Par Lance Selfa
Le Labor Day aux Etats-Unis [qui est fixé le premier lundi du mois de septembre, le 2 septembre cette année; le premier a été «célébré» à New York en 1882] est traditionnellement considéré comme la fin de l’été et le début de la période la plus importante des campagnes politiques nationales. Il est l’occasion de parler beaucoup des travailleurs et des travailleuses et de l’emploi. 2024 n’a pas fait exception à la règle, et les discussions ont fusé des deux grands partis.
Du côté du Parti démocrate, cette aile du système politique états-unien promet des mesures visant à aider les travailleurs et travailleuses «non seulement à survivre, mais aussi à avancer». Bien que la vice-présidente Kamala Harris et la plupart des politiciens démocrates affirment qu’ils font campagne pour la «classe moyenne», leurs porte-parole syndicaux ne sont pas aussi retenus. Après avoir qualifié l’ancien président Trump de « briseur de grève », le président de l’UAW (United Auto Workers), Shawn Fain, a qualifié Kamala Harris de «championne de la classe ouvrière» lors de son discours à la Convention nationale du Parti démocrate (DNC), en août [DNC réunie du 19 au 22 août à Chicago].
Du côté du GOP (Grand Old Party), l’aile républicaine, conservatrice, du système politique états-unien, la prétention est différente: le Parti républicain s’affirme désormais le «parti de la classe ouvrière». Comment cela se fait-il? Cela provient de sondages d’opinion et d’enquêtes à la sortie des urnes, le jour de l’élection. Ils «démontrent» que Trump et les Républicains ont rallié près de deux tiers des électeurs qui n’ont pas le baccalauréat. Il s’agit là de la définition médiatique standard de la «classe ouvrière» aux Etats-Unis.
D’un point de vue socialiste, il est plus juste de dire qu’aucun des deux grands partis – les deux partis capitalistes – n’est un parti de la «classe ouvrière», même si la plupart des personnes qui votent pour les deux partis sont, de par leur profession, des travailleurs et travailleuses non syndiqués [1]. Mais aucun des deux partis ne défend les intérêts de la classe ouvrière, même si la plupart des syndicats – à quelques exceptions notables près [2] – soutiennent les démocrates et s’efforcent de faire voter pour eux.
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Mais commençons là où le gros des médias et la plupart des commentaires libéraux commencent: c’est-à-dire par les affirmations républicaines selon lesquelles le soutien de Trump repose sur une classe ouvrière «laissée pour compte» qui considère les démocrates comme les représentants d’une élite de la côte Est «branchée» qui les dédaigne.
Le premier point à souligner est que nous ne parlons certainement pas de la classe ouvrière états-unienne dans son ensemble. La classe ouvrière états-unienne est multiraciale et composée de manière plus que proportionnelle de personnes de couleur. Elle comprend des hommes et des femmes, des personnes aux identités sexuelles différentes, de religions différentes (et, de plus en plus, sans religion). Elle se compose de différents groupes d’âge.
Commençons donc par nous concentrer sur les membres blancs de cette classe ouvrière. Mais, dès lors, nous nous heurtons dans la foulée à d’autres problèmes de définition. Pour les experts et les chercheurs, la définition la plus courante de la «classe ouvrière blanche» est celle des Blancs qui n’ont pas obtenu le baccalauréat ou un diplôme supérieur. Bien que le niveau d’éducation soit certainement lié aux types d’emplois occupés, il est beaucoup plus facile de saisir le niveau d’éducation que la profession dans les enquêtes. Selon cette définition, les «Blancs de la classe ouvrière» représentent environ 44 % de la population états-unienne âgée de 18 ans et plus.
Le fait d’assimiler le niveau d’éducation à la classe sociale pose de nombreux problèmes. Le plus évident est que cette définition ne tient pas compte de ce qu’un marxiste considérerait comme la norme de base pour déterminer l’appartenance de classe d’une personne: son emploi et sa relation au capital (le rapport social capital-travail). En outre, comme l’a écrit Larry M. Bartels, politologue à l’université de Princeton, dans une critique [3] de l’ouvrage de Thomas Frank, paru en 2004 (Ed. Metropolitan Books), What’s the Matter with Kansas? How Conservatives won the Heart of America, la population non diplômée des Etats-Unis reflète la répartition des revenus de la population.
Mais il existe d’autres problèmes plus patents liés aux deux points ci-dessus. Le plus important est que l’exclusion [dans ce type de sondages] des personnes titulaires d’une licence ou d’un diplôme supérieur exclut des travailleurs et travailleuses tels que la plupart des infirmières et autres employé·e·s du secteur de la santé, ainsi que la plupart des enseignant·e·s de la maternelle à la terminale. Les travailleurs et travailleuses des secteurs de l’éducation et de la santé ont été parmi les plus actifs dans l’action collective ces dernières années. Deuxièmement, si la main-d’œuvre non diplômée reflète la répartition des revenus de la population, les revenus supérieurs à la médiane sont très probablement associés aux propriétaires de petites entreprises et aux agents de maîtrise de niveau inférieur.
La partie de la population qui n’a pas de diplôme universitaire est également plus fortement représentée par les personnes plus âgées, qui ont tendance à être plus traditionnelles d’un point de vue culturel. Pour un chercheur du Beltway [région délimitée par l’autoroute périphérique qui encercle Washington] cependant, tous les Blancs de la classe ouvrière – et de plus en plus de Latinos et d’Afro-Américains non diplômés – sont facilement catalogués dans la «base» conservatrice, avec tous les stéréotypes que cette image implique: adeptes de la NASCAR (National Association for Stock Car Auto Racing), misogynes, détenteurs d’armes à feu et téléspectateurs de Fox News. Mais au-delà de la caricature, la réalité est bien plus complexe.
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Même parmi les électeurs blancs, l’éducation n’est pas une ligne de démarcation à toute épreuve, surtout si l’on tient compte du revenu (un indicateur insuffisant, mais un peu plus direct que le baccalauréat, de la classe sociale). Les électeurs et électrices à faible revenu, toutes origines ethniques confondues, sont encore plus susceptibles de voter pour les démocrates, malgré la préférence bien documentée du parti pour les suburbains de la classe moyenne.
Pour cette raison, les responsables politiques ont toujours reconnu que le point de vue de la classe ouvrière était divisé. En fait, le service de prospection de l’AFL-CIO (American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations) identifie trois groupes de travailleurs et travailleuses: les réactionnaires/conservateurs qui pourraient être considérés comme faisant partie de la base de Trump; les libéraux/progressistes (souvent des membres actifs de syndicats) qui sont des partisans du Parti démocrate, et le reste dont les opinions politiques se situent quelque part entre les deux. Près de trois électeurs/électrices démocrates sur cinq aux élections présidentielles de 2020 n’étaient pas titulaires d’un bachelor.
Cette insistance sur les moins-éduqués, les bas-revenus comme fraction de la base électorale de Trump obscurcit le fait que le trumpisme a trouvé un fort écho les secteurs des classes moyennes et élevées des Etats-Unis. Il n’y a pas que les milliardaires de Wall Street et de la Silicon Valley qui ont fait parler d’eux en soutenant Trump, et il est clair qu’une «gentry» de la dite classe moyenne compte parmi ses plus fervents partisans. Le profil professionnel des plus de 1000 personnes arrêtées à la suite de l’attaque du 6 janvier 2021 contre le Capitole a révélé un pourcentage élevé de membres des forces de l’ordre, d’anciens militaires, de professions libérales et de propriétaires de petites entreprises.
S’il est vrai que la formule: «partisans de Trump = travailleurs» obscurcit plus qu’elle n’explique, cela signifie-t-il que les démocrates sont les champions de la classe ouvrière? En un mot, non. Malgré le soutien de la plupart des dirigeants syndicaux, y compris le soutien non critique du président de l’UAW, Shawn Fain, à la vice-présidente Kamala Harris lors de la Convention démocrate du mois dernier, le Parti démocrate reste un parti entrepreneur néolibéral dont les orientations sont plus proches de la démocratie chrétienne d’après la Seconde Guerre mondiale que de la social-démocratie de l’après-guerre.
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Le programme économique de Kamala Harris, un vague appel à la construction d’une «économie des opportunités», comprend jusqu’à présent un ensemble de politiques (sans doute testées par les sondages): aide à l’accession à la propriété pour les primo-accédants, crédits d’impôt pour les familles avec enfants, et une déduction fiscale de 50’000 dollars pour les petites entreprises en phase de démarrage. Il est révélateur que la plus généreuse de ces mesures s’adresse aux propriétaires de petites entreprises [4]. Lors du débat qui l’a opposée à Donald Trump le 10 septembre, Kamala Harris a à peine évoqué la question de la santé, se contentant de promettre de protéger la loi sur les soins abordables (Affordable Care Act, dit aussi Obamacare). Et si la défense du droit à l’avortement est certainement une question qui concerne la classe laborieuse, il en va de même pour le soutien des droits des immigré·e·s, qui constituent une part essentielle de la classe ouvrière des Etats-Unis. Mais Joe Biden et Kamala Harris ont essentiellement sacrifié la question de l’immigration (ainsi que celle de la délinquance) à la droite trumpiste [5]. Tout cela ne constitue pas un programme solide pour la classe laborieuse.
Comme toujours, les démocrates espèrent que la peur de Trump et du «Projet 2025» [de la très conservatrice Heritage Foundation] suffira à maintenir leurs partisans dans le rang. Mais le fait que Trump reste en tête parmi les personnes qui déclarent que l’économie est leur principale préoccupation et que les inquiétudes concernant l’inflation [entre autres, les prix de l’alimentaire, de l’énergie, du logement] – qui frappe le plus durement les personnes à faible revenu – sont toujours d’actualité, cela joue en défaveur de la vice-présidente sortante.
Trump s’est peut-être approprié le créneau des racistes de la classe moyenne et de la classe ouvrière. Mais pour les millions de personnes qui ne sont pas idéologiquement engagées et qui attendent de l’establishment politique qu’il s’attaque aux vrais problèmes de leur vie, Kamala Harris n’a proposé que le thé le plus léger. Il n’est pas étonnant que le «parti des non-votants» continue d’être majoritairement composé de membres de la classe ouvrière et que, malgré le programme anti-classe ouvrière de Trump, le scrutin reste trop serré pour être tranché. (Article reçu le 19 septembre 2024; traduction par rédaction A l’Encontre)
Lance Selfa est l’auteur de The Democrats: A Critical History (Haymarket, 2012) et éditeur de U.S. Politics in an Age of Uncertainty: Essays on a New Reality (Haymarket, 2017).
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[1] En 2020, 10,8% de salarié·e·s étaient syndiqué·e·s; en 2023, le taux de syndicalisation se situait à 10%, soit la moitié moins de ce qu’il était au début des années 1980. Dans le secteur privé, le taux s’élève à 6%, soit quelque 7,4 millions de salarié·e·s, mais le nombre de syndiqués a toutefois augmenté, de quelque 200’000. Le secteur public réunit presque la moitié des syndiqué·e·s (au total à peu près 12,5 millions), leur nombre a stagné ou reculé de 50’000 selon certaines recherches. Néanmoins, des enquêtes indiquent qu’au cours des quatre dernières années le pourcentage de salarié·e·s qui manifestent la volonté de disposer d’un syndicat a fortement augmenté, en passant de 48% à 70%. Le patronat, avec ses relais politico-judiciaires, multiplie les obstacles à la syndicalisation. (Réd.)
[2] Les Teamsters (International Brotherhood of Teamsters) organisant, entre autres, les chauffeurs routiers, ont annoncé, le 18 septembre, qu’ils ne soutenaient aucun des deux candidats. Cela en rupture avec une «tradition» remontant à 2000: ils appuyaient depuis lors le candidat démocrate. Certes, en 1984, la direction a appuyé Ronald Reagan et en 1988 Georges H.W. Bush. Selon deux sondages, la base du syndicat semblait favorable à Trump. (Réd.)
[3] «What’s the Matter with What’s the Matter with Kansas», in Quarterly Journal of Political Science, 2006. (Réd.)
[4] Le quotidien français Les Echos du 5 septembre écrit: «Mardi [3 septembre], à Portsmouth dans le New Hampshire, elle [Kamala Harris] a réaffirmé son vœu de bâtir une « économie des opportunités», et expliqué comment cela profitera aux petits entrepreneurs. L’objectif est de parvenir à 25 millions de créations d’entreprises pendant son mandat si elle est élue – encore plus que le score de 19 millions sous Joe Biden. La candidate démocrate a promis de décupler la déduction fiscale applicable aux dépenses liées à la création d’entreprise, à 50’000 dollars, et de réduire les tracasseries administratives pour les entrepreneurs. Surtout, elle a annoncé une hausse de la taxation des gains en capital bien moins élevée que celle que promettait Joe Biden avant de quitter la course présidentielle.» (Réd.)
[5] Voir sur cette question, en langue français, les études de Loïc Wacquant et Didier Fassin. (Réd).
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