Afghanistan. Un crime de guerre états-unien

L'hôpital de MSF en feu, le 3 octobre 2015, à Kunduz
L’hôpital de MSF en feu, le 3 octobre 2015, à Kunduz

Par Gilles Dorronsoro

Dans la nuit du 2 au 3 octobre 2015, un hôpital de l’ONG Médecins sans frontières (MSF), en Afghanistan, a été bombardé par l’armée américaine. Les humanitaires sont-ils devenus une cible? Les derniers décomptes à l’hôpital de Kunduz indiquent une vingtaine de morts – humanitaires et malades, y compris des enfants – et des dizaines de blessés graves. L’hôpital est désormais fermé, MSF ne pouvant plus garantir la sécurité de ses installations, ce qui prive les blessés de la seule antenne chirurgicale efficace dans la région.

Pour l’ONG, il s’agit d’un des incidents les plus meurtriers depuis des décennies. Les bombardements américains résultent-ils d’une erreur due au fog of war [cafouillis dans une opération], incident tragique mais excusable étant donné la confusion inhérente aux combats urbains? Les éléments disponibles pointent malheureusement vers une autre direction: un crime de guerre lié aux pratiques de l’armée américaine, et notamment à une conception de la guerre qui criminalise l’action humanitaire. Le contexte montre un échec cinglant du gouvernement afghan et de ses alliés. La chute de Kunduz a été un choc majeur pour Kaboul. La faiblesse des forces armées afghanes a obligé les Etats-Unis à réinvestir un peu plus un conflit dont Obama voulait pourtant se désengager.

Quelles explications pour justifier cet incident meurtrier? D’après une première ligne de défense, les bombardements auraient été le résultat d’une erreur due à l’absence de signalisation de l’hôpital aux autorités militaires. Cette hypothèse doit être écartée, car MSF est d’un professionnalisme absolu sur ces questions; l’emplacement a été signalé de façon répétée à l’armée américaine. L’hôpital est un grand compound identifiable, bien connu de la population et des observateurs de passage. De plus, les bombardements ont duré plus d’une heure malgré les appels en urgence de MSF aux Américains. Une seconde ligne de défense a rapidement émergé: des combattants talibans auraient été présents dans l’hôpital et auraient visé les forces américaines ou afghanes. Certains officiels afghans – avec une imagination d’autant plus digne d’admiration qu’elle ne repose sur aucun fait – ont même décrit l’hôpital de MSF comme un poste de commandement des talibans. Or, cette argumentation, improvisée dans l’urgence, ne tient pas non plus. Les victimes sont tous des malades ou du personnel; les témoins directs ont démenti la présence de combattants armés dans l’hôpital. Les portes étaient d’ailleurs fermées depuis le 28 septembre, début du conflit. Enfin, même si des tirs occasionnels avaient été observés, les bombardements ciblés et répétés contre les bâtiments abritant des malades et du personnel médical restent illégaux au regard du droit international et, surtout, ignobles d’un point de vue moral.

En réalité, ces frappes reflètent une tendance inquiétante: la criminalisation de l’humanitaire. L’hôpital a été bombardé parce qu’il soignait des talibans. Des incidents avaient déjà eu lieu en juillet, quand des commandos afghans étaient entrés dans l’hôpital en accusant MSF de soigner des insurgés. Plus profondément, cet incident reflète l’héritage toujours vivace du bushisme (George W. Bush) de guerre né du 11 septembre. Le paradigme qui informe les pratiques militaires américaines est en rupture par rapport à la tradition juridique et humanitaire occidentale, vieille de plus d’un siècle: il n’y a plus d’espace humanitaire neutre et protégé par les lois internationales. Tout acteur – y compris non militaire – opérant dans le champ de bataille (défini de façon très imprécise) est une cible légitime. Des journalistes ont été traités comme des cibles du fait de leur présence en territoire ennemi.

Le fond du problème est donc que l’armée américaine n’accepte pas que MSF opère indépendamment, au nom de principes juridiques et humanitaires. Cette autonomie va en effet contre la polarisation recherchée dans le conflit. Rappelons que le projet stratégique des Etats-Unis en Afghanistan après 2001, exposé sans ambiguïté par Colin Powell, alors secrétaire d’Etat américain, était de faire de l’humanitaire un instrument de la puissance américaine. Différentes ONG, dont MSF, avaient refusé de s’insérer dans le dispositif américain qui niait la spécificité de l’humanitaire et les mettait en danger. De même, au début des années 2000, les Etats-Unis avaient mené une campagne contre le CICR (Comité international de la Croix-Rouge) qui dénonçait les tortures des prisonniers dans les prisons américaines. Là aussi, l’idée s’est imposée d’une obsolescence du droit des conflits. Pour l’armée américaine, dénoncer la torture équivalait alors à protéger les terroristes, comme soigner les combattants équivaut aujourd’hui à soutenir l’insurrection.

Quelles conséquences pour ce qui est, juridiquement parlant, un crime de guerre? Politiquement, le président Ashraf Ghani, déjà affaibli, est mis dans une position difficile et sera obligé de prendre ses distances avec les Etats-Unis. Ensuite, les talibans tiennent ici une facile victoire de propagande, surtout si l’on se rappelle le rôle des multiples bavures des forces spéciales américaines dans la progression des talibans ces dernières années. Enfin, pour lesdites opinions publiques occidentales, cet incident entretient un certain cynisme: à quoi bon s’impliquer dans une guerre pour commettre les mêmes crimes qu’on reproche ailleurs à Al-Assad?

L’impunité est assurée aux responsables des bombardements, et ce pour l’ensemble de la chaîne de commandement. Obama a annoncé une enquête dont il sait qu’elle n’aboutira à rien. Les autorités américaines refusent de reconnaître leur responsabilité et parient sur la rapidité du cycle médiatique pour limiter le coût politique de l’incident. Rien n’est à attendre du côté des gouvernements européens en raison de leur dépendance par rapport aux Etats-Unis. Une enquête de l’ONU dont les conclusions ne seront pas connues – au mieux – avant des mois, pour souhaitable qu’elle soit, n’amènera pas l’armée américaine à changer ses pratiques. Une prise de position commune des ONG intervenant dans les contextes de guerre et un soutien politique, par exemple du Parlement européen, peut au moins, à la marge, augmenter le coût politique du ciblage des ONG pour l’armée américaine. Il en va de la sécurité des humanitaires et, à terme, de nos libertés politiques. (6 octobre; tribune publiée sur le site de Libération)

___

Gilles Dorronsoro est, entre autres, un spécialiste de l’Afghanistan. Il est enseignant en relations internationales à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*