Par Mike Gonzalez
La presse mondiale «découvre» de la crise croissante au Venezuela et se délecte des malheurs de la «révolution bolivarienne». Mais ses reportages vont rarement au-delà des images de pauvres gens réclamant de la nourriture. Ces photos montrent bien à quel point la situation est grave, mais elles n’en saisissent pas la complexité.
La crise, à la fois économique et politique, met le pays au bord l’affrontement social. L’enjeu est non seulement l’avenir économique du Venezuela, mais également l’avenir des mouvements de masse du pays [1].
L’aspect le plus visible de la crise est la pénurie de denrées de base et de médicaments. Et elle tend à s’aggraver à mesure qu’on s’éloigne de Caracas. Les Vénézuéliens qui veulent acheter des produits tels que du café, du riz ou des couches font des queues tous les matins, mais les étagères des supermarchés sont pratiquement vides et on ne peut pas se procurer les médicaments de base. Le gouvernement publie régulièrement les prix officiels pour les produits clés. Mais cela ne va pas au-delà de la propagande. Même s’il arrive que quelques produits soient vendus à ces prix raisonnables, elles finissent, comme tout le reste, au marché noir, appelé le bachaqueo, où ils sont revendus à jusqu’à 100 fois leur prix officiel.
Occasionnellement le gouvernement prend des mesures contre «l’économie parallèle», mais elles sont surtout symboliques.
Actuellement il existe deux économies au Venezuela. Dans l’économie officielle, basée sur le bolivar, le panier de denrées essentielles coûte presque 10 fois le salaire minimum que perçoivent les travailleurs et travailleuses. Le seul endroit où les Vénézuéliens peuvent augmenter la valeur de leurs salaires est sur le marché parallèle, où on estime qu’environ 50% de la force de travail opère actuellement.
Les prix continuent à grimper. L’année passée, l’inflation était officiellement de 250%, mais en réalité elle était bien plus élevée. Selon les prévisions, le taux d’inflation pourrait grimper jusqu’à 700% d’ici la fin de 2016. Il est clair que certains secteurs de la population sont protégés des pires effets du désastre économique. Les militaires et les employés du gouvernement ont des salaires plus élevés et ils ont accès à quelques supermarchés bien achalandés. Jusqu’à récemment l’Etat accordait également une protection aux pauvres des quartiers urbains – la base de soutien traditionnelle du chavisme – mais cela aussi est en train de s’effondrer.
A côté de l’économie officielle où la plupart des Vénézuéliens se battent pour survivre, il y a l’économie du dollar états-unien. Ceux qui ont accès aux devises étrangères remplissent les restaurants chics de Caracas et conduisent avec ostentation leurs 4×4 dans les villes. Pour eux, la crise est une affaire de loi et d’ordre, mais pas de survie.
La crise tout comme l’injustice économique croissante sont le résultat non seulement des forces économiques globales – en particulier de la chute des prix du pétrole – mais également des années de corruption, laquelle a déjà commencé pendant la présidence de Chavez.
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En 2006, après avoir gagné les élections présidentielles avec 63% des votes, Hugo Chavez a annoncé la création du Parti socialiste unifié de Venezuela (PSUV) pour orienter la transformation du Venezuela grâce à de nouveaux programmes sociaux, une diversification économique et une démocratie populaire. En quelques semaines, ces promesses ont convaincu 6 millions de personnes de rejoindre le parti.
Mais le PSUV est immédiatement devenu un instrument pour contrôler depuis en haut – l’expression politique d’un Etat centralisé – plutôt que l’expression d’une démocratie de masse populaire. C’est ainsi que la corruption que Chavez promettait de vaincre s’est au contraire épanouie. On a beaucoup écrit sur la corruption, mais l’avidité individuelle et les opportunités de profit fournies par la pénurie ne constituent qu’une explication partielle de ce phénomène. Le manque de contrôle populaire sur les affaires gouvernementales y a largement contribué. La conception de Chavez du «socialisme du XXIe siècle», celle d’un processus dirigé par la base et qui tiendrait de manière permanente les dirigeants responsables devant leur base de masse, aurait peut-être pu réduire la corruption.
Mais ce niveau de contrôle populaire ne s’est jamais développé, ce qui a permis à la corruption de se perpétuer. C’est là un élément clé dans la crise politique qui a poussé le Venezuela au bord de l’effondrement.
Les revenus de l’industrie pétrolière, laquelle a bénéficié d’une décennie de prix historiquement élevés, ont financé non seulement les programmes sociaux qui étaient au cœur du projet politique de Chavez, mais aussi la corruption qui allait les submerger. Les projets majeurs – le système ferroviaire, les autoroutes, les usines d’aluminium et d’acier – sont restés inachevés, faute des matériaux de base indispensables.
Les efforts pour diversifier l’économie, comme la construction de la raffinerie de sucre de Barinas, ont échoué ou n’ont jamais débuté, et les investissements les plus importants de l’Etat ont disparu. Des projets sociaux comme le nouveau système de santé Barrio Adentro, ont commencé à se détériorer.
A tous les niveaux, la bureaucratie chaviste s’est engagée dans la spéculation sur les devises. Par l’intermédiaire d’une succession déconcertante d’agences aux noms bizarres, on a vendu à des dollars à des taux particulièrement bas à des personnes les sollicitant sous le prétexte d’importer de la nourriture et des médicaments. La majorité des produits soit n’arrivaient jamais, soit entraient sur le marché noir à des prix très gonflés. On pouvait acheter un dollar contre 10 bolivars et vendre ce dollar (ou des denrées pour cette valeur) pour 1000 bolivars. En octobre 2015, un groupe de chavistes dissidents a publié une lettre ouverte dénonçant la corruption qui se répandait de manière incontrôlée dans les échelons supérieurs de l’Etat. Les auteurs estimaient qu’un minimum de 460 milliards de dollars provenant des profits pétroliers avaient «disparu» au cours des années de pleine prospérité. Quelle que soit la somme exacte, les Vénézuéliens avaient de preuves évidentes que des éléments du gouvernement du PSUV avaient blanchi de l’argent et participé à la fuite de capitaux à une échelle massive.
En décembre 2015, les élections parlementaires ont révélé à quel point les citoyens vénézuéliens étaient mécontents face au PSUV. Alors que Hugo Chavez engrangeait près de 60% des votes populaires, Nicolas Maduro a gagné la présidence avec à peine 50% en 2013. Mais une coalition de partis de droite (Table de l’unité démocratique – MUD) a capté deux tiers de la majorité parlementaire en décembre.
Ces résultats n’indiquent pas une poussée populaire à droite, mais plutôt la perte dramatique de soutien populaire du PSUV. La droite a gagné relativement peu de votes (environ 300’000), mais le chavisme en a perdu près de 2 millions suite à des votes nuls et des abstentions. C’était un signal clair donné aux héritiers de Hugo Chavez, mais ceux-ci l’ont ignoré.
Actuellement le PSUV a environ un million de membres nominaux, dont la plupart sont des employés d’Etat ou fonctionnaires, ainsi que des leaders politiques locaux. Autrement dit, le PSUV est devenu un instrument pour conserver le pouvoir politique et distribuer de l’argent et de l’influence. Toute critique interne est immédiatement éradiquée et des expulsions sont pratiquées de manière routinière [1].
Ironiquement, la création du PSUV a facilité la création d’une nouvelle bureaucratie d’Etat qui allait abandonner la démocratie. Maintenant le pouvoir est administré, en particulier sous Maduro, à travers le clientélisme et la corruption. La nouvelle classe dominante a écrémé l’économie. Elle s’était enrichie grâce au pétrole et a dépensé ces gains – ou les a déposés à la banque – à l’étranger. Maintenant le prix du pétrole s’est effondré, les caisses publiques sont vides et l’Etat n’a plus rien à offrir.
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Ce qui est remarquable au sujet de la crise actuelle est que ni la droite ni les forces gouvernementales n’ont de solution à proposer. Depuis les élections, la droite a présenté des plans pour privatiser des entreprises d’Etat, diminuer les programmes sociaux du PSUV (tout comme le fait Macri en Argentine et que Temer veut faire au Brésil) et évincer Maduro du pouvoir, tout cela pour pouvoir appliquer ses projets. Pour le moment la droite est focalisée sur le référendum anti-Maduro [2], mais ne propose pas de programme économique cohérent. Elle semble accepter de laisser la situation se détériorer jusqu’à ce qu’elle devienne insupportable, mais pas – bien entendu – pour la circonscription électorale dont elle a la représentation.
De son côté, l’Etat chaviste sous Maduro a annoncé une série de mesures qui ne sont pas susceptibles d’arrêter la crise et qui sont comme des miroirs déformants de la plateforme originale de Chavez. De nouveaux programmes avec de nouveaux ministères et de nouvelles vice-présidences sont consacrés à créer une nouvelle «économie productive» séparée de l’industrie pétrolière. Il est même question de créer une nouvelle industrie du tourisme. Mais sans les profits pétroliers, l’Etat est pratiquement en faillite (tout en devant encore payer la dette étrangère) et l’économie productive s’est de fait effondrée depuis longtemps.
Maduro appelle les Vénézuéliens à cultiver leurs propres légumes, mais n’a rien fait pour soutenir le secteur agricole effondré. Il n’existe pas de réel contrôle du change ou des prix, pas d’expropriations, pas de tentatives visibles pour reprendre en main l’économie.
La seule chose que le gouvernement semble pouvoir faire est de réprimer de manière croissante les couches populaires. Des gardes nationaux surveillent les supermarchés, mais ils sont chargés de contrôler les victimes de la crise et non de punir les responsables. Sans compter qu’ils participent souvent eux-mêmes à la corruption et aux vols.
Le fait que Maduro ait récemment décrété l’état d’urgence est un aveu de son échec à répondre efficacement à la crise. Mais il a peut-être aussi une motivation plus cynique. En effet, l’état d’urgence suspend les garanties constitutionnelles, éventuellement aussi le droit de démettre des officiels élus. Cela peut contrer les tentatives de la droite à le démettre, mais Maduro trahit ainsi l’un des engagements démocratiques centraux de la Constitution de Chavez.
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Les défenseurs du chavisme, surtout ceux qui se trouvent à l’extérieur du pays, soulignent que personne ne meurt de faim au Venezuela aujourd’hui. Mais le fait de suggérer qu’il s’agit là d’une quelconque réussite dans un pays «révolutionnaire», riche en pétrole, est le comble du cynisme. Que l’on soit ou non en train de mourir de faim, la pauvreté qui sous Chavez avait été systématiquement réduite est de nouveau en train d’augmenter. Le gouvernement déclare qu’il est pris dans une «guerre économique» et doit se mobiliser face à une invasion imminente. Maduro établit un parallèle avec le Chili, où l’aile droite avait stocké des denrées dans le cadre de son attaque contre le gouvernement de Salvador Allende en 1971 et 1973.
Il est clair que les capitalistes vénézuéliens sont en train de stocker des biens, lesquels disparaissent et réapparaissent sans explications à des prix toujours plus élevés. Il est également vrai que des capitaux sont sortis du Venezuela et ne reviennent que pour nourrir la spéculation et jamais comme investissements domestiques, pourtant si nécessaires.
Mais les deux côtés du fossé politique ont profité. Et même si les politiciens parlent de leurs opposants, il est de plus en plus difficile de les différencier entre eux. Par exemple, actuellement un des vice-présidents pour l’économie de Maduro, Pérez Abad, est un homme d’affaires et un défenseur de l’économie de marché.
Une des plus récentes décisions du gouvernement de Maduro est une trahison majeure de la Révolution bolivarienne. A la mi-mai 2016, il a signé 150 concessions à des compagnies pétrolières et minières dont on ne connaît pas encore les noms, leur permettant d’exploiter les richesses minérales de la région amazonienne du Venezuela : «l’arc minier». Les impacts des opérations minières peuvent être constatés partout dans le bassin amazonien: contamination des eaux, expulsion des peuples indigènes et destruction environnementale permanente. C’est la raison pour laquelle Chavez lui-même avait renoncé à développer cette région, où il n’y a eu que des petites exploitations minières artisanales. La décision de Maduro constitue une catastrophe environnementale et un désastre pour les peuples indigènes dont les droits et les territoires sont pourtant spécifiquement protégés sous la Constitution bolivarienne.
Les compagnies minières constituent actuellement déjà 14% de l’économie mondiale. Aujourd’hui on les a réinvitées dans un pays qui avait lutté pour les renvoyer il y a une décennie.
La «révolution bolivarienne» reste dans les cœurs et dans les pensées de centaines de milliers de personnes pour lesquelles le chavisme représentait un profond engagement en faveur du changement et de la justice sociale, de la redistribution de richesses et de la résistance contre les prédations de la globalisation néolibérale. C’est ce que proposait Chavez, et c’est la promesse que Maduro a trahie.
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Alors, pourquoi les gens ne se soulèvent-ils pas contre une crise économique qui frappe si brutalement les pauvres et les basses classes moyennes? Lorsque le Venezuela a affronté des exigences similaires de la part de l’économie mondialisée et de ses institutions par le passé – comme lors du caracazo de l989 – cela a donné lieu à des protestations de masse.
S’il règne une paix sociale relative, ce n’est pas parce que les masses ne se rendent pas compte du taux de corruption, de la gestion calamiteuse de l’économie ou de la militarisation croissante de la société. L’équilibre catastrophique se maintient encore – même s’il est impossible de savoir pendant combien de temps – à cause de la loyauté résiduelle de secteurs des couches populaires à l’idée et à l’héritage de la révolution bolivarienne.
Il n’y a aucune confusion sur ce que la droite veut et représente – un retour à ce qu’il y avait de pire dans l’ordre ancien. Mais le PSUV et l’Etat chaviste ont efficacement désarmé et démobilisé les forces qui avaient fait reculer la tentative de coup contre Chavez en 2002 et la grève patronale qui l’a suivi – autrement dit le mouvement de masse lui-même.
En 2002 les gens étaient le sujet de leur propre histoire, mais aujourd’hui c’est la classe corrompue et bureaucratique qui se l’est appropriée, cette classe qui est maintenant mêlée à des éléments des forces militaires qui utilisent leur position pour leur propre profit et au détriment de la révolution vénézuélienne.
L’avenir commencera lorsque le mouvement de masse, qui s’est constitué si rapidement pas le passé, occupera à nouveau la scène historique. Et lorsque ce sera le cas, il tirera les leçons – positives et négatives – de ces années pour aider à façonner la lutte permanente contre le capital. (Fin mai 2016, article publié sur le site Jacobin, traduction A l’Encontre)
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Mike Gonzales a été durant des années professeur d’histoire – dans le département des études latino-américaines – auprès de l’Université de Glasgow. Militant socialiste dans les rangs du SWP anglais durant de nombreuses années, il réside au Venezuela.
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[1] Le 10 juin 2016, le siège national de Marea socialista – courant socialiste révolutionnaire qui a participé à la création du PSUV, puis en a été écarté – a été occupé par la police sur ordre d’un juge, mais sans en expliciter les raisons. Cet acte révèle l’autoritarisme croissant qui se combine avec la corruption économique et politique du PSUV (Rédaction A l’Encontre)
[2] Le référendum révocatoire a réuni quelque 1,3 million de signatures. La récolte de signatures constitue la première étape. La deuxième: les signataires devront apposer leur empreinte digitale dans l’un des 24 sièges régionaux du Conseil national électoral (CNE), entre le 20 et le 24 juin. La troisième: le CNE va évaluer les empreintes par machines biométriques jusqu’au 23 juillet. La quatrième: il faudra réunir 4 millions de signatures pour que la procédure «avance». Or, le «timing» est important. Si le référendum ne se fait pas avant le 10 janvier 2017, il n’impliquerait que le remplacement du président par le vice-président, cela jusqu’à la fin du mandat en 2019. Et Maduro a déjà annoncé que le référendum ne se fera pas avant 2017! (Rédaction A l’Encontre)
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