Par Harold Meyerson
Sanders présente son socialisme comme une continuation actualisée du New Deal.
En 1916, au milieu du carnage de la Première Guerre mondiale, la grande socialiste germano-polonaise Rosa Luxemburg écrivait que l’humanité était confrontée à un choix entre socialisme et barbarie.
Aujourd’hui (12 juin 2019), s’adressant à l’Université George Washington, Bernie Sanders a noté que nous vivons à une époque d’autoritarisme croissant, citant les régimes de Poutine, Xi, Orban, Duterte et Trump comme indices de cette menace croissante. Son discours se présentait comme offrant sa définition du socialisme, qui, «à la Rosa», était considérée comme l’alternative à l’oligarchie et à l’autoritarisme.
Le socialisme tel que Sanders l’a défini est en effet une alternative à l’oligarchie et à l’autoritarisme. Ce qu’il a laissé en suspens dans son discours, c’est la question de savoir si son socialisme était en fait du socialisme.
En 2015, alors que sa campagne commençait à peine à décoller [primaires au sein du Parti démocrate], Sanders s’est rendu dans une autre université de D.C (Washington), à Georgetown, pour donner ce qu’on a aussi appelé sa définition du socialisme à l’époque. Devant une foule d’étudiant·e·s universitaires enthousiastes, il a présenté une série de propositions sociales-démocrates: le droit universel aux soins de santé, à l’éducation universitaire et autres; en faisant constamment référence au grand dirigeant américain qui a effectivement mené avec succès la guerre contre la barbarie dans les années 1940: Franklin D.Roosevelt. Le discours de Sanders était tellement centré sur FDR que j’ai écrit à l’époque:
«Tout au long des années 1930, les républicains ont prétendu que Franklin Roosevelt était vraiment un socialiste. Aujourd’hui, Bernie Sanders a dit qu’ils avaient raison.»
Puis, comme aujourd’hui, Sanders a fait référence au discours de Roosevelt sur l’état de l’Union de 1944 – le dernier grand discours de FDR – dans lequel Roosevelt a proposé une Déclaration des droits économiques. Aujourd’hui, Sanders a formellement proposé une «Déclaration des droits économiques du XXIe siècle», qui comprend le droit à un emploi rémunéré correctement, à des «soins de santé de qualité», à une «éducation complète», à un «logement abordable», à un «environnement propre» et à une «retraite sûre».
Comme si la citation de Roosevelt ne suffisait pas, Sanders a également cité Harry Truman, dont les efforts pour créer un régime d’assurance-maladie pour tous dans les années 1940 ont été contrecarrés par les conservateurs et la profession médicale. Il a cité Truman, en parlant longuement de ses critiques:
«Le socialisme [a dit Truman] est l’épithète qu’ils ont lancée à chaque progrès que le peuple a fait au cours des 20 dernières années. Le socialisme est ce qu’ils appellent la sécurité sociale. Le socialisme est ce qu’ils appellent le soutien des prix agricoles. Le socialisme est ce qu’ils appellent l’assurance des dépôts bancaires. Le socialisme est ce qu’ils appellent la croissance d’organisations syndicales libres et indépendantes. Le socialisme est leur qualificatif utilisé pour presque tout ce qui aide tout le monde.»
Le discours de Sanders n’a pas simplement identifié le socialisme aux réformes sociales-démocrates du New Deal de Roosevelt et du Fair Deal de Truman. Il contenait également deux omissions cruciales.
• D’abord, même si Sanders a cité Roosevelt et Truman, il n’a cité aucun socialiste démocratique américain avoué, sauf, en passant, Martin Luther King Jr. Il n’a fait aucune mention de son grand héros, Eugene V. Debs [1855-1926, un des fondateurs du Industrial Workers of the World, qui fut candidat à cinq reprises à la présidence au nom du Parti socialiste d’Amérique]. Rien sur Norman Thomas [1884-1968, candidat du Parti socialiste à la présidence à chacune des quatre élections de FDR – 1932,1936,1940, 1944]. Rien sur A. Philip Randolph ou Bayard Rustin ou Michael Harrington. Aucune référence à la ligne de Thomas lorsqu’on lui a demandé si Roosevelt avait effectivement mis en œuvre le programme du Parti socialiste. «Il l’exécuta», affirma Thomas, «sur une civière.»
• Ensuite, Sanders a également omis ses propres propositions plus socialistes. Son discours n’a pas abordé certaines réformes sociales-démocrates plus novatrices que Sanders et Elizabeth Warren ont tous les deux préconisées au cours de la campagne, notamment la division des conseils d’administration des entreprises entre les représentants des actionnaires et des travailleurs. Il n’a fait aucune mention d’une version américaine du Plan Meidner [Rudolf, Meidner, économiste qui joua un rôle de relief dans la Confédération suédoise des syndicats] – une proposition des années 1970 jamais tout à fait mise en œuvre en Suède qui était censée transférer progressivement la propriété des entreprises, par le paiement annuel des bénéfices sous forme d’actions aux organisations des salariés, à leurs membres.
Bref, le socialisme de Sanders, tel qu’il l’a défini, est une expansion de l’Etat américain semi-démocratique de bien-être social pour y inclure plus de droits économiques. Il s’agit d’un effort pour faire de nous une social-démocratie plus fonctionnelle – ce qui, bien sûr, n’est pas une petite proposition et, selon les normes américaines, un grand pas en avant. Mais il aurait pu faire les mêmes propositions et les qualifier de libéralisme néo-rooseveltien sans mettre à mal l’exactitude historique.
• Comment, alors, son discours s’est-il écarté de son «outing» à Georgetown en 2015? Principalement, en notant que le monde était devenu plus dangereusement autoritaire et xénophobe dans l’intervalle; un débat que Sanders a également éclairé d’une lumière néo-rooseveltienne. Deux fois dans son discours, il a cité les rassemblements de l’époque de la dépression au Madison Square Garden: le premier, le tristement célèbre rassemblement pro-nazi de 1939; le second, le discours de la veille des élections de 1936 de FDR – certainement le discours le plus radical de Roosevelt – où FDR mettait en relief les thèmes anti-oligarchiques et anti-autoritaires que Sanders diffuse aujourd’hui. Ce discours, aussi, Sanders l’a longuement cité:
«Nous avons dû lutter [a dit Roosevelt] contre les vieux ennemis de la paix – le monde des affaires et le monopole de la finance, la spéculation, les banques imprudentes, l’antagonisme de classe, le corporatisme étroit, les profits de la guerre.
»Ils avaient commencé à considérer le gouvernement des Etats-Unis comme un simple appendice de leurs propres affaires. Nous savons maintenant que le gouvernement par l’argent organisé est tout aussi dangereux que le gouvernement par la mafia organisée.
»Jamais auparavant, dans toute notre histoire, ces forces n’ont été aussi unies contre un seul candidat comme elles le sont aujourd’hui. Elles sont unanimes dans leur haine envers moi – et je me réjouis de leur haine.»
Aucune phrase dans le discours de Sanders n’a provoqué une ovation spontanée plus forte que celle qui a valorisé l’accueil de leur haine. Et ce n’était pas la réplique de Bernie, c’était celle de FDR.
La confusion de Sanders entre le socialisme démocratique et les réformes progressistes d’un FDR est, à un certain niveau, tout à fait compréhensible. La sécurité sociale relève, en effet, d’un programme social-démocrate, tout comme le Medicare [au bénéfice des plus de 65 ans ou répondant à certains critères]; leurs lacunes, comme Sanders s’en rend certainement compte en cherchant à renforcer la première et à universaliser le second, se résume au fait qu’ils ne sont pas assez sociaux-démocrates. En se présentant comme un socialiste démocratique qui cherche à compléter et à mettre à jour le programme du FDR, Sanders chevauche la frontière très floue entre la social-démocratie et le libéralisme de gauche américain. Là, venant du côté socialiste, il rencontre Warren, qui vient du côté libéral (au sens de gauche social-libérale), et un nombre croissant de ses compatriotes américains. (Article publié dans la revue American Prospect, en date du 12 juin 2019; traduction A l’Encontre)
Harold Meyerson est l’éditeur responsable de American Prospect; il est membre des Democratic Socialists of America (DSA).
Soyez le premier à commenter