Nicaragua. La situation en date du 5 juin 2018

Par Oscar René Vargas

Nous publions ci-dessous deux articles – écrits le 5 et le 6 juin – que nous a fait parvenir Oscar René Vargas. Le 6 juin, dans un message, il nous indiquait que «70% des routes du pays étaient barrées, contrôlées par la population opposée au gouvernement Ortega-Murillo». Les citoyens et citoyennes mobilisés depuis le 18 avril 2018 s’auto-dénomment «les bleus et les blancs», les «auto-convoqué·e·s», «la résistance» ou simplement les «paysans» dans les zones rurales.

Selon la presse du Nicaragua, le 7 juin 2018, au moins quatre personnes ont été tuées par des tirs: trois à Chinandega et une à Masaya. Selon l’Association nicaraguayenne pour les droits de l’homme et son secrétaire, Alvaro Leiva, «la majorité des personnes assassinées l’ont été par des tirs au thorax ou à la tête, ce qui laisse voir qu’ils sont le fait de policiers, de militaires et de personnes entraînées». (Rédaction A l’Encontre)

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 1. Le projet de déclaration convenu entre Ortega + Etats-Unis + Luis Almagro [Uruguayen, Secrétaire des Etats Américains-OEA] + Carlos Pellas [un entrepreneur nicaraguayen à la tête du conglomérat financier AVANZ], lors de la réunion de l’Organisation des Etats américains (OEA) à Washington, ne condamne pas le massacre placé sous la direction de Daniel Ortega et n’exige pas la fin de la répression. Il propose subtilement que l’OEA soit impliquée dans le dialogue national au Nicaragua.

2. L’accord «secret» Ortega + Etats-Unis + Almagro + Pellas offre du temps Ortega au milieu de la crise, puisqu’il propose que les élections pour un nouveau gouvernement se tiennent dans un temps «raisonnable» (2019?). Cela nous porte à penser que les Etats-Unis disposent déjà d’un canevas pour les élections de 2019.

3. Dans la déclaration publiée, ne pas vouloir faire face la réalité aura de graves conséquences pour tout le monde, même pour les quatre acteurs de cette alliance; il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir! La seule chose qui peut changer le but de ce pacte, c’est la rue et les barrages routiers. Si l’Union européenne ne réagit pas, le soutien international devient très difficile.

4. Au Nicaragua, il ne peut y avoir de paix sans justice et pour qu’il y ait justice, il faut que l’on sache clairement qui sont les victimes et qui sont les auteurs de crimes: le gouvernement et sa clique. Ceux et celles qui vont écrire et exécuter la déclaration finale de cette «crise» seront les populations: de Masaya, Managua, Matagalpa, Estelí, León, etc. et toutes les barricades que nous voyons.

5. Ce qui rend la rébellion d’avril et mai 2018 exceptionnelle, c’est que les jeunes, les personnes âgées et les citoyens et citoyennes, en général, se rebellent contre une grande variété de réalités, qu’ils n’ont que peu d’idées sur la façon de le faire et un profond dégoût pour toute forme d’autoritarisme. Nous pouvons ajouter à cela: la spontanéité, l’empressement et le désir que le Nicaragua redevienne une république.

6. Que la corruption existe dans le gouvernement Ortega-Murillo n’a rien de nouveau. Le fait que cette corruption se manifeste dans le secteur privé est également bien connu. Il en va de même pour ce qui a trait à leur combinaison, plus d’une fois. La corruption est maintenant une forme primaire d’activité politique et un système de transactions entre des firmes réelles ou fantomatiques, des banques et d’autres institutions financières utilisant des mécanismes très sophistiqués.

7. La situation au Nicaragua ne peut pas revenir au genre de «normalité» régnant avant le 18 avril 2018. Les gens sont en plein désarroi; il n’y a pas de gouvernement; et les dégâts collatéraux pour l’économie doivent y être ajoutés.

8. Si le pacte susmentionné fonctionne et qu’Ortega-Murillo restent au pouvoir, nous sommes certain que le gouvernement Ortega-Murillo restera faible, mais nous n’aurons pas de justice. L’économie sera en net déclin. De plus, les entrepreneurs auront plus de pouvoir. Ils pourront peut-être privatiser l’INSS (Institut nicaraguayen de sécurité sociale) pour commencer et toutes sortes d’ajustements structurels et d’endettement pour suspendre l’application de la loi Nica et de Magnistky [voir sur ces deux lois l’article publié en date du 15 mars sur ce site]. La répression sélective commencera dans les villes, tout comme elle est pratiquée dans les régions rurales depuis un certain temps.

9. C’est ce qui arriverait si le pacte fonctionnait. La seule façon de le contrer, c’est la rue. Blocage total, venant d’en-bas. L’exemple est donné par la décision des commerçants du Mercado Oriental de Managua.

10. Dans le cas des entreprises des zones franches, deux d’entre elles n’ont pas du tout travaillé hier [le 4 juin 2018]. L’une compte 3000 salarié·e·s et l’autre 5000. [Les zones franches, avec les salaires et les conditions de travail bien connues, se sont développées au Nicaragua, entre autres dans le textile et la confection, avec l’exportation comme fonction. Elles se situent autour de Mangua, et à Carazo, Esteli, Masaya et Chinandega- Réd.]. Nombreux sont ceux qui craignent déjà que si les choses ne se stabilisent pas, les donneurs d’ordre devront déplacer leurs commandes vers d’autres pays. Une mauvaise impression est ainsi laissée aux yeux des acheteurs finaux. Selon mon expérience à ce sujet, les donneurs d’ordre fixent une date limite, et si elle n’est pas respectée ils partent.

La police antiémeute au service d’Ortega-Murillo

11. Les sociétés privées de sécurité liées à l’appareil politique sont utilisées comme des forces «d’autodéfense» contre la population. Cela met en relief deux éléments conjoints: la fatigue et la désorganisation de l’appareil répressif et l’escalade de la répression à l’échelle de tout le pays. Le pacte prévoit une nouvelle escalade de la répression. L’alliance étroite entre les sociétés privées de sécurité et la police est connue depuis longtemps et leurs propriétaires ont bénéficié des faveurs du gouvernement Ortega-Murillo.

12. Les actions agressives de la police, des paramilitaires et de secteurs lumpénisés armés semblent indiquer que le gouvernement estime que le renvoi des troupes dans les casernes était une erreur et que la bonne stratégie consiste à attaquer et à détruire. Si tel est le cas, il serait très difficile de revenir au dialogue et à la négociation sous la médiation de la Conférence épiscopale [l’archevêque émérite de Managua, Obando Bravo, qui a connu un parcours politique plus que sinueux de Somoza à Ortega, est décédé le 3 juin; Ortega a déclaré un deuil national de 3 jours! – Réd.] En liquidant la négociation sous la médiation de l’Église catholique, le gouvernement veut la remplacer par l’OEA. Toutefois, la réouverture d’une négociation avec les évêques ne peut être exclue.

13. Ortega-Murillo préfère s’entendre sous la table avec les Etats-Unis, Almagro et Pellas. Et en même temps, adopter une ligne dure de répression. Essayer d’être objectif est très difficile dans les circonstances actuelles.

14. La clique Ortega-Murillo a ordonné les destructions [incendies] de Masaya, en faisant détruire les petits commerces du parc central et l’entourant. Ils pensent probablement que ces actes de vandalisme vont intimider la population. Il n’y a pas eu des pillages à Monimbó et le marché est défendu par plus d’un millier de personnes.

15. A Managua, le gouvernement applique la théorie de l’épouvante: ce matin, 5 juin, le supermarché AM-PM de las Colinas a été attaqué. Il a été détruit. Les forces répressives ont également attaqué à Santo Domingo et dans le quartier El Portal de Las Colinas (à Managua). Le matin approche est proche et la consigne n’est autre que: élever des barricades partout.

16. Le clan Ortega-Murillo pense qu’il se renforce en semant la peur et le chaos. Les grandes entreprises ont tort de croire que les protestations sociales et les barricades, les barrages peuvent être contrôlés par la répression gouvernementale. Je crois que c’est blocage total qui peut sauver les gens et l’économie.

17. Il n’y a pas de dissolution des forces répressives. Elles ne font qu’augmenter leur capacité répressive par l’ajout d’autres forces. Ceci, plus les travaux de défense d’El Carmen (siège de la résidence, bureaux d’Ortega-Murillo), des ministères et des maires indiquent que le clan au pouvoir se prépare à une longue lutte. Il ne va pas s’en aller facilement. Il va aller jusqu’au bout. Je déclare cela tout en ayant un grand espoir de me tromper. Pauvre serait le peuple du Nicaragua! Je pense que le pire est encore à venir. Plutôt qu’un «atterrissage en douceur», je pense que nous sommes face à un «atterrissage forcé». (Managua, 5 juin 2018)

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«Désolé pour le dérangement, on est en train de changer
le pays»

Par Oscar René Vargas

1. Que peut-il se passer dans le pays? Dans l’affrontement quotidien, certains se sentent accablés par les manifestants et d’autres, au contraire, se joignent à eux. Le gouvernement essaie-t-il de jeter des ponts et de dialoguer ou continue-t-il à tout mettre en péril pour obtenir l’érosion de la protestation par la répression?

Les barrages et l’explicitation de leur signification…

A partir du 6 juin 2018, l’équilibre du pouvoir est le suivant: le mouvement populaire s’accroît, avec des grèves et des barrages dans tout le pays. La logique du gouvernement, jusqu’au 5 juin, a été la répression, le recours aux gangs et la création du chaos. Le gouvernement Ortega-Murillo s’affaiblit de jour en jour et, pour cette raison, la police des différents départements (districts) du pays est à court de munitions et a choisi de créer une forte inquiétude dans la population.

La tactique des «orteguistes» consiste à brûler et/ou détruire les écoles, les centres de santé, les bâtiments publics, les hôpitaux, les commerces, les centres de travail, etc. pour créer l’anxiété et le chaos. Des hommes armés dans des fourgonnettes, des taxis et des motos sont passés et ont tiré des roquettes sur les quartiers, les écoles ou les centres commerciaux. Ce sont eux qui font croire à la population que ce sont les étudiants et les manifestant qui brûlent les bâtiments publics. C’est très probablement la même tactique qu’ils utilisent dans différentes villes: Granada, Masaya, Matagalpa et León. Cependant, la population indignée sait déjà qu’il s’agit de gangs liés au gouvernement, de troupes parapolicières ou de la police (police antiémeute).

2. Le couple Ortega-Murillo, après avoir mis à nu les caractéristiques autoritaires et répressives du régime, reste faible; mais reste-t-il toujours assez solide grâce au soutien des forces factieuses, violentes qui lui assurent sa permanence au pouvoir? L’opposition bigarrée, formée des partis, des forces sociales et des étudiant·e·s, a-t-elle réussi à former une plateforme suffisante pour se présenter comme une alternative?

Les partis politiques apparus n’ont joué aucun rôle dans ce mouvement social; ils ont été plutôt un «repose-pieds» pour Ortega. La force et la faiblesse du mouvement social est qu’il n’a pas un leadership à l’échelle nationale; les leaders sont locaux, sectoriels ou de quartier. Au plan international, les forces déterminantes considèrent qu’il ne s’agit pas là de «quelque chose» de sérieux pour remplacer Ortega. C’est le point faible de ce mouvement. Mais, en même temps, c’est ce qui a empêché Ortega de pouvoir décapiter le mouvement.

Ortega a donc été contraint de généraliser la répression en cherchant à faire taire les différentes poches de résistance. Les blocages et les barrages, à l’échelle du pays, continuent d’avancer; de nouvelles villes se joignent à cette lutte civique, démocratique.

Aujourd’hui (le 6 juin) ont émergé les premiers éléments d’une coordination d’un réseau national des barrages. C’est une étape stratégique pour la révolution pacifique en cours. En outre, des relations ont été établies entre les dirigeants locaux des différents marchés dans la capitale Managua et avec différents secteurs autonomes en difficulté dans différents départements. En d’autres termes, une coordination nationale de la lutte civique commence à se former.

3. Que se passe-t-il à l’échelle internationale? Avec son rôle de mur pour les migrant·e·s, le gouvernement a-t-il gagné l’amnistie de Washington? Comment se présente la situation internationale, dont dépend l’aide financière allouée au gouvernement?

Jusqu’au 18 avril, date du début du mouvement social, le gouvernement Ortega-Murillo avait réussi à établir une alliance avec le gouvernement américain sur trois points principaux: servir de mur pour bloquer l’émigration, soutenir la lutte contre le trafic de drogue et se situer dans le cadre contraignant des politiques néolibérales.

Sur le plan interne, leur alliance avec les grandes entreprises était basée sur les éléments suivants: les favoriser avec des exonérations fiscales et d’autres avantages; en même temps, garantir l’absence de mouvements sociaux qui remettent en cause un taux de profit extraordinaire.

Cependant, à partir du 19 avril, le jour du massacre des étudiants et de la population en général, le gouvernement Ortega-Murillo a commencé à perdre l’approbation des Etats-Unis [la suppression, annoncée le 7 juin, de visas pour les fonctionnaires du pouvoir impliqués dans la répression le laisse entendre – Réd.], de l’Union européenne et de la bourgeoisie locale et centraméricaine.

Le gouvernement Ortega-Murillo est de plus en plus isolé en raison de sa politique répressive (du 18 avril au 5 juin, 130 morts, plus de 1000 blessés et des centaines de prisonniers politiques dans tout le pays), ce qui a forcé différents pays, des organisations internationales et le Vatican à s’exprimer contre le gouvernement, exigeant la fin de la répression.

L’économie est en profond déclin. Tout ce qui reste à faire est d’accélérer la pression pour changer radicalement les bases et les objectifs de la politique économique, une fois que le cadre institutionnel tant attendu de notre pays aura été réorganisé et consolidé. A ce jour, les pertes économiques sont estimées à environ 13,5 % du PIB en 2017 [aux alentours de 13,2 milliards de dollars]. La situation économique devient de plus en plus difficile au fil des jours. (Managua, le 6 juin 2018; traduction A l’Encontre)

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Oscar René Vargas, né en 1946 à Managua, a été parmi les fondateurs du FSLN (Front sandiniste de libération nationale). Il a connu l’exil de 1967 à 1979, entre autres en Suisse – où il fit ses études – et au Mexique. Dès le 28 avril, il soulignait dans ses interventions que le mouvement social et démocratique prenait une ampleur à l’échelle du pays et qu’en son centre n’était plus la question de la contre-réforme du système de la sécurité sociale, mais la mise en cause du pouvoir aux traits dictatoriaux du couple Ortega-Murillo (président et vice-présidente) et de la «clientèle politique et administrative» qui en dépend, depuis des députés, des maires en passant par les sommets du monde universitaire et, en particulier, de l’armée comme de la police. (Rédaction A l’Encontre)

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