Par Carlos Noriega (Lima)
Ce mardi 24 janvier, il y aura une «grande marche nationale» exigeant la démission de la présidente Dina Boluarte [voir l’article ci-dessous]. La veille, un groupe important a manifesté dans les rues du centre-ville de Lima [voir les articles publiés sur ce site en date du 20, 21 et 23 janvier]. Comme lors des précédentes manifestations, la police a réprimé les manifestant·e·s. Ils ont tiré des grenades avec gaz lacrymogène pour les empêcher de se déplacer. Ces derniers ont répondu en lançant des pierres et des bâtons. A l’heure où nous mettons sous presse, la répression se durcit. Jusqu’à présent, aucun blessé n’a été signalé. Les protestations qui ont éclaté en décembre dans le sud des Andes se sont étendues à une grande partie du pays et ont pris le devant de la scène à Lima depuis jeudi 19 janvier, où une manifestation massive a été durement réprimée, faisant plusieurs blessés et plus de trente arrestations. Cette répression s’est poursuivie les jours suivants, mais elle n’a pas mis fin aux manifestations, qui se répètent quotidiennement dans la capitale depuis lors.
Mardi, une grande mobilisation de protestation devrait rassembler dans le centre de Lima les différents groupes mobilisés qui, ces derniers jours, ont manifesté sans grande coordination entre eux. Des villageois de l’intérieur du pays sont venus dans la capitale pour manifester dans les rues de la ville, dans ce qui a été appelé «la prise de Lima». Le gouvernement les harcèle, cherchant à faire pression sur eux pour qu’ils retournent dans leurs régions. Mais ils disent qu’ils n’abandonneront pas la lutte tant que Dina Boluarte ne démissionnera pas. Ils ont été à l’avant-garde des protestations à Lima ces jours-ci. Les organisations qui les soutiennent et les accueillent disent qu’ils sont «plusieurs milliers». De nouveaux groupes se préparent à se rendre à Lima.
Le ministre de l’Intérieur, Vicente Romero, devra se présenter devant le Congrès pour répondre de l’intervention policière de ce samedi à l’Université de San Marcos – dénoncée comme illégale [voir sur ce site l’article du 23 janvier] – pour arrêter environ 200 résidents venus à Lima pour rejoindre les manifestations et qui y logeaient. Mais le soutien de l’aile droite le protège d’une éventuelle sanction qui pourrait l’obliger à quitter ses fonctions. Les détenus de San Marcos ont été libérés le lendemain par le ministère public au motif que leur arrestation n’avait pas de raison d’être, ce qui confirme le caractère arbitraire de ces détentions. Leur arrestation, les mauvais traitements et les menaces dont ils ont fait l’objet font partie de l’intimidation visant ceux qui se mobilisent pour exiger le départ de Dina Boluarte et la tenue d’élections cette année.
Blocages de routes
La «grande marche nationale» sera répétée dans différentes régions, où les manifestations n’ont pas cessé un seul jour depuis leur reprise le 4 janvier, après une brève trêve de Noël. Les blocages de routes se poursuivent. Selon un rapport officiel publié lundi 23 janvier, plus de 70 piquets de grève bloquent les routes dans 10 des 25 régions du pays. Les autoroutes panaméricaines Sud et Nord et l’autoroute centrale menant aux régions andines, les trois principales autoroutes du pays, ont été bloquées sur différents tronçons. Lundi, des affrontements ont eu lieu dans la région de Huanuco, dans le centre du pays, lorsque la police a attaqué un piquet de grève sur l’autoroute centrale. Les affrontements sur les routes sont devenus fréquents, la police attaquant, débloquant une route, puis cette dernière est bloquée à nouveau. Des centaines de véhicules, principalement des camions transportant de la nourriture, sont arrêtés sur différentes routes en raison des blocages. Dans différentes régions, il existe des problèmes d’approvisionnement.
Le sud, paralysé
Le sud andin du pays, où sévit une grève illimitée, reste paralysé. C’est la zone où les protestations sont les plus fortes et où la répression a été la plus dure. C’est là que la plupart des quelque cinquante personnes ont été tuées par des tirs de la police et de l’armée. A Arequipa, à quelque 900 kilomètres au sud de Lima, un policier capturé par des manifestants dimanche a été libéré. Le policier a été capturé lors d’une attaque contre le poste de police du district de La Joya. Selon des témoignages de manifestants, cités par le journal d’Arequipa El Búho, ils manifestaient pacifiquement lorsque la police a arrêté deux personnes. Les manifestants se sont rendus alors au poste de police pour demander leur libération et ils ont été réprimés par la police. Des coups de feu ont été tirés et des personnes ont été blessées. Cela a déclenché l’indignation populaire et l’attaque du poste de police a eu lieu. La police a fini par s’enfuir. C’est dans ces circonstances que le policier a été capturé et relâché quelques heures plus tard. Dans la région côtière d’Ica, à quelque 300 kilomètres au sud de Lima, des manifestants ont pénétré lundi dans des fermes appartenant à des sociétés d’agro-exportation.
Ministère public et militarisation
Dans une nouvelle étape de la militarisation du pays, le président du pouvoir judiciaire, Javier Arévalo, a demandé aux forces armées de prendre le contrôle de la sécurité des tribunaux dans tout le pays. Il a justifié sa demande en rappelant que depuis décembre, lors des manifestations, quatorze tribunaux ont été attaqués en divers endroits.
Le chef du cabinet ministériel, Alberto Otárola, a témoigné lundi devant le ministère public dans le cadre de l’enquête sur les plus de quarante décès causés par la répression. Alberto Otárola est la figure la plus influente et autoritaire derrière Dina Boluarte. Il a justifié la répression sanglante et a soutenu à plusieurs reprises les forces de sécurité accusées d’avoir tiré sur les manifestants.
La réaction contre la présidente Boluarte est de plus en plus forte. La ministre du Logement, Hania Pérez de Cuéllar, qui a gardé un profil bas dans cette crise, a été chassée à coups de pierres d’un village de la région de Piura, dans le nord du pays, où les protestations ne se sont pas exprimées jusqu’à présent. Elle est allée inspecter les travaux d’assainissement, il n’y avait aucun problème, jusqu’à ce qu’elle mentionne Dina Boluarte dans son discours louangeux. Alors, la colère des personnes présentes s’est déchaînée. La colère des citoyens et citoyennes contre le gouvernement Boluarte, soutenu par la droite, ne faiblit pas. (Article publié dans le quotidien argentin Página/12 le 24 janvier 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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«Boluarte dit que nous sommes des paysans ignorants, nous ne sommes pas ignorants, elle est ignorante, elle ne comprend pas ce pour quoi nous nous battons»
Par Carlos Noriega (Lima)
«Allez les gens, bordel, le peuple n’abandonne pas, bordel», a crié la foule en réponse aux gaz lacrymogènes et aux plombs tirés par la police pour l’empêcher d’avancer dans les rues de Lima. Le centre de la capitale a été envahi mardi 24 janvier par des manifestant·e·s réclamant la démission de la présidente Dina Boluarte, des élections anticipées cette année, une Assemblée constituante et la dissolution du Congrès discrédité et contrôlé par la droite. Dans ce qui a été appelé la «grande marche nationale», des personnes de différentes régions du pays ont joué un rôle de premier plan dans la manifestation. Les hommes et les femmes qui avaient fait un long voyage jusqu’à Lima depuis différentes régions, notamment les Andes, marchaient avec détermination. Beaucoup d’entre eux et elles portaient des vêtements traditionnels de leur région, ajoutant à la manifestation couleur, détermination et courage.
Le centre de Lima en ébullition
Comme à d’autres occasions, la manifestation a commencé de manière pacifique, jusqu’à ce que la police attaque pour établir un barrage et les disperser. Les manifestant·e·s ont répondu en lançant des pierres, des bâtons et tout ce qui leur tombait sous la main. La place San Martin, point de rencontre traditionnel des manifestations sociales et politiques, a été le théâtre principal de la répression policière. La police s’est acharnée à déloger les manifestants. Certains manifestant·e·s se sont protégés, sur la ligne de front, avec des boucliers en bois faits maison, essayant de stopper l’avancée de la police.
Les grenades de gaz lacrymogène ont recouvert l’endroit de fumée et l’ont rendu irrespirable. La police tirait sans cesse des chevrotines. La confrontation a été inégale et la police a réussi à faire sortir les manifestants de la place San Martin. La répression s’est poursuivie dans d’autres rues du centre et était toujours en cours au moment de la mise sous presse. Jusqu’à présent, il n’y a eu aucun rapport de blessures ou d’arrestations.
«Dina, meurtrière, tu as tué nos enfants», a crié la foule alors que la répression s’intensifiait. «Le sang versé ne sera jamais oublié», était un autre slogan qui résonnait fortement. «Nous sommes des paysans, pas des terroristes», scandait un groupe de femmes vêtues de larges jupes andines colorées. Un peu plus loin, un groupe de jeunes a suivi: «Nous sommes des étudiants, pas des terroristes.» C’était une réponse au gouvernement, à la droite et aux médias, qui les accusent d’être des terroristes. «Amigo, étudie, ne sois pas un policier», a-t-on scandé devant la police. «Mettez-lui une balle dans la tête», a crié un policier. «Assassins, assassins», ont répondu les gens, au milieu des gaz et du bruit des tirs de chevrotines. La revendication de démission de la présidente est reprise. C’était le sixième jour consécutif de manifestations à Lima. Une fois encore, la réponse du gouvernement a été la répression.
A travers le Pérou
Ce mardi, l’épicentre des manifestations était Lima, mais des protestations ont également eu lieu dans des villes de l’intérieur du pays. Le sud des Andes, où elles sont quotidiennes depuis qu’elles ont repris le 4 janvier après une trêve de Noël, reste presque paralysé. L’aéroport de Cusco a suspendu ses activités et le flux de touristes a été réduit à presque zéro depuis le début des protestations.
Sur l’autoroute Panamericana Sur, à 290 kilomètres de Lima, de violents affrontements ont eu lieu entre la police et les manifestant·e·s qui bloquaient la route. Le gouvernement a reconnu qu’une route était débloquée, puis à nouveau bloquée. Depuis des semaines, des blocages ont lieu sur plusieurs routes: on dénombre plus de 70 piquets de grève dans dix régions du pays. Dans certaines régions, il y a déjà des problèmes d’approvisionnement en nourriture et en carburant.
Une trêve inhabituelle
Quelques heures avant le début de la mobilisation à Lima et le déclenchement de la répression, Dina Boluarte a appelé à une trêve avec les manifestants. Elle l’a fait dans des déclarations à la presse étrangère. Mais elle a elle-même mis à mal un «dialogue» en les qualifiant de «violents» et de «radicaux». Elle les a accusés, sans preuve, d’être financés par «le trafic de drogue, l’exploitation minière illégale et la contrebande, pour générer le chaos, l’anxiété et l’anarchie afin de pouvoir profiter de ces trafics illégaux pour mener leurs activités illicites sans contrôle». Ces accusations visent à criminaliser et à discréditer les manifestations afin de leur ôter tout soutien, ce qu’elles n’ont pas réussi à faire. Le pouvoir cherche ainsi à justifier la répression qui a fait 46 morts à la suite de tirs de la police et de l’armée. Le nombre total de morts depuis le début des protestations en décembre est de 56, dont un policier. Dina Boluarte a de nouveau défendu les forces de sécurité accusées d’avoir tiré sur les manifestant·e·s. Dans ces conditions, son appel à la «trêve nationale» n’avait aucune chance d’aboutir. Peu après cette déclaration avortée, les rues du centre-ville de Lima ont retenti des cris de «Dina asesina, renuncia» (Dina, meurtrière, démissionne). Et la répression s’est à nouveau déchaînée.
Les fausses balles boliviennes
Face aux preuves que son gouvernement est responsable d’une répression brutale, la présidente a répété une explication qui a révélé une fois de plus la facilité avec laquelle le gouvernement lance des accusations sans fondement. Elle a accusé les manifestant·e·s d’avoir causé ces décès en tirant «des balles qui sont entrées depuis la Bolivie». Il n’y a pas l’ombre d’une preuve de l’existence de ces prétendues balles boliviennes. Elle a assuré aux médias étrangers qu’existaient des vidéos prouvant sa grave accusation et qu’elle les remettrait, mais cela ne s’est pas produit. «Nous devons déterminer d’où viennent les balles. Qu’elles proviennent de la police ou du côté des violents et des radicaux», a insisté la présidente. Ce qui est certain, c’est que les 46 morts et les dizaines de blessés par balles sont tous des manifestant·e·s. Il n’existe pas un seul policier tué ou blessé par ces prétendues «balles boliviennes» que le gouvernement prétend avoir été tirées par les manifestants dans le sud de la région andine. Aucune photo ou vidéo ne montre des manifestants armés de fusils ou de pistolets. Et les résultats connus des autopsies des victimes confirment que les projectiles qui les ont tuées correspondent au type d’armes utilisées par les forces de sécurité. Se rangeant du côté de l’extrême droite, Dina Boluarte a accusé Pedro Castillo de promouvoir des «protestations violentes» depuis la prison. Encore une fois, elle n’a pas montré une seule pièce à conviction.
Les Andes sur le «champ de bataille»
Les mobilisations anti-gouvernementales ont une forte présence andine. La région montagneuse de Puno est l’épicentre des plus grandes manifestations et de la répression la plus dure. Plus de vingt personnes y ont trouvé la mort. Dina Boluarte a reconnu que Puno est paralysée depuis des semaines et que la mobilisation est presque totale dans cette région. Et elle a prononcé une phrase regrettable mais révélatrice, qui renforce le sentiment d’exclusion du Pérou officiel du monde andin. «Puno n’est pas le Pérou», a-t-elle déclaré. De telles déclarations alimentent l’indignation populaire dans les régions andines qui se sont soulevées contre le pouvoir officiel, désormais aux mains de l’extrême droite qui gouverne avec Dina Boluarte, et contre la discrimination historique dont elles sont victimes.
Valentina Churqui, une paysanne, est venue de Puno à Lima pour se joindre aux protestations. «Je suis ici parce que la police a tué mes enfants, mes petits-enfants, c’est pourquoi les habitants de Puno sont ici à Lima pour se battre. Il y a des morts qui ont disparu, il y a plus de morts qu’on ne le dit», a-t-elle déclaré, avec une émotion évidente. Elle a assuré qu’ils ne cesseront pas les protestations tant que Dina Boluarte ne démissionnera pas. «Elle dit que nous sommes des paysans ignorants, nous ne sommes pas ignorants, elle est ignorante, elle ne comprend pas ce pour quoi nous nous battons. De quoi allons-nous parler si elle ne nous estime pas. Nous voulons le respect, la reconnaissance de notre travail. S’ils veulent nous tuer, qu’ils nous tuent tous, nous n’avons pas peur.» (Article publié dans le quotidien argentin Página/12 le 25 janvier 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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