris est également créditée du soutien de Biden aux membres de l’UAW (United Auto Workers) et de leurs grèves réussies à l’automne 2023, ce dont elle profite aujourd’hui lorsqu’elle s’adresse à ce monde syndical.

En matière de politique étrangère, elle a totalement soutenu Biden dans son soutien à Israël et à sa guerre contre Gaza, dans son soutien à l’Ukraine contre l’invasion russe et dans son opposition aux ambitions impériales de la Chine. La réputation de Kamala Harris d’être plus progressiste à l’égard d’Israël repose sur des déclarations telles que celle qu’elle a faite quelques jours après sa rencontre [en juillet] avec le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou: «Ce qui s’est passé à Gaza au cours des neuf derniers mois est dévastateur. Les images d’enfants morts et de personnes désespérées et affamées fuyant pour se mettre à l’abri, parfois déplacées pour la deuxième, troisième ou quatrième fois – nous ne pouvons pas refuser de voir ces tragédies.» Puis elle a ajouté: «Je ne me tairai pas.» D’accord, mais elle n’a pas dit comment elle changerait la politique des Etats-Unis, si tant est qu’elle la changerait.

Pourtant, bien qu’elle soit une démocrate classique avec tout ce que cela implique – une partisane du capitalisme et de l’impérialisme états-uniens, une personne tributaire des banques et des grandes firmes, une personne qui deviendra le commandant en chef de l’establishment militaire le plus important et toujours le plus agressif du monde – nous devrions voter pour elle parce que l’alternative est bien pire.

La menace

Le caractère et la psychologie de Donald Trump sont bien connus. C’est un narcissique, égoïste et avide de gains. Grâce à son émission de téléréalité «The Apprentice», il a réussi à se faire connaître du grand public, puis à devenir une figure charismatique à l’échelle nationale. Il a une capacité brillante à lire dans «la tête» de ses partisans et à se faire apprécier d’eux. Il a des opinions misogynes, racistes et xénophobes qu’il a projetées et normalisées dans la société. Il a utilisé la peur pour évoquer l’insécurité des Blancs et pour réveiller des attitudes latentes et des sentiments de ressentiment à l’égard des femmes, des Noirs, des LGBTQ et des Latinos. Si les attitudes hostiles n’étaient pas déjà présentes, il les a instillées.

C’est ainsi que Trump s’est constitué un soutien de masse parmi des dizaines de millions de personnes, soit environ les deux cinquièmes de la population américaine. Bien qu’il ne soit pas facile à mesurer, il a le soutien d’un grand pourcentage d’électeurs blancs de la classe ouvrière, y compris de nombreux membres de syndicats [1]. Au cours des huit dernières années, les opinions politiques personnelles de Trump ont fini par coïncider avec l’idéologie du nationalisme chrétien blanc. Il bénéficie d’un très fort soutien de la part des Eglises évangéliques blanches et de leurs congrégations majoritairement issues de la classe ouvrière.

Les organisations de droite qui lui sont apparentées, telles que America First Legal de Stephen Miller [il fut conseiller de Trump de 2017 à 2021, son orientation est considérée comme d’extrême droite et anti-immigrant·e·s], Turning Point USA de Charles J. Kirk [structure créée en 2012, Kirk est influent sur les réseaux avec une dimension complotiste] et America’s Future de Michael Flynn [général à la retraite, premier conseiller de Trump sur la sécurité nationale; après son départ contraint de ce poste, il a fait fortune dans les théories conspirationnistes, fort bien reçues par les adhérens de QAnon], ont reçu des millions de dollars du Bradley Impact Fund [qui soutient les courants les plus conservateurs]. Il a obtenu le soutien de milices d’extrême droite et de groupes d’extrême droite tels que les Oath Keepers et les Proud Boys [présents le 6 janvier 2021 lors de l’attaque contre le Capitole]

Plus important encore, il a complètement pris le contrôle du Parti républicain, lui a donné une plus grande cohéseion et l’a déplacé vers la droite. D’en haut, il a construit un mouvement politique et un parti d’extrême droite extrêmement dangereux.

Nous avons découvert entre 2016 et 2020 comment Trump gouvernait. A l’époque, il n’avait pas encore d’équipe politique et n’exerçait qu’une influence limitée au sein du Parti républicain. Pourtant, il a mené certaines des offensives les plus importantes depuis des décennies contre la démocratie états-unienne et la classe ouvrière.

Tout d’abord, en 2017, il a adopté une réduction d’impôts de 2300 milliards de dollars qui a eu un impact considérable sur la répartition des richesses dans le pays. Il a nommé trois juges de droite – Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett – à la Cour suprême, qui a ensuite renversé Roe v. Wade [arrêt datant de 1973], mettant fin à la protection fédérale de facto du «droit des femmes à avorter». Il a retiré [en juin 2017] les Etats-Unis des Accords de Paris sur le climat.

Il a également lancé de nombreuses autres attaques contre les programmes sociaux et les législations fédérales qui bénéficiaient à la population. Nous ne devons pas oublier qu’il est également responsable de centaines de milliers de morts évitables pendant la pandémie de Covid parce qu’il n’a pas suivi les informations scientifiques, encourageant les gens à ignorer et à résister aux bonnes pratiques sanitaires telles que le port du masque et la distanciation sociale.

En 2020, il a nié avoir perdu l’élection et s’est efforcé de fausser le décompte des voix et la certification [par le Congrès] de Biden. Le 6 janvier 2021, il organise une insurrection et une tentative de coup d’Etat pour s’installer au pouvoir.

La menace qui plane est que Trump et ses conseillers, dès son entrée en fonction en 2025, est qu’ils envisagent de remanier en profondeur le fonctionnement du gouvernement des Etats-Unis, ce qui est désormais facilité par les arrêts rendus ultérieurement par la Cour suprême des Etats-Unis.

La réalité en 2024

Nous aimerions tous qu’il existe un parti politique de gauche crédible représentant une alternative pour la classe laborieuse. Malheureusement, ce n’est pas le cas.

La campagne du professeur Cornel West a été une chimère, elle ne s’est jamais concrétisée [il avait annoncé sa candidature en juin 2023, puis s’est présenté aux primaires du Parti vert, puis se présent comme candidat indépendant]. Le Parti vert défend de nombreuses positions progressistes, mais sa candidate, Jill Stein, reproduit les positions du dictateur russe Vladimir Poutine avec sa guerre contre l’Ukraine. Pourtant, certains pourraient vouloir voter pour les Verts afin de défendre le principe de l’action politique indépendante, mais cela ne peut et ne doit pas être fait dans les swing states [Etats pivots] où cela pourrait contribuer à une victoire de Trump.

Les socialistes devraient dès maintenant et jusqu’en novembre soutenir le ticket Harris-Walz, non pas parce qu’ils représentent une alternative progressiste significative, mais parce que cela nous donne quatre années de plus pour agir dans notre démocratie – telle qu’elle est – afin d’organiser des mouvements sociaux et politiques dans le but de lutter pour la classe laborieuse et les opprimé·e·s et de faire avancer l’idéal d’un socialisme démocratique. (Publié dans Against the Current, septembre-octobre 2024, n°332, revue animée par Solidarity; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Voir sur l’influence de Trump en direction de la classe laborieuse l’article de Lance Selfa fort bien documenté et argumenté, publié sur ce site le 22 septembre 2024.

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«Un argument marxiste en faveur du vote pour Kamala Harris»

Par Cliff Conner

Les personnes qui me connaissent seront probablement choquées et sidérées de lire ce titre et d’y voir mon nom. Moi, je suis choqué. Il s’agit d’un revirement à 180 degrés d’une opinion – voire d’un principe – que j’ai fermement défendue et professée pendant la plus grande partie de ma vie [Cliff Conner fut durant une longue période membre du SWP des Etats-Unis avant de rompre avec l’orientation de la direction au début des années 1980]. Cinquante-trois ans, pour être exact – de 1967 à 2020.

En réalité, le titre ci-dessus sous-estime ma position. Car non seulement je pense que les socialistes et les travailleurs et travailleuses, y compris les lecteurs de cette publication (Against the Current), devraient voter pour Kamala Harris à la présidence des Etats-Unis, mais je vous appelle à faire campagne pour elle. Sonnez aux portes. Faites des appels téléphoniques. Distribuez des dépliants. Faites don de votre argent durement gagné si vous en avez les moyens. Tout ce qu’il faut pour assurer son élection.

OK. Après avoir énoncé la position de la manière la plus claire, pour ne pas dire provocante, que possible, je vais maintenant tenter d’en fournir la justification.

Un principe fondamental de l’organisation socialiste à laquelle j’ai adhéré en 1967 stipulait qu’aucun socialiste ne devait jamais voter pour les partis démocrate et républicain ou leur apporter un soutien politique sous quelque forme que ce soit. Ces partis étaient et sont toujours les partis jumeaux du capitalisme, de l’impérialisme, de la guerre, du racisme, du sexisme, de l’homophobie et de la destruction de l’environnement. Voter pour un démocrate ou un républicain, c’est franchir la ligne de classe, c’est devenir l’équivalent d’un briseur de grève qui franchit le piquet de grève syndical.

J’avais adopté ce principe à cause de la guerre du Vietnam. Je m’opposais à la guerre depuis 1964, la première année où j’ai eu l’âge légal de voter. J’ai suivi les campagnes présidentielles de Lyndon B. Johnson [vice-président de J.F. Kennedy, puis président de novembre 1963 à janvier 1969] et de Barry Goldwater [candidat républicain à la présidentielle en 1964 contre Lyndon B. Johnson-LBJ], et j’étais convaincu que Johnson mettrait fin à la guerre – parce qu’il avait dit qu’il le ferait – et que Goldwater pourrait entraîner la fin au monde – parce qu’il menaçait d’utiliser des armes nucléaires au Vietnam s’il était élu. Lorsque Johnson a été élu haut la main [il obtient 61,05% des suffrages et 486 grands électeurs, Goldwater n’a le soutien que de 52], j’ai été très soulagé. Puis vint la grande trahison.

Johnson a presque immédiatement fait le contraire de ce que sa campagne avait promis. En l’espace de deux ans, non seulement il n’a pas réussi à mettre fin à la guerre, mais il l’a transformée en une guerre aux dimensions monstrueuses, envoyant des centaines de milliers de soldats au front et bombardant l’Asie du Sud-Est plus massivement que les puissances de l’Axe (Allemagne, Italie, Japon) n’avaient été bombardées pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette guerre a coûté la vie à des millions de combattants de la liberté et de civils. Bien que nous n’en ayons pas eu la preuve définitive avant la divulgation des «Pentagon Papers» [le titre officiel: «Report of the Office of the Secretary of Defense Vietnam Task Force» commandé par McNamara] en 1971, il s’est avéré que Johnson avait planifié cette escalade alors qu’il faisait campagne en 1964 en tant que «candidat de la paix»!

Pour faire court, je suis devenu un fervent chanteur de «Hey, Hey, LBJ – Combien d’enfants as-tu tués aujourd’hui?». J’ai rejoint le mouvement anti-guerre et j’ai commencé à participer à son organisation. J’ai rejoint le mouvement socialiste, je suis devenu marxiste et j’ai juré de ne plus jamais me faire avoir par un démocrate. Au cours des cinquante années qui ont suivi, lors de chaque élection, j’ai affirmé que les démocrates et les républicains étaient essentiellementles mêmes. Pas identiques, bien sûr, car s’ils ne faisaient pas semblant d’être différents, ils ne pourraient pas berner l’électorat. Mais les implications politiques seraient les mêmes, quel que soit le parti qui remporterait les élections: la classe capitaliste continuerait à gouverner, la classe ouvrière continuerait à être exploitée et, comme le chantait Bob Marley, «le rêve d’une paix durable ne restera qu’une illusion éphémère» [1].

J’écris ces lignes en réponse à un défi affectueux lancé par l’une de mes filles, qui m’a rappelé que je lui avais appris à éviter comme la peste les deux partis jumeaux du capitalisme. Pourquoi ai-je changé, m’a-t-elle demandé.

La réponse brève est que je n’ai pas changé. La situation politique états-unienne a changé si radicalement que je me suis senti obligé de revoir mon point de vue à ce propos.

Mais ne lui avais-je pas dit que voter pour un démocrate serait une violation de principe? Oui, je l’ai dit et je le pense toujours. Cependant, j’ai appris que les principes ne sont pas des concepts absolus comme je l’avais cru. Parfois, on se retrouve coincé entre deux principes qui s’opposent et qui nous obligent à choisir celui qui est le plus important. C’est le cas en l’occurrence. Le principe d’assumer la responsabilité d’agir pour éviter une catastrophe historique pour la classe laborieuse «l’emporte» (désolé pour cela) sur le principe de ne pas voter pour un démocrate.

Une politique du «moindre mal»?

Les personnes respectables et bien intentionnées que j’ai connues et qui ne sont pas socialistes affirment que, malgré tout ce qui ne va manifestement pas dans la société états-unienne, les démocrates libéraux ne sont pas aussi néfastes que les républicains de droite. Les démocrates sont le «moindre mal» et c’est donc une bonne chose qu’ils gagnent les élections.

Les socialistes ont déjà entendu cet argument ad nauseum, et nous nous y sommes opposés à juste titre pendant longtemps. Comme je l’ai dit, je m’y suis opposé jusqu’en 2020. Et puis la situation a changé. Un fléau beaucoup, beaucoup plus grand est soudain entré dans la danse.

La différence entre les maux n’était plus simplement une question de plus ou de moins; elle devenait qualitative. Et cette différence – j’en suis convaincu –, si Donald Trump décroche un second mandat, pourrait bien déboucher sur une oppression et une destruction d’une ampleur dépassant ce qui s’est passé en Europe au milieu du XXe siècle. Elle pourrait plonger non seulement les Etats-Unis, mais aussi une grande partie du monde, dans les ténèbres et l’horreur politiques pendant une génération ou plus. Essayer de l’ignorer revient à ignorer une menace imminente. Par principe, j’estime qu’il est de mon devoir de m’y opposer activement, non pas avec des espoirs, des déclarations fracassantes et des théories vides de contenu, mais d’une manière matériellement efficace. Allez voter! Pour Kamala Harris!

Voici la situation électorale d’aujourd’hui: vous n’avez pas le luxe de voter pour ce que vous voudriez. Nous sommes mis face – par les ennemis de la classe laborieuse – à un choix purement binaire. Vous êtes contraints de choisir entre Harris ou Trump. Vous pouvez vous abstenir, bien sûr, mais pour les électeurs et électrices de la classe ouvrière, ce sera un semi-vote pour Trump.

Voter pour un candidat appartenant à un tiers parti, c’est s’abstenir pratiquement. Vous n’êtes pas d’accord? Pensez-vous que l’une des campagnes d’un tiers parti pourrait, en fait, remporter l’élection? Je serais tout à fait à l’aise et confiant pour parier littéralement ma vie sur le fait que ce ne sera pas le cas. C’est aussi impossible que de gagner le cent mètres aux Jeux olympiques. Si vous comprenez au plus profond de vous le danger mortel que représente Trump, vous commencerez immédiatement à faire campagne pour Harris.

Cette position, m’a-t-on dit, signifie que je soutiens Kamala Harris, ou que je soutiens le Parti démocrate, ou que je soutiens le génocide à Gaza. Aucune de ces propositions n’est exacte, quel que soit le nombre de fois où l’on m’explique que c’est ce que je «veux en réalité dire». Je ne soutiens pas Kamala Harris. Je ne soutiens pas le Parti démocrate. Je déteste leur politique de soutien moral et matériel inconditionnel à Israël, qui commet un génocide contre le peuple palestinien. Je suis favorable à la liquidation du Parti démocrate, du Parti républicain et de l’ensemble du système électoral bipartite.

Je soutiens l’idée d’un parti ouvrier et d’une Amérique socialiste. Non pas une Amérique qui fonctionne comme d’habitude et qui est gouvernée par des politiciens qui se disent socialistes, mais une Amérique où l’ensemble du système productif est complètement nationalisé et placé sous le contrôle des salarié·e·s. Malheureusement, il n’y a pas de véritable parti ouvrier à soutenir dans cette élection, et une Amérique socialiste est un objectif, pas une option présente que l’on peut obtenir en la souhaitant.

Je rejette la politique impuissante qui consiste à «réclamer» des choses qui ne se produiront pas à temps pour faire la différence, y compris un parti ouvrier et une résistance massive et organisée des travailleurs contre l’oppression trumpiste. Je me souviens de Jerry Gordon citant Shakespeare aux ultralibéraux qui «appelaient» à une grève générale contre la guerre au Vietnam: «Je peux appeler des esprits des vastes abysses.»
«Pourquoi, y compris moi, et n’importe qui d’autre! Mais viendront-ils?»

Mark Twain [1835-1910] a dit: «La foi, c’est croire ce que l’on sait ne pas être.» La politique qui consiste à «réclamer» des choses qui ne se produiront pas de sitôt est la cousine germaine de la foi.

En bref, mon appel à voter et à faire campagne pour la candidate du Parti démocrate en 2024 est uniquement fondé sur le fait qu’elle n’est pas Trump et qu’elle ne représente pas la menace de gouverner en tant qu’autocrate n’ayant aucun compte à rendre.

Quelle est la réalité et l’ampleur du danger que représente une réélection de Trump?

De nombreux lecteurs de cette publication connaissent aussi bien que moi les horreurs de la période nazie en Allemagne. En outre, la représentation du Troisième Reich dans la culture populaire (livres, films et télévision) devrait permettre à des millions d’Américains de comprendre au moins ce que l’on entend par «le Troisième Reich était un régime d’une cruauté presque inimaginable». Le meurtre de millions de victimes innocentes a fourni un nouveau point de référence de la limite extrême de «l’inhumanité de l’homme envers l’homme» [2].

«Je n’ai pas de boule de cristal», comme on dit, mais je crois qu’il est tout à fait possible qu’une deuxième administration Trump «sans garde-fous» atteigne et dépasse la cruauté nazie. Je m’attendrais à ce qu’elle commence par abattre des centaines de manifestants anti-génocide ou Black Lives Matter dans les rues. La population de prisonniers de Guantánamo pourrait augmenter rapidement, y compris les manifestant·e·s états-uniens et «immigrés». Et Trump a explicitement fait savoir qu’il aimerait voir des camps de concentration «dans tout notre pays» pour lutter contre la criminalité urbaine et le sans-abrisme – et, bien entendu, la «criminalité urbaine» est étroitement associée dans son cerveau reptilien aux «immigré·e·s» et aux personnes de couleur. Voici comment il s’exprime: «Peut-être que certaines personnes n’aimeront pas entendre cela, mais la seule façon d’évacuer des centaines de milliers de personnes, et peut-être même des millions de personnes dans tout notre pays, est d’ouvrir de grandes parcelles de terrain bon marché à la périphérie des villes, de construire des salles de bains permanentes et d’autres installations, de les rendre bonnes, dures, mais rapides, et de construire des milliers et des milliers de tentes de haute qualité, ce qui peut être fait en un jour. Un seul jour. Il faut faire partir les gens.» [3]

Si Trump obtient le contrôle légal du pouvoir exécutif du gouvernement, il a explicitement promis qu’au «premier jour» de sa prise de fonction il sera un dictateur qui ne rendra de comptes à personne d’autre qu’à lui-même.

Si vous avez besoin d’une preuve supplémentaire de ses intentions, allez sur Youtube et regardez le fameux débat avec Joe Biden le 27 juin 2024. Le monde entier s’est focalisé sur la triste prestation de Biden, qui bredouillait. (En tant que personne âgée, bien que j’abhorre la politique de «Joe le génocidaire», je pouvais compatir avec lui dans cette situation.) L’aspect le plus horrible du débat, cependant, n’était pas la façon dont Biden s’est exprimé, mais ce que Trump a dit. Quelles que soient les questions que les journalistes lui posaient, Trump revenait sans cesse à une diatribe contre les immigré·e·s «violeurs et assassins». C’était de la démagogie nazie classique, les «immigrés» remplaçant les «juifs» comme boucs émissaires de tous les maux de la société.

Je crois Trump lorsqu’il dit qu’il veut des camps de concentration à foison, et vous devriez le croire aussi, car ses récentes attaques contre les «socialistes», les «communistes» et les «marxistes» nous visent directement, vous et moi. Lorsqu’il qualifie ses opposants politiques, y compris les démocrates, de «vermine» et qu’il accuse les immigrants d’«empoisonner le sang» des Etats-Unis, il démontre clairement sa sincérité (bona fide) fasciste.

Si Trump est réélu, son second mandat sera presque certainement «sans garde-fou». Il a déjà la Cour suprême dans sa poche et, avec son soutien, il pourrait rapidement placer le ministère de la Justice entièrement sous son autorité. Quiconque pense que «l’armée états-unienne par principe apolitique» va s’interposer et l’arrêter se trompe lamentablement. Tout cela est-il vraiment «sans aucune différence» avec ce que l’on peut attendre d’une administration Kamala Harris?

Le marxisme et la révolution bourgeoise

Permettez-moi d’expliquer la différence en termes marxistes. Les démocrates disent que Trump représente une menace pour la «démocratie». Le problème, c’est que la démocratie états-unienne n’a pas été «la cité brillante sur une colline» [Mario Cuomo, ancien gouverneur de New York, faisant référence à Reagan, en juillet 1984] qu’elle a toujours promis d’être. Elle n’a certainement pas tenu ses promesses à l’égard des populations indigènes d’Amérique du Nord, des Afro-Américains, que ce soit pendant ou après l’ère de l’esclavage, ou des réfugié·e·s et des immigrant·e·s qui ne voient que de l’hypocrisie dans les paroles d’accueil [poème gravé sur la plaque de bronze apposée sur la Statue de la Liberté]: «Livrez-moi vos épuisés, vos pauvres, vos masses entassées qui aspirent à respirer librement.» La promesse d’une «justice égale pour tous» a été profondément dévoyée par la capacité des criminels fortunés à «jouer» avec le système juridique en achetant les services d’avocats très honéreux (sans parler de la multiplication des tribunaux à tous les niveaux avec des juges de droite approuvés par la Federalist Society [organisation de droite conservatrice qui préconise une interprétation rigoriste et originaliste de la Constitution des Etats-Unis]).

Il n’en reste pas moins vrai que la société états-unienne bénéficie depuis ses origines de ce que les marxistes appellent la «démocratie bourgeoise». C’est-à-dire la démocratie capitaliste. On l’appelle parfois «démocratie politique» pour la distinguer de la «démocratie économique» ou de la «démocratie socialiste».

L’essence de la démocratie bourgeoise est la fidélité à l’Etat de droit et l’égalité devant la loi, ce qui exclut le règne d’autocrates qui n’ont pas de comptes à rendre. Et quiconque pense que Marx, Lénine ou Trotsky ont rejeté la démocratie bourgeoise en la qualifiant de «pas différente de la monarchie» se trompe lourdement. Ils ont compris que la démocratie bourgeoise était la réalisation majeure de l’une des révolutions sociales les plus importantes au monde: la Révolution française de 1789-93.

Les droits démocratiques bourgeois sont le fondement nécessaire de tous les droits de l’homme. Ils ont été codifiés pour la première fois dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de la Révolution française et dans la Déclaration des droits amendée par la Constitution américaine. La consolidation et l’extension des acquis démocratiques des révolutions bourgeoises sont des conditions préalables à la démocratie socialiste. La démocratie bourgeoise et les droits démocratiques bourgeois aux Etats-Unis sont souvent considérés comme des acquis, mais les marxistes, entre tous, devraient être parfaitement conscients de ce que signifierait leur perte. Cela rendrait les luttes dans lesquelles nous sommes actuellement engagés beaucoup, beaucoup plus difficiles à poursuivre et, par conséquent, à gagner. Si nous perdons la démocratie bourgeoise, les mouvements dynamiques contre les génocides, pour le droit à l’avortement, pour les droits syndicaux, pour la justice et la liberté pour Cuba, pour la justice climatique, seront écrasés, réprimés et poussés dans la clandestinité – pour au moins une génération et peut-être beaucoup plus longtemps. Aucun principe politique ne peut primer sur la nécessité de résister activement à cette possibilité. Oui, la «résistance» implique bien plus que la simple organisation du vote pour une alternative à un démagogue, mais à l’heure actuelle, c’est la seule voie qui s’offre à nous. Les Palestiniens et leurs alliés poursuivront certainement la lutte contre le génocide à Gaza par tous les moyens nécessaires, et contre les politiques de Biden et Harris qui fournissent les armes qui tuent des enfants et d’autres personnes à Gaza. Peut-on concilier cela avec le fait de voter pour Harris contre Trump? C’est tout à fait possible et cela doit l’être, pour toutes les raisons que j’ai exposées ici.

En tant que marxiste, j’adhère également au matérialisme philosophique par opposition à l’idéalisme. J’ai donc compris depuis longtemps que le socialisme ne peut pas être accompli par des arguments rationnels influençant les idées des gens, mais par des événements matériels qui forcent les travailleurs et travailleuses par millions à résister au système capitaliste qui s’effondre et à créer une alternative socialiste pour le remplacer. Pour la même raison, je ne m’attends pas à ce que mes arguments écrits ici changent l’état d’esprit de ceux dont l’adhésion au principe de ne pas voter pour les démocrates est profonde et de longue date. Mais garder mon opinion pour moi reviendrait à violer le plus grand principe que je reconnais: faire tout ce qui est en mon pouvoir limité pour empêcher la catastrophique destruction de la démocratie bourgeoise.

Ceux qui considèrent que ne pas voter pour un démocrate est un principe absolu disent que cela pourrait politiquement induire la classe ouvrière en erreur en lui faisant croire qu’un parti capitaliste peut résoudre ses problèmes. C’est vrai, mais c’est une erreur d’idéalisme philosophique que de considérer les idées, erronées ou non, comme le facteur principal de la lutte des classes. Ce n’est pas le cas. Les conditions matérielles qu’un régime protofasciste à la Trump pourrait imposer dépassent de loin la confusion politique à quelque échelle que ce soit.

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Pour illustrer ce contre quoi je m’élève ici, je citerai une opinion parue dans un périodique d’une organisation que je respecte et admire, Socialist Organizer, 28 août 2024:

«Les candidats [du Parti démocrate] ne vont pas obtenir un vote garanti de la part de tout le monde simplement parce que nous ne voulons pas de Trump. Il est évident que nous ne le voulons pas. Personne ne veut quatre années supplémentaires de cette absurdité, mais il est triste que ce soient nos deux seules options. Pour moi, Kamala n’est que Biden 2.0. Nous avons besoin d’un parti travailliste. Nous avons besoin d’autres partis qui peuvent avoir des candidats que les gens voudront soutenir et pour lesquels ils voudront voter.»

Le commentaire de la rédaction sur cette opinion est le suivant: «Nous sommes d’accord.»

Je ne suis absolument pas d’accord, camarades. La menace de Trump n’est pas simplement «quatre autres années de cette absurdité». Il n’est pas simplement «triste» que nos seules options électorales se limitent à Harris et Trump. «Kamala» n’est pas juste «Biden 2.0». Elle est la candidate démocratique bourgeoise qui se présente contre l’antithèse de la démocratie bourgeoise. La différence est une question de vie ou de mort à l’échelle internationale. (L’article de Cliff Conner a été publié par Against The Current, écrit le 5 septembre 2024, deux mois avant le jour de l’élection; traduction et édition par la rédaction A l’Encontre)

Clifford Conner est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels A People’s History of Science: Miners, Midwives, and Low Mechanicks, Bold Type Books, 2005, et Jean-Paul Marat. Tribune of the French Revolution, Pluto Press 2012.

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  1. «Guerre». Marley citait en fait un discours de Hailé Sélassié à l’ONU.
  2. Pardonnez mon utilisation du mot «homme» pour désigner l’ensemble de l’humanité, mâle et femelle, mais c’est l’expression courante que notre culture nous a léguée.
  3. Dans un discours public, 26 juillet 2022.

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