Entretien avec Aude Merlin* conduit par William Bourton
Vladimir Poutine a décrété une mobilisation partielle en Russie, avec le rappel de quelque 300’000 réservistes. [Cela, suite à l’annonce de référendums d’annexion à la Russie, faite le 20 septembre par les autorités soutenues ou installées par Moscou dans quatre régions d’Ukraine: Louhansk et Donetsk, Kherson (Sud) et Zaporijia (Sud-Est), où l’armée russe est présente. Ces référendums d’annexion («rattachement» selon la formule de Poutine) à la Russie – avec leurs conséquences sur la délimitation politico-militaire de la guerre: le maître du Kremlin utilise, à ce propos, le terme «d’intégrité territoriale» – doivent se faire dans l’urgence, du 23 au 27 septembre. Réd.]
Comment interpréter cette escalade dans la campagne d’Ukraine? Nous avons interrogé Aude Merlin, chargée de cours en science politique à l’ULB (Université Libre de Bruxelles) et spécialiste de la Russie.
L’annonce du président russe est-elle une démonstration de force ou un aveu de faiblesse?
J’aurais tendance à dire que Vladimir Poutine est rompu aux pratiques du judo, où l’on essaye toujours de transformer une faiblesse en force… Mais en vérité, pour moi, c’est un aveu de faiblesse, même s’il ne le présentera jamais comme ça. Ce mercredi matin 21 septembre, pour la première fois depuis très longtemps, Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense russe, a évoqué les pertes en Ukraine depuis le début du conflit; il a cité 5937 tués au combat, mais d’autres sources arrivent à un décompte beaucoup plus élevé. Par ailleurs, en général, on dit que le nombre d’hommes hors d’état de combattre du fait des blessures de guerre est trois fois le nombre de tués… On ne connaît pas les chiffres exacts, mais ce qui est sûr, c’est que l’armée russe subit des revers importants, que le plan du Kremlin et du ministère de la Défense n’est pas du tout réalisé.
Cet été, il y a eu des opérations de recrutement. Le chef de la société militaire Wagner, Evgueni Prigojine, est allé lui-même dans les prisons pour essayer de recruter des condamnés de droit commun en échange d’une remise de peine. De son côté, Ramzan Kadyrov, le chef de la République de Tchétchénie, a incité les autres régions et républiques fédérées de Russie à mettre en place des bataillons «volontaires» nationaux – au sens ethnique. Mais ces campagnes n’ont pas donné les résultats escomptés. Cette mobilisation partielle s’inscrit dans ce contexte-là.
Poutine agit-il sous la menace des militaires ou des faucons du Kremlin?
Il est difficile de dire ce qui se passe au Kremlin, mais je pense qu’il garde la maîtrise du jeu, qu’il arrive à maintenir son statut d’arbitre au milieu des différents clans qui gravitent autour du Kremlin. J’imagine en tout cas que la décision de rappeler les réservistes a été concertée avec Sergueï Choïgou. En vérité, Vladimir Poutine est l’otage des décisions qu’il a prises en 2014, avec l’annexion de la Crimée, avec le déclenchement de la guerre dans le Donbass et avec tout ce narratif à la fois sur le monde russe et sur le prétendu «nazisme ukrainien». Je pense qu’il veut finir sa vie politique en ayant accompli une mission. Je pense qu’il est dans une logique de «mission». Et donc, actuellement, l’armée patine, mais on ne se laisse pas impressionner, on continue à avancer… et donc, on mobilise.
Rappel des réservistes donc, mais aussi durcissement des peines à l’égard des soldats qui faillissent…
Les députés de la Douma ont effectivement voté à toute vitesse un texte qui a fait entrer le mot « état de guerre» et le mot «mobilisation» dans le code pénal, avec, en plus, une peine de dix années d’incarcération pour les soldats qui seraient faits «prisonniers volontaires». Ça rappelle vraiment ce qui s’est passé lors de la Deuxième Guerre mondiale: immédiatement après leur retour sur le territoire soviétique, les soldats qui avaient été faits prisonniers par les Allemands ont été envoyés dans des camps. Il y a donc à la fois un arsenal en terme législatif et une décision politique, un cran supplémentaire dans cette dynamique de mobilisation – qui n’est cependant pas une mobilisation générale, loin de là.
Les troupes russes devraient grossir de 300’000 hommes, mais est-ce que l’armement et l’intendance suivront pour remporter la guerre?
Je ne suis pas une spécialiste pointue des questions techniques et technologiques, mais ce qu’on peut dire, c’est que depuis le début de l’invasion, il y a de gros problèmes logistiques et d’approvisionnement, en plus des problèmes d’organisation, de chaîne de commandement, de discipline, etc. Tout cela a été relayé par différents témoignages. Par ailleurs, la montée graduelle des sanctions a mis à mal des chaînes de production, des matériaux et des composants de certains équipements militaires ne pouvant plus être fournis. Je ne pense donc pas que le nombre de combattants puisse compenser tous ces problèmes techniques, technologiques et de discipline.
A ce propos, il ne faut pas oublier qu’il y a une question importante, qui est celle de la motivation et du sens. Autant, pour les Ukrainiens, se battre a un sens – il s’agit de défendre leur pays souverain, de résister à une agression sur leur territoire venant d’un autre Etat –, autant, pour les Russes qui sont envoyés en Ukraine, il y a vraiment un sentiment d’absurdité qui commence maintenant à percoler. On le voit notamment avec les témoignages, sur les chaînes Telegram, de soldats russes qui se sont enfuis après la débâcle. (Entretien publié dans le quotidien Le Soir, le 21 septembre 2022, publié à 17h 51)
*Aude Merlin (avec Silvia Serrano) a publié Ordre et Désordre au Caucase, Ed. Université de Bruxelles, 2010; (Ed) Où va la Russie, Ed. Université de Bruxelles, 2007; «La société civile russe à l’épreuve de l’invasion de l’Ukraine» (avec Anne Le Huérou), in Alternatives humanitaires, juillet 2022 (p.12-29).
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Au lendemain de l’annonce par Poutine de la mobilisation de 300’000 réservistes: manifestations en Russie
Par Denis Paillard
Mercredi 21 septembre, dans toute la Russie, ont eu lieu des actions antiguerre massives, au lendemain de l’annonce par Poutine de la mobilisation de 300’000 réservistes. Des manifestants, au moins 1310 personnes, ont été interpellés dans 39 villes. De toute évidence le nombre de manifestants est nettement supérieur. La police est intervenue de façon extrêmement brutale et a confisqué les téléphones. Différentes forces politiques ont appelé à manifester. En quelques heures, une pétition a recueilli plus de 200 000 signatures
Ci-dessous la liste des villes où ont eu lieu des manifestations.
Saint Pétersbourg 536 interpellations ; Moscou 530 interpellations, Ekaterinbourg : 47 interpellations ; Perm : au moins 30 interpellations ; Tcheliabinsk : au moins 26 interpellations ; Oufa : au moins 23 interpellations ; Kranoïarsk : au moins 19 interpellations ; Voronej : au moins 17 interpellations ; Krasnodar : au moins 14 interpellations ; Tver : au moins 13 interpellations ; Saratov : au moins 12 interpellations ; Kaliningrad, Riazan : 11 interpellations ; Petrozavodsk et Irkoutsk : 9 interpellations dans chaque ville ; Arkhangelsk, Toula : au moins 8 interpellations ; Novosibirsk, Korolev : au moins 6 interpellations dans chaque ville ; Oula Oudé : au moins 4 interpellations ; Jeleznogorsk : au moins 3 interpellations ; Ijevsk, Samara, Salavat, Volgograd, Vologda, Iakutsk, Tomsk, Kazan : au moins 2 interpellations dans chaque ville ; Tioumen, Kazan, Ivanovo, Syktykvar, Sourgout, Nijny Novgorod, Kalouga, Viatskie Poliany, Smolensk, Belgorod: au moins 1 interpellation dans chaque ville. (Informations fournies par le site russe OVD INFO)
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Russie-débat. «Poutine fait appel à des troupes supplémentaires et menace de recourir à l’option nucléaire dans un discours qui fait monter les enchères mais montre la faiblesse de la Russie»
Par Stefan Wolff* et Tatyana Malyarenko**
En déclarant une mobilisation partielle et en menaçant d’utiliser «une grande quantité d’armes russes» en réponse au prétendu chantage nucléaire occidental, le président russe Vladimir Poutine a une nouvelle fois fait monter les enchères dans sa guerre contre l’Ukraine. En effet, Poutine a pratiquement été jusqu’à le dire: «Lorsque l’intégrité territoriale de notre pays est menacée, nous utiliserons tous les moyens à notre disposition pour défendre la Russie et notre peuple – ce n’est pas du bluff.»
Cette dernière escalade fait suite à l’annonce, le mardi 20 septembre, de référendums dans les territoires que la Russie occupe actuellement en Ukraine. Elle représente le dernier pari du président russe pour trouver un moyen de sauver la face dans une situation de plus en plus désastreuse en Ukraine.
Vladimir Poutine s’est adressé au peuple russe dans une allocution télévisée à 9 heures (le 21 septembre), heure de Moscou, insistant sur le fait que la mobilisation militaire partielle de ses 2 millions de réservistes [soit quelque 300’000 hommes] était destinée à défendre la Russie et ses territoires. Il a déclaré que l’Occident ne voulait pas de la paix en Ukraine, ajoutant que Washington, Londres et Bruxelles poussaient Kiev à «transférer des opérations militaires sur notre territoire» dans le but de «piller complètement notre pays».
Une tactique bien connue
Le projet de la Russie d’annexer des territoires dans l’est de l’Ukraine par le biais de «référendums» s’inscrit dans une tactique bien établie, mais il constitue également une nouvelle escalade dans une guerre qui n’a pas été à l’avantage de Poutine pendant la majeure partie des sept derniers mois.
En mars 2014, Poutine a annexé la Crimée à la suite d’un référendum organisé à la hâte après l’occupation de la péninsule par la Russie. Et en février 2022 – quelques jours avant d’envoyer l’armée russe en Ukraine (Voir The Guardian du 21 février 2022) – il a reconnu l’indépendance des prétendues républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, déployant des «forces de maintien de la paix» dans ces territoires occupés par la Russie et ses intermédiaires locaux depuis 2014. Poutine a utilisé ces territoires comme rampes de lancement de sa guerre illégale contre l’Ukraine à peine deux jours plus tard (le 24 février).
A la suite de cette agression, la Russie a conquis environ 20% du territoire ukrainien – principalement dans l’est. Au cours des dernières semaines, Moscou a de nouveau perdu certaines de ces zones, mais il contrôle toujours environ 90’000 km², principalement dans la région du Donbass et dans le sud-est de l’Ukraine. Les autorités installées, de facto, par le Kremlin – qui soumettent une grande partie des régions de Donetsk, Louhansk, Zaporijia et Kherson – ont maintenant «demandé» à Moscou d’organiser des référendums sur leur adhésion à la Fédération de Russie.
Les référendums devraient avoir lieu entre le 23 et le 27 septembre, et le Parlement russe devrait ratifier rapidement toute décision d’annexion, Poutine la validant peu après. Un processus similaire s’est produit en Crimée en 2014.
Une escalade d’un autre genre
En 2014, l’Ukraine ne s’est pas beaucoup battue pour la Crimée, et son «opération antiterroriste» s’est rapidement arrêtée alors que la Russie déversait des troupes et des ressources dans le Donbass pour y soutenir ses mandataires locaux. Après huit mois de combats intenses, le résultat a été le dernier épisode des funestes accords de paix de Minsk en février 2015, qui ont créé, durant sept ans, un cessez-le-feu instable, encastré dans un processus de dialogue dysfonctionnel qui n’a pas permis de parvenir à un règlement.
Carte de la situation sur le terrain en Ukraine le 21 septembre 2022
Il n’y a aucune chance que Kiev et ses partenaires occidentaux acceptent un accord similaire qui ne ferait que donner à Moscou le temps de se regrouper et de planifier sa prochaine action. Les dirigeants ukrainiens et occidentaux l’ont déjà dit, y compris le président français Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz.
Mais il est peu probable que cela arrête la Russie. Poutine a besoin d’une «excuse» non pas tant pour une escalade en Ukraine que pour la Russie elle-même. L’incorporation du territoire ukrainien à la Russie transformerait, du point de vue russe, les opérations militaires ukrainiennes visant à libérer ces zones de l’occupation russe en un acte d’agression contre la Russie.
Cela donnerait à Poutine un prétexte pour appeler à une mobilisation générale et peut-être même déclarer la loi martiale en Russie. L’approbation, par la Chambre basse du parlement russe, de peines plus sévères pour une série d’infractions commises pendant les périodes de mobilisation militaire ou de loi martiale est de mauvais augure dans ce contexte.
L’annonce des référendums et de tout ce qu’ils impliquent constitue également un défi direct pour l’Occident, car elle met au défi les décideurs politiques de l’OTAN et de l’UE de continuer à soutenir une Ukraine désormais présentée par la Russie comme l’agresseur. Cela augmenterait considérablement le risque d’un affrontement direct entre la Russie et l’Occident et ferait resurgir le spectre d’un recours à l’arme nucléaire par la Russie.
Cette question a déjà été soulevée, en juillet 2022 (voir notre article du 20 juillet 2022 sur The Conversation: https://theconversation.com/ukraine-war-why-moscow-could-go-nuclear-over-kyivs-threats-to-crimea-187188), lorsque l’Ukraine a commencé à progresser dans sa contre-offensive dans le sud, mais elle est apparue comme une autre ligne rouge insignifiante pour la Russie.
Le facteur Chine
Poutine a rencontré le président chinois Xi Jinping, le 15 septembre, en marge du sommet annuel de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Samarcande, en Ouzbékistan. Juste avant, Xi Jinping s’était également rendu au Kazakhstan et avait exprimé son soutien clair à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de ce pays. Il s’agissait là d’un signal clair envoyé à Poutine pour qu’il se tienne à l’écart de l’Asie centrale et, aussi, d’un signe préfigurant la dérobade humiliante qu’a subie Poutine qui a dû admettre que la Chine était préoccupée par l’«opération militaire spéciale» menée par la Russie en Ukraine.
L’absence d’un message similaire sur l’Ukraine, où la Chine continue d’éviter de s’exprimer clairement contre l’agression de la Russie, a pu donner l’impression à Moscou que le désir de stabilité de Pékin, exprimé par Xi à Samarcande, concernait principalement une fin rapide de la guerre, et pas nécessairement la voie à suivre.
L’idée que la Chine pousse la Russie non seulement à quitter l’Asie centrale, mais aussi à adopter une attitude plus agressive à l’égard de ses frontières occidentales, est une autre erreur de perception par le Kremlin de l’option de la Chine. C’est une interprétation très dangereuse, compte tenu de la manière dont le manuel de stratégie de la Russie s’applique aux «affaires en suspens» dans la région séparatiste pro-russe de Transnistrie en Moldavie et du fait que la Russie a également reconnu, en 2008, l’indépendance des deux régions séparatistes géorgiennes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud.
Dans le message qu’il a récemment adressé au dirigeant de l’Ossétie du Sud, Alan Gagloev («Greetings to Alan Gagloev: http://en.kremlin.ru/events/president/news/69380), Poutine a souligné que «l’alliance et l’intégration» étaient les principes de leur relation et que la Russie s’engageait à garantir la «sécurité nationale» de l’Ossétie du Sud.
La dernière bataille de Poutine?
La question qui se pose est la suivante: jusqu’où Poutine peut-il et veut-il aller? Il a déjà joué la plupart de ses cartes et ne gagne toujours pas. Le chantage portant sur la livraison d’énergie contre l’Occident n’a pas brisé le front uni des membres de l’OTAN et de l’UE et de leurs alliés.
Les partisans de Poutine sont peu nombreux et leur compagnie est douteuse: des pays comme l’Iran et la Syrie, la Corée du Nord et le Myanmar. La Chine achète peut-être du pétrole et du gaz russes, mais Xi Jinping ne s’est pas encore rangé ouvertement du côté de Poutine sur la question de l’Ukraine. Et il est peu probable qu’il le fasse, surtout si une nouvelle escalade se profile à l’horizon à la suite des référendums prévus dans les territoires occupés.
Et surtout, Poutine ne gagne pas sur le terrain en Ukraine. Sa dernière tentative désespérée de faire monter les enchères en est le signal le plus clair à ce jour – mais aussi une indication de la façon dont cette situation déjà catastrophique pourrait devenir encore plus dangereuse. (Article publié sur le site The Conversation, le 21 septembre 2022; traduction par la rédaction de A l’Encontre)
*Stefan Wolff, professeur à l’Université de Birminghan. Il est Senior Research Fellow du Foreign Policy Centre à Londres et Co-Coordinateur du réseau OSCE des groupes de réflexion et des institutions académiques.
**Tatyana Malyarenko, professeur à la National Odessa Law Academy. Tatyana Malyarenko est financée par la Fondation Alexander von Humboldt, Allemagne, et le programme Jean Monnet de l’Union européenne (UE).
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