Allemagne-France. «Dans les arcanes de la politique de défense de l’Union européenne»

Par Wolfgang Streeck

Qu’est-il arrivé à l’«armée européenne»? Certains d’entre nous se souviennent peut-être encore de l’appel public lancé il y a trois ans par le philosophe Jürgen Habermas [appel publié dans le quotidien économique Handelsblatt en octobre 2018], exhortant l’«Europe», identifiée à l’UE, à s’armer pour défendre son «mode de vie» contre la Chine, la Russie et le pays de Trump, et à faire progresser son «union toujours plus étroite» dans un super-Etat supranational.

Les cosignataires étaient une poignée de has-beens politiques allemands, dont Friedrich Merz, alors encore membre de la direction de la filiale allemande de BlackRock [le plus grand fonds d’investissement au monde]. Pour une fois, il y a une bonne nouvelle: l’«armée européenne» est aussi morte qu’une armée peut l’être et, contrairement à l’infatigable Merz [1] qui se présente actuellement pour la millième fois à la présidence de la CDU, elle est au-delà de toute résurrection.

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Qu’est-ce qui a scellé son destin? De plusieurs façons – jamais discutées publiquement, comme le veut la coutume néo-allemande lorsqu’il s’agit de questions de vie ou de mort – le projet d’«armée européenne» était lié à la promesse faite de longue date par l’Allemagne à l’OTAN d’augmenter ses dépenses militaires à hauteur de 2% du PIB, c’est-à-dire d’environ la moitié. Et cela à une date non précisée dans l’avenir transatlantique.

Il était et il est toujours facile de constater que cela porterait les dépenses de «défense» allemandes au-dessus de celles de la Russie, sans compter le reste de l’OTAN. Il est tout aussi facile de remarquer que les dépenses militaires allemandes ne peuvent porter que sur des armes conventionnelles et non sur des armes nucléaires. Dans les années 1960, l’Allemagne de l’Ouest a été l’un des premiers pays à signer le traité de non-prolifération nucléaire, à la condition que les Alliés occidentaux lui rendent une partie de sa souveraineté. En outre, il était et reste évident que la Russie, avec sa coûteuse force nucléaire, serait incapable de suivre l’Allemagne dans une course aux armements conventionnels, ce qui va la conduire à investir dans l’amélioration de ses «capacités nucléaires». Alors que cela devrait effrayer le plus courageux des Allemands, ce n’est pas le cas, car le simple fait d’évoquer ce genre de questions vous fait passer pour un Poutinversteher (un sympathisant de Poutine), et qui veut être cela ?

On n’a jamais expliqué à quoi servaient exactement les 2% du PIB, à part le renforcement général de la puissance de feu de «l’Occident», mais cela était clairement lié à l’idée de transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale. Notez que l’ensemble de l’armée allemande, contrairement aux autres pays membres, est sous le commandement de l’OTAN, c’est-à-dire des Etats-Unis. Mais notez aussi que la France, elle aussi, souhaite que l’Allemagne s’efforce d’atteindre les 2% du PIB. La France elle-même a atteint cet objectif pendant des années, la raison étant que, tout comme la Russie, elle maintient une force nucléaire coûteuse, et manque donc de muscle conventionnel. Vu de France, un renforcement militaire allemand non nucléaire ne doit pas nécessairement profiter aux Etats-Unis. Dans des circonstances favorables, il pourrait profiter à la France, car il pourrait compenser son déficit conventionnel causé par son excédent nucléaire.

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C’est ici que l’Armée européenne de Habermas et de ses amis entre en jeu. Pour les Français, ce que Macron appelle la «souveraineté stratégique européenne» ne peut être réalisé que si l’Allemagne peut être extraite, entièrement ou du moins en partie, de son enchevêtrement militaire atlantiste, en faveur d’un réseau franco-européen. Alors que ce serait déjà difficile en principe, ce serait impossible sans de nouvelles unités et «capacités» désignées dès le départ en vue d’objectifs européens autodéterminés plutôt que pour des objectifs transatlantiques déterminés par les Etats-Unis.

Il suffit toutefois de jeter un coup d’œil à la planification budgétaire allemande pour le futur proche post-coronavirus (si post-coronavirus il y a…) pour écarter cette perspective. Telles qu’elles ont été adoptées sous la chancelière Angela Merkel et le ministre des Finances Olaf Scholz, les prévisions budgétaires quinquennales actuelles prévoient une baisse des dépenses de défense de 50 milliards d’euros en 2022 à 46 milliards en 2025, alors que pas moins de 62 milliards seraient nécessaires pour atteindre le seuil de 1,5% du PIB, ce qui est loin de l’objectif de 2% fixé par l’OTAN.

Lors des discussions de coalition Verts-SPD-FDP (coalition «feu tricolore»), les milieux militaires ont fait savoir qu’ils n’avaient aucun espoir d’un retournement de situation sous un gouvernement dominé, selon eux, par «la gauche». Dans ces conditions, selon eux, le seul moyen pour les forces armées de réparer leur «situation désastreuse», due à des décennies de négligence sous les gouvernements successifs de la grande coalition Merkel, était de réduire le personnel militaire de 13 000 personnes, pour atteindre 183 000.

Les soldats, comme les agriculteurs, se plaignent toujours. Quelle que soit la somme d’argent que vous leur donnez, ils estiment qu’elle devrait être plus importante. Mais avec les énormes déficits du budget fédéral allemand en 2020 et 2021, et avec la détermination du nouveau gouvernement Scholz, avec Lindner (FDP) aux Finances, à maintenir le frein à l’endettement – sans mentionner les investissements publics géants prévus pour la décarbonation et la «transformation numérique» – on peut supposer sans risque que les rêves de Habermas et de Merz d’une «armée européenne» ont été faits en vain. Ses dividendes espérés à la fois pour «l’intégration européenne» et l’industrie de l’armement ne se matérialiseront jamais. Il est intéressant de noter que l’accord de coalition évite la question des 2% avec un culot presque merkelien: «Nous voulons que l’Allemagne investisse à long terme (!) trois (!) pour cent de son produit intérieur brut dans l’action internationale, dans une approche en réseau et inclusive (?), renforçant ainsi sa diplomatie et sa politique de développement et remplissant ses engagements envers l’OTAN.» Rien sur la façon dont cela sera payé, et rien non plus pour Macron, qui doit être réélu au printemps 2022, pour convaincre ses électeurs des progrès réalisés vers la «souveraineté européenne», conçue comme une extension de la souveraineté française – la France post-Brexit étant la seule puissance nucléaire restante de l’UE et membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU –

et les chars allemands complétant bien les sous-marins nucléaires français, ce qui devrait faire oublier le fiasco d’AUKUS [Australia, United Kingdom et United States, acronyme pour cette alliance militaire tripartite; l’Australie a «renoncé», à cette occasion, aux sous-marins français].

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Existe-t-il une possibilité de compensation? L’espoir, comme le dit un dicton allemand, meurt le dernier. Pour la France, cela pourrait être particulièrement vrai en matière d’affaires européennes.

Depuis quatre ans, l’Allemagne et la France parlent d’un chasseur-bombardier franco-allemand, le Future Combat Air System (FCAS–Système de combat aérien du futur: SCAF), pour succéder au Rafale français et à l’Eurofighter allemand comme avion de combat de sixième génération des deux pays. A l’origine, le FCAS était un projet franco-britannique qui est toutefois tombé à l’eau en 2017 lorsque le Royaume-Uni a choisi d’opter pour un avion de son cru, le Tempest (BAE Systems Tempest). Pressée par Macron, Angela Merkel a accepté de combler le vide. En 2018, Dassault et Airbus Defence se sont engagés comme principaux maître d’œuvre. La Belgique et l’Espagne ont été invitées à participer au projet. Pourtant, les travaux n’ont progressé que lentement, avec de graves désaccords notamment sur les droits de propriété intellectuelle, le transfert de technologie et, important pour la France, les politiques d’exportation d’armes.

Sous la pression de Paris, et probablement à la suite d’accords parallèles confidentiels conclus dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle de janvier 2019, le gouvernement Merkel a obtenu de la Commission budgétaire du Bundestag [Deutscher Bundestag Haushaltsausschuss], en juin 2021, qu’elle autorise une première tranche de 4,5 milliards d’euros, afin de se prémunir contre un éventuel changement de majorité parlementaire allemande, après les élections de septembre 2021.

Ce n’est un secret pour personne que parmi la classe politique allemande, le FCAS a peu de partisans, voire aucun. Cela vaut également pour les militaires, qui le considèrent comme l’un de ces grands projets français trop ambitieux, voués à l’échec en raison d’une ambition technologique excessive. Le système, qui doit officiellement entrer en service vers 2040, se compose non seulement d’une flotte de bombardiers furtifs, mais aussi d’essaims de drones qui doivent accompagner les avions dans leurs missions. Il y a aussi des satellites pour appuyer les avions et les drones, et généralement pour ajouter des capacités de cyberguerre au système, ce qui lui donne une touche de science-fiction que les généraux allemands imperturbables ont tendance à trouver, au minimum, frivole. Dans un rapport confidentiel, la Cour fédérale des comptes [Bundesrechnungshof] a récemment réprimandé le gouvernement pour avoir laissé en suspens des questions cruciales lors de la négociation de l’accord. Quant à l’Office fédéral des équipements, des technologies de l’information et du soutien en service de la Bundeswehr, il a exprimé des doutes quant à la possibilité que le système devienne un jour opérationnel. Aucun doute plane sur le coût du FCAS. A l’heure actuelle, les estimations officielles, ou semi-officielles, tournent autour de 100 milliards d’euros, tandis que des initiés bien informés chez Airbus estiment que la facture serait au moins trois fois plus élevée. A titre de comparaison, les fonds pour le NextGenerationEU (NGEU) voués à la reconstruction de l’Europe de l’après-Covid-19, devant être répartis entre 27 Etats membres de l’UE, s’élèvent à 750 milliards.

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Le FCAS serait-il un lot de consolation pour Macron, pour lui faire oublier «l’armée européenne» et «la souveraineté stratégique européenne»? Peut-être, pour autant qu’il y ait encore de l’argent, mais pas aujourd’hui, après le Grand Drainage de Corona (Great Corona Drain). En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle. C’est l’un des nombreux problèmes laissés par Merkel, avec son talent inimitable pour faire des promesses inconciliables et irréalisables et s’en tirer à bon compte, tant qu’elle était au pouvoir. S’il reste quelques «gaullistes» dans la classe politique allemande pour qui l’alliance avec la France – menant, espère-t-on, à une Europe franco-allemande/allemande-française – prime sur l’alliance avec les Etats-Unis, on n’en trouve aucun dans le nouveau gouvernement «feu tricolore».

En effet, là où il pourrait parler d’une «armée européenne», l’accord de coalition [dont le slogan est «Oser plus de progrès»] se contente de prévoir «une coopération accrue entre les armées nationales des Etats membres de l’UE… en particulier en ce qui concerne la formation, les capacités, les interventions et les équipements, comme l’Allemagne et la France l’ont déjà envisagé». Et pour ne pas être mal compris, il ajoute que «dans tout cela, l’interopérabilité et la complémentarité avec les structures et les capacités de commandement de l’OTAN doivent être assurées». Quelques pages plus loin, il déclare encore plus explicitement: «Nous renforcerons le pilier européen de l’OTAN et œuvrerons en faveur d’une coopération plus intensive entre l’OTAN et l’UE.»

Le FCAS n’est même pas mentionné, ou seulement indirectement, dans un langage qui ne peut que blesser les Français: «Nous renforçons la coopération en matière de technologie de défense en Europe, notamment par des projets de coopération de haute qualité, en tenant compte des technologies clés nationales et en permettant aux petites et moyennes entreprises d’entrer dans la compétition. Les achats de remplacement et les systèmes disponibles sur le marché doivent être privilégiés pour les acquisitions afin d’éviter les lacunes en matière de capacités.» Il y a fort à parier que le projet, s’il ne s’effondre pas en raison de problèmes technologiques ou d’une lutte acharnée pour le leadership industriel et les droits de brevet, sera à un moment donné abandonné à cause de ses coûts.

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Le scepticisme face au FCAS ne se retrouve pas seulement dans le SPD et le FDP. La future ministre des Affaires étrangères, la candidate des Verts à la Chancellerie, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste du type Hillary Clinton qui a réussi à imposer ses vues sur le document scellant l’accord de coalition. Au cours des négociations portant sur la mise en place de la coalition, les Verts ont insisté pour que la flotte vieillissante de Tornado de la Luftwaffe soit rapidement remplacée par le chasseur-bombardier américain F-18. A ne pas confondre avec l’Eurofighter, les Tornado sont la contribution de l’Allemagne à ce que l’OTAN appelle la «participation nucléaire-nukleare Teilhabe» [2]. Celle-ci permet à certains Etats membres européens, et surtout à l’Allemagne, de transporter des bombes nucléaires étatsuniennes avec leurs propres bombardiers, avec la permission et sous la direction des Etats-Unis. (Pour autant que l’on sache, les Etats-Unis ou l’OTAN ne peuvent pas formellement ordonner aux Etats membres de bombarder un ennemi commun, mais les Etats membres ne peuvent pas bombarder un ennemi sans l’autorisation des Etats-Unis.) A cette fin, les Etats-Unis maintiennent un nombre non spécifié de bombes nucléaires sur le sol européen, en particulier allemand.

Récemment, des personnalités du SPD ont douté de la sagesse de la «participation nucléaire». Les Etats-Unis, pour leur part, se sont plaints de la vétusté des Tornado, mis en service dans les années 1980. Ils ont exigé des conditions «de voyag» plus confortables pour leurs ogives. A l’heure actuelle, les quelques Tornado encore capables de voler – moins de deux douzaines selon ce qui se dit – risquent de perdre leur permis de tuer (étatsunien) en 2030.

A moins de laisser le programme dépérir, ce que certains membres de la gauche du SPD préféreraient, les Tornado pourraient en principe être remplacés par le Rafale français ou l’Eurofighter allemand (tous deux devant être remplacés, dans un avenir nébuleux, par des FCAS)! Il se trouve cependant que pour pouvoir transporter des bombes étatsuniennes, les avions non-étatsuniens doivent être certifiés par les Etats-Unis, ce qui prend du temps, pas moins de huit à dix ans.

C’est ainsi qu’est apparu le F-18, qui serait immédiatement disponible pour infliger l’Armageddon nucléaire à quiconque serait jugé comme le méritant par un futur président des Etats-Unis. Il se trouve que le F-18 semble être le favori des militaires allemands, désireux de préserver leur réputation auprès de leurs idoles états-uniennes et d’éviter les risques liés au gaspillage technologique français.

A leur grand soulagement, l’acquisition rapide d’une flotte de F-18 de taille généreuse s’est avérée être l’une des demandes les plus soutenues par les Verts d’Annalena Baerbock lors des négociations de coalition. Après des négociations acrimonieuses, les Verts ont obtenu gain de cause. Dans l’accord de coalition, dans un langage compréhensible uniquement pour les initiés, les partis ont annoncé qu’ils allaient «au début de la vingtième législature» – il faut utiliser Google pour savoir qu’il s’agit de la législature qui commence maintenant – «acquérir un système de remplacement pour l’avion de combat Tornado» et «accompagner le processus d’acquisition et de certification de manière objective et consciencieuse en vue d’une “participation nucléaire” de l’Allemagne».

Le F-18 étant loin d’être bon marché pour un gouvernement à court d’argent, c’est une autre mauvaise nouvelle pour Macron et sa «souveraineté stratégique européenne». Si les Etats-Unis n’obtiennent pas leurs 2% du PIB, ils pourront au moins vendre à l’Allemagne un bon nombre de F-18. La France, en comparaison, risque de se retrouver les mains vides, n’obtenant ni une armée européenne ni, en fin de compte, des FCAS. (Article publié sur le site Sidecar-NLR, le 30 novembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Wolfgang Streeck a été le directeur de l’Institut Max Plank pour l’étude des sociétés de 1995 à 2014 actuellement directeur émérite depuis 2014.

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[1] Friedrich Merz visera pour la troisième fois – après l’essai de 2018, où il fut battu de justesse par Annegret Kramp-Karrenbauer, alias «AKK», dauphine d’Angela Merkel, puis la tentative de janvier 2021 durant laquelle Armin Laschet lui brûla la politesse – la présidence de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) le 21 janvier 2022, lors du prochain congrès qui devrait se tenir à Hanovre.

Si Friedrich Merz figurait aux côtés de Jürgen Habermas parmi les premiers signataires de l’appel pour une «armée européenne», il faut relever quelques autres noms de la social-démocratie, tels que Hans Eichel, ministre SPD des Finances d’avril 1999 à novembre 2005 sous les gouvernements Schröder I et II et Brigitte Zypries, ministre de la Justice de 2002 à 2009, sous les gouvernements Schröder II puis Merkel et ministre de l’Economie et de l’Energie de janvier 2017 à mars 2018, sous le gouvernement Merkel III. (Réd.)

[2] Selon l’Institut für Friedenforchung und Sicherheitspolitik, de l’Université de Hambourg: «La “participation nucléaire” est un concept de l’OTAN qui a été développé pendant la guerre froide, lorsque deux blocs s’affrontaient. Les Etats-Unis voulaient ainsi souligner leurs garanties de sécurité pour l’Europe occidentale; les Européens de l’Ouest – entre autres la République fédérale – espéraient avoir leur mot à dire dans la planification nucléaire et militaire. Depuis, la Bundeswehr tient à disposition des avions de combat – le Tornado – capables de transporter et, en cas d’urgence, de larguer des bombes nucléaires américaines. Maintenant que l’avion de combat Tornado a pris de l’âge et doit être remplacé, la question des fondements et de l’avenir possible de la “participation nucléaire” se pose.» (Réd.)

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