Par Adam Tooze
Dans quelle mesure la tension croissante avec la Chine se traduira-t-elle dans la politique économique des Etats-Unis? Après une série de sanctions et de lois ouvertement discriminatoires, alors qu’est en cours une mesure portant sur les investissements états-unien en Chine et que les discours sur la guerre sont de plus en plus courants aux Etats-Unis [voir sur ce site l’article de Michael Klare publié le 16 mars 2023], l’administration Biden sait qu’elle doit clarifier ses relations économiques avec le pays qui est le plus grand partenaire commercial des Etats-Unis en dehors de l’Amérique du Nord.
A la suite des réunions de printemps du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale [du 10 au 16 avril], la secrétaire au Trésor des Etats-Unis, Janet Yellen, a fait sa première grande déclaration sur les relations économiques avec la Chine depuis 2021. A en juger par le ton, son message vise à clarifier et à calmer les spéculations et les débats sur les motivations et les intentions de la Maison Blanche. Toutefois, dans la situation actuelle, il est loin d’être évident que cette clarification contribue réellement à l’apaisement.
Le scénario que Janet Yellen rejette est celui du piège de Thucydide [1], mais les raisons pour lesquelles elle le fait sont révélatrices. L’idée qu’un «conflit entre les Etats-Unis et la Chine» est «de plus en plus inévitable» repose, insiste-t-elle, sur une fausse hypothèse. Cette perspective était «motivée par la crainte, partagée par certains Américains, que les Etats-Unis seraient en déclin. Et que la Chine allait immédiatement nous dépasser en tant que première puissance économique mondiale, entraînant un choc entre les Etats». Les Etats-Unis chercheraient l’affrontement militaire pour prévenir le changement défavorable dans l’équilibre des pouvoirs lié à la croissance économique phénoménale de la Chine. Cela n’a aucun sens, nous rassure Janet Yellen, car l’économie des Etats-Unis, grâce à ses institutions constitutives de liberté, à sa culture de l’innovation et à la sage gouvernance de l’administration Biden, est en bonne santé.
«Les Etats-Unis restent l’économie la plus dynamique et la plus prospère du monde.» C’est pourquoi, insiste Janet Yellen, les Etats-Unis n’ont aucune raison de chercher à «étouffer la modernisation économique et technologique de la Chine» ou de poursuivre un découplage important. La puissance économique des Etats-Unis, poursuit la secrétaire au Trésor, «est accrue» par ses relations avec «des amis et des partenaires proches dans toutes les régions du monde, y compris l’Indo-Pacifique». Les Etats-Unis n’ont donc «aucune raison de craindre une saine concurrence économique avec quelque pays que ce soit». Puis Janet Yellen lance le mot de la fin: «La croissance économique de la Chine n’est pas incompatible avec le leadership économique des Etats-Unis.»
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Il vaut la peine de s’attarder sur ce que cela implique. Le conflit n’est pas inévitable parce que les Etats-Unis se portent bien. Cela signifie que la Chine peut se développer sans menacer le leadership économique états-unien. Mais que se passerait-il si ce n’était pas le cas? Janet Yellen ne précise pas ce que cela impliquerait. Pourtant, dans cette éventualité – bien que Janet Yellen laisse peu de place au doute – tous les paris resteraient ouverts. Aujourd’hui encore, alors que l’administration Biden se dit confiante dans les perspectives économiques des Etats-Unis, Janet Yellen insiste: «Comme dans toutes nos relations étrangères, la sécurité nationale est d’une importance capitale dans nos relations avec la Chine.»
D’un certain point de vue, c’est évident. Aucun responsable ne dira jamais autre chose. La sécurité est la fonction de base des Etats. Mais tout dépend de la portée de votre approche de la sécurité nationale et de votre degré de confiance. Et s’il faut affirmer haut et fort la priorité de la sécurité nationale dans les relations extérieures, c’est qu’il y a un problème.
Pour Janet Yellen, il est évident que les Etats-Unis ont le droit de définir leur sécurité nationale sur le plan planétaire. Elle affirme, par exemple, que la défense de l’Ukraine contre l’agression russe figure parmi les «préoccupations les plus pressantes des Etats-Unis en matière de sécurité nationale». Quiconque choisit d’ignorer leurs sanctions contre la Russie et tombe sous la juridiction états-unienne s’expose à de graves conséquences. De même, les Etats-Unis ayant décidé de refuser certaines technologies à l’armée chinoise, ils imposeront en conséquence des sanctions et des restrictions commerciales.
Des Etats-Unis forts et sûrs d’eux-mêmes n’ont donc aucune raison de s’opposer à la modernisation économique et technologique de la Chine, sauf dans tous les domaines que l’establishment états-unien de la sécurité nationale, le plus gigantesque au monde, définit comme étant d’un intérêt national déterminant. Pour que cela soit autre chose que de l’hypocrisie, il faut imaginer que nous vivons dans un monde idéal dans lequel la technologie, la capacité industrielle et le commerce qui sont déterminants pour la sécurité nationale sont secondaires pour la modernisation économique et technologique au sens large.
Janet Yellen ne fait que renforcer cette conception en insistant sur le fait que les mesures prises par les Etats-Unis contre la Chine seront étroitement ciblées. Mais, comme chacun le sait, ces mesures ciblées ont jusqu’à présent inclus: des efforts massifs pour entraver le leader mondial de la technologie 5G, Huawei; des sanctions contre l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement en puces électroniques (circuits intégrés); et l’inclusion de la plupart des grandes universités de recherche en Chine sur la liste des organismes états-uniens qui doivent limiter strictement leurs échanges.
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Par ailleurs, pour ajouter à la perplexité, alors que Janet Yellen insiste sur le fait que les sanctions en matière de sécurité nationale ne nous disent rien sur les intentions des Etats-Unis à l’égard de la croissance chinoise, elle vante la législation adoptée sous l’administration Biden, notamment la Loi sur les puces électroniques (Chips Act) et la Loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act), qui comportent des éléments fortement anti-chinois, comme contribuant de manière significative à la prospérité future des Etats-Unis en tant que tels.
Il en résulte que les Etats-Unis accueillent favorablement la modernisation économique de la Chine et refuseraient l’attraction du piège de Thucydide tant que le développement de la Chine se poursuit selon des orientations qui n’empiètent pas sur le leadership et la sécurité nationale des Etats-Unis. L’attitude des Etat-Unis sera d’autant plus bienveillante qu’elle réussira à assurer sa propre prospérité nationale et, précisément, sa prééminence dans ces domaines.
Il est révélateur que ce qui semble être une déclaration raisonnable et accommodante soit, en fait, si déconcertant. La Chine doit accepter la délimitation du statu quo établie par les Etats-Unis. Si elle ne respecte pas les limites tracées pour elle par Washington entre la prospérité inoffensive et le développement technologique historiquement important, elle doit s’attendre à des sanctions massives [2].
Il faut savoir gré à Janet Yellen d’avoir énoncé ce point aussi clairement. Mais comment Washington s’attend-il à ce que Pékin réagisse? La Chine n’est pas le Japon ou l’Allemagne d’après 1945. Par rapport aux Etats-Unis, si l’on pose la question du «leadership», la parité est le minimum que Pékin peut viser. Le statu quo que la secrétaire au Trésor Janet Yellen considère comme acquis ne peut manifestement pas être légitime à long terme. Comme Pékin l’a déclaré, il aspire à une réorganisation fondamentale des relations internationales, de sorte que le discours états-unien sur le leadership ne soit plus jamais d’actualité. La Chine n’est pas non plus la seule grande puissance asiatique à partager ce point de vue. Le point de vue de l’Inde n’est pas différent.
A Washington, ce point se heurte à une incompréhension totale, voire à un sentiment de fierté blessée. La Chine ne comprend-elle pas qu’elle doit sa croissance à un ordre dirigé par les Etats-Unis? Se rebeller contre cet ordre, dit ouvertement Janet Yellen, n’est pas dans l’intérêt de la Chine. Janet Yellen a raison de dire qu’un conflit entre la Chine et les Etats-Unis n’est pas inévitable. Il dépend des mesures prises par les deux parties.
Mais il est difficile de voir comment sa vision, dans laquelle les Etats-Unis s’arrogent le droit de définir quelle trajectoire de croissance économique chinoise est acceptable ou non, peut constituer une base pour la paix. Si les Etats-Unis sont toujours intéressés par l’ordre économique et politique mondial – et ils devraient certainement l’être – ils doivent être ouverts à la négociation en faveur d’un changement pacifique. Dans le cas contraire, ils ne font que chercher la bagarre. (Article publié par Foreign Policy, le 24 avril 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
Adam Tooze est professeur d’histoire et directeur de l’Institut européen de l’Université de Columbia.
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[1] Concept utilisé dans les relations internationales pour désigner une situation où une puissance dominante entre en guerre contre une puissance émergence. La première est poussée par la crainte que suscite la seconde du fait de sa montée en puissance. (Réd. A l’Encontre)
[2] Dans le Financial Times du 24 avril 2023, Gideon Rachman constate lors d’un voyage à Washington qu’«il était frappant de constater à quel point les discussions sur une guerre entre les Etats-Unis et la Chine sont devenues monnaie courante. Cette discussion a été alimentée par des déclarations peu rigoureuses de généraux américains réfléchissant à des dates potentielles pour l’ouverture des hostilités.»
Par la suite, Gideon Rachman insiste sur la politique de dissuasion indo-pacifique des Etats-Unis: «L’administration Biden pense que cela se passe bien. Elle souligne l’augmentation substantielle des dépenses militaires du Japon, la signature du traité Aukus entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, l’étroitesse croissante des relations entre Washington et Delhi, le renforcement de la Quadrilatérale – reliant l’Amérique, l’Inde, le Japon et l’Australie – et la décision des Philippines d’autoriser les Etats-Unis à accéder plus facilement aux bases situées à proximité de Taïwan. Comme le dit avec une satisfaction tranquille un responsable états-unien: «Nous avons marqué beaucoup de points.»
Selon Rachman, le déploiement militaire a pour fonction de «modifier les calculs de Xi concernant les coûts et les avantages d’un recours à la force militaire». Mais conjointement, «les Américains tentent d’apaiser les craintes selon lesquelles ils chercheraient à entraver l’économie chinoise. Les liens économiques profonds qui unissent les États-Unis et la Chine sont l’une des différences évidentes entre les rivalités actuelles et la guerre froide.» (Réd. A l’Encontre)
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