Venezuela. Présidentielle: «Le salaire moyen est de moins de 5 euros par mois»

Par Rémy Ourdan

Caracas est une ville en trompe-l’œil. En apparence, celle qui fut un temps la riche capitale du pays le plus développé d’Amérique latine a encore de beaux restes. On peut y discuter avec nostalgie d’un âge d’or disparu dans de sublimes villas, même défigurées par un enchevêtrement de murs, grilles et barbelés électrifiés. On peut se mêler à une jeunesse, certes dépitée par la crise que traverse le pays, mais à la fois vive et nonchalante, dans les cafés d’Altamira et de La Castellana.

De l’autre côté d’un mur invisible, il y a les quartiers pauvres, où l’on a cru à la «révolution bolivarienne» d’Hugo Chavez et de son successeur, Nicolas Maduro. Certains y croient encore. Le problème est qu’après une ère de chavisme soutenue par un cours du pétrole au plus haut, qui a permis au gouvernement de financer des programmes sociaux sans limite, la chute du cours du brut a brutalement plongé le Venezuela dans une crise, la plus grave de son histoire, où la malnutrition et les maladies ont rejoint la corruption et la criminalité au panthéon des maux structurels du pays.

Puis, chez les riches comme chez les pauvres, la nuit tombe. La ville se vide. La peur règne. Caracas est devenue la capitale la plus violente du monde, hors pays en guerre. Le Venezuela a détrôné le Honduras et le Salvador dans les palmarès de la criminalité. Un braquage ou un kidnapping peut intervenir tout le temps, n’importe où, et se termine souvent dans le sang.

Reste que, pour des raisons multiples mais avant tout grâce à une nostalgie du très charismatique «Comandante» Chavez et en l’absence d’alternative politique crédible, le chavisme est loin d’être mort. Il est même en apparence plus vivant qu’une opposition centriste et libérale divisée.

Aucune sorte d’intérêt

C’est donc une société vénézuélienne profondément fracturée et déprimée qui est appelée aux urnes, dimanche 20 mai, pour reconduire ou non le président Nicolas Maduro à la tête du pays. Si déprimée que pour beaucoup, le scrutin présidentiel n’a aucune sorte d’intérêt. «La survie avant la démocratie», résume un partisan du pouvoir, qui mène campagne pour Maduro avec gaieté mais sans ferveur. «Voter, c’est soutenir la dictature!», dénonce un graffiti près de la place Altamira, bastion d’une opposition qui a appelé à boycotter «une fraude électorale».

L’éditorialiste communiste Tulio Monsalve, qui s’apprête à voter pour «le candidat du socialisme, contre le libéralisme», pense que «le Venezuela est écartelé entre deux positions opposées et irréconciliables» et qu’«il n’y a aucune chance que cette élection présidentielle rapproche les deux camps. D’un côté, le gouvernement a le pouvoir politique et militaire mais a perdu de son influence. De l’autre, l’opposition pourrait avoir une vraie puissance politique, mais elle n’a aucun pouvoir.»

Nul ne sait si Nicolas Maduro parviendra au raz-de-marée qu’il appelle de ses vœux mais tout a été mis en œuvre pour le satisfaire. Outre l’interdiction de participer à l’élection décrétée à l’encontre des principaux opposants et de leurs partis (seuls l’ex-gouverneur et ex-chaviste Henri Falcon et le pasteur évangélique Javier Bertucci se présentent face au président), outre les moyens considérables déployés par le pouvoir et le matraquage médiatique continu, le gouvernement a encore accentué le maillage social de l’ère Chavez. Le camp Maduro a créé, à côté du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV) au pouvoir, un mouvement présidentiel, Somos Venezuela («Nous sommes le Venezuela») qui revendique 16 millions de membres, soit la moitié de la population du pays, grâce à un système perfectionné de clientélisme et d’aides sociales.

Dans un centre de distribution gouvernemental à Caracas, la question du vote maduriste ne se pose pas. Les employés comme les visiteurs affirment qu’ils seront fidèles «au chavisme». «Le président aide les pauvres», dit Luisa. Tout le monde vante les programmes sociaux mis en place sous Chavez. Personne ne commente l’hyperinflation qui fait que, dans un pays qui a plus de réserves pétrolières que l’Arabie saoudite, le salaire moyen est de moins de 5 euros par mois. Le revenu d’un journalier lui permet à peine de payer le bus pour aller au travail, et des parents ne peuvent plus nourrir leurs enfants.

Chez les antichavistes, que l’on respecte la consigne de boycott ou que l’on vote par défaut pour Henri Falcon, on est passé en un an de la colère à la résignation. Le temps des manifestations de rue est presque oublié, même si de jeunes activistes étudiants et du mouvement Resistancia espèrent rallumer le flambeau de la contestation après le 20 mai. «Le panorama a totalement changé en un an, raconte Nicolas Yammine, chef d’un syndicat étudiant. On pensait alors en finir avec Maduro. Aujourd’hui il n’y a plus ni stratégie d’opposition ni espoir de changement.» L’étudiant en droit, qui précise qu’il y a «une certaine ironie à étudier quelque chose qui n’existe pas» dans un pays «sans Etat de droit», se désole qu’à part les mariages, «les seules fêtes sont pour dire au revoir à un ami qui quitte Caracas».

Pourvoyeur de migrants

Car de même que Caracas se vide la nuit, le pays se vide en un flot continu. Ce Venezuela qui traditionnellement accueillait des migrants non seulement de toute l’Amérique latine mais aussi d’Europe ou du Moyen-Orient, et où les Vénézuéliens aimaient rester vivre plutôt que de viser un exil aux Etats-Unis ou ailleurs, est désormais un pays pourvoyeur de migrants qui chaque jour partent par centaines à l’assaut des frontières de la Colombie et du Brésil. Environ quatre millions de personnes ont quitté le Venezuela depuis la conquête du pouvoir par Chavez.

C’est d’ailleurs peut-être là l’une des pires défaites du chavisme et de Maduro : avant la «révolution bolivarienne», nul ne quittait le Venezuela ; puis pendant quinze ans, seule l’élite bourgeoise et libérale fuyait à l’étranger pour maintenir son niveau de vie ; désormais ce sont aussi les ex-chavistes, familles modestes et pauvres, qui quittent le pays pour ne pas mourir de faim.

Alors les aléas de la vie politique, dérive autoritaire du gouvernement et états d’âme de l’opposition, paraissent loin. Manger aujourd’hui et peut-être demain, survivre ou mourir, partir ou rester, sont les seules véritables questions que chacun se pose. (Article publié par Le Monde, édition datée du dimanche 20 mai et du lundi 21 mai 2018; titre de la rédaction de A l’Encontre)

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