Nicaragua. La dynamique des événements (17 juin)

Les rues de Léon le 12 juin 2018

Par Oscar-René Vargas

1.- Pour ce qui est de la dynamique des événements du 15 au 17 juin 2018, nous pouvons tirer la conclusion suivante: le gouvernement Ortega-Murillo n’a pas la volonté politique de trouver une solution pacifique à la crise du pays. Ni de quitter le pouvoir. C’est pourquoi il a lancé une offensive terroriste avec la police, des tueurs à gages et des milices paramilitaires dans les villes de Masaya, León, Estelí et les quartiers est de la ville de Managua.

2.- L’Organisation des Etats américains (OEA) et la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) condamnent le massacre perpétré par des paramilitaires affiliés au gouvernement.

3.- Le gouvernement Ortega-Murillo montre que, parallèlement au Dialogue national, ils continuent d’agir avec une mentalité de guerre contre le peuple parce qu’il est en train de perdre de plus en plus de segments de sa propre base sociale dans les différents départements et dans l’Etat dans son ensemble.

4.- Des groupes paramilitaires lourdement armés tuent, kidnappent et torturent, au grand jour, sous la protection de l’exécutif et la protection/association des officiers de police. Dans son dernier rapport, l’Association nicaraguayenne pour les droits de l’homme (ANPDH) indique 215 morts, plus de 2000 blessés et des centaines de disparus; ce jusqu’à 11h45 (heure locale) ce dimanche 17 juin 2018.

5.- Deux fronts de lutte existent en parallèle: 1° la rue [dans les quartiers, les villes, etc.] et les grands axes avec des barrages routiers, avec des revers infligés au gouvernement Ortega-Murillo dans certains endroits; la population assassinée et attaquée sur des barrages routiers et dans les rues, jour et nuit; et 2° la table du Dialogue national à laquelle la délégation gouvernementale a imposé son rythme avec plus de ruse et de compétence que les représentants de l’Alliance Civique pour la Justice et la Démocratie (ACDJ).

6.- L’ACDJ regroupe des hommes d’affaires du COSEP (Conseil supérieur de l’entreprise privée au Nicaragua), des mouvements sociaux tels que le mouvement paysan qui lutte [depuis des années] contre la concession accordée [à un consortium chinois: Hong Kong Nicaragua Developement] du canal interocéanique [reliant l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, en utilisant le lac Nicaragua qui se situe quelques dizaines de mètres au-dessus du niveau de la mer; les effets sociaux et environnementaux désastreux sont bien documentés], les organisations féministes et de la société civile ainsi que les cinq mouvements qui composent la Coalition universitaire: le Mouvement universitaire le 19 avril, Mouvement étudiant du 19 avril, la Coordination pour la justice et la démocratie, l’Alliance universitaire du Nicaragua et les étudiants de l’Université nationale d’agronomie (UNA).

7.- La tactique prioritaire du gouvernement est l’écrasement physique à tours de bras du peuple par la force afin de susciter l’intimidation, la peur et la terreur. Un objectif qui n’a pas été atteint parce que la population est de plus en plus révoltée et reste sans utiliser d’armes, ce qui est une attitude sans précédent dans la lutte au Nicaragua.

8.- Les représentants du gouvernement tentent de construire un récit pour disqualifier, face à la «communauté internationale», les représentants de la société qui participent au Dialogue national et ceux du mouvement citoyen. Le gouvernement subit de fortes pressions internationales de la part de plusieurs pays d’Amérique latine, d’Europe, des Etats-Unis et d’organismes internationaux.

9.- Un autre objectif du gouvernement est que les représentants de l’ACDJ et/ou les évêques de la Conférence épiscopale nicaraguayenne (CEN) soient ceux qui se retirent de la table de négociation et que soit ainsi mis fin au Dialogue national. Voilà la raison expliquant le haut niveau de cynisme dans ses interventions, parce que, sur le fond, il tente de provoquer la colère et la rage afin qu’aussi bien l’ACDJ et les évêques perdent le contrôle.

10.- Malgré ses limites, le Dialogue national est un autre espace de lutte; c’est un espace valable et légitime. C’est l’espace où la «politique de terreur» du gouvernement est exposée, enregistrée et documentée.

11.- Ortega ment sans vergogne. Il mène une guerre d’usure dans laquelle il dit une chose et en fait une autre. Le gouvernement Ortega-Murillo agit contre les manifestants avec la même férocité répressive que la dictature Somoza. Ortega, en tant que personnage du Seigneur des Anneaux [allusion au film et à l’ouvrage de J.R.R. Tolkien], n’a pas pu échapper à l’influence la plus perverse et négative du pouvoir et est devenu un dictateur comme Somoza.

12.- Le grand capital a pris ses distances face à Ortega-Murillo. Il avait octroyé au régime un statut d’acteur favorable à l’économie en échange d’un bon environnement pour ses affaires et ses profits extraordinaires. Il avait préféré fermer les yeux sur la démolition complète de l’opposition politique et le monopole absolu de toutes les institutions et des pouvoirs publics. Aujourd’hui, ses membres ont peur de payer le prix de leur folie, alors ils s’accrochent à une «sortie en douceur» de situation, ce qui signifie un orteguisme sans Ortega.

13.- La passivité des militaires dans cette crise suscite des lectures diverses: pour certains, cela signifie qu’ils sont complices d’Ortega-Murillo; d’autres pensent qu’ils ont tourné le dos au régime; et il y a ceux qui applaudissent le fait qu’ils restent dans leurs casernes parce que si le «remède» en sort, cela pourrait être pire que la maladie.

14.- L’intervention de l’armée est considérée comme la clé pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Cependant, jusqu’à présent, l’institution militaire, pour ce qui a trait à ces actions publiques, a nié toute participation au conflit et s’est engagée à ne pas prendre les armes contre les manifestants.

15.- Le 12 mai, l’armée a publié une déclaration ambiguë appelant à la non-violence, soutenant le dialogue et la Conférence épiscopale, mais ne condamnant pas les morts causées par les forces paramilitaires du gouvernement.

16.- La principale raison pour laquelle l’armée garde ses distances, c’est parce qu’elle s’occupe de ses intérêts économiques et en tant qu’entreprise. En plus des investissements au Nicaragua, l’institution militaire détient des actions à la Bourse de New York et d’autres investissements aux Etats-Unis. Dès lors, s’impliquer directement avec Ortega dans ce contexte pourrait susciter des sanctions économiques de la part les Etats-Unis contre l’institution et les membres de son commandement.

17.- Une autre raison de ne pas intervenir est de préserver le cadre institutionnel d’une transition politique, puisque l’armée, contrairement à la police, est actuellement l’une des rares institutions publiques qui n’a pas de «sang sur les mains». L’armée, pour sa survie, doit prendre ses distances face aux «folies» irrémédiables du gouvernement Ortega-Murillo.

18.- A l’heure actuelle, il ne doit même pas y avoir quatre-vingts membres de l’armée qui ont commencé leur carrière comme officier après 1990 [date de la défaite électorale du FSLN, de Daniel Ortega face à Violetta Chamorro; un Nicaragua soumis à des sanctions économiques et la guerre menée par la «contra»; Humberto Ortega est resté à la tête de l’armée jusqu’en 1995]. Depuis quelque temps déjà, ce secteur est minoritaire dans l’armée.

19.- Les villes de Masaya, Catarina [département de Masaya], Niquinohomo [département de Masaya], Jinotepe, Dolores [département de Carazo] et Diriamba sont sous contrôle de l’insurrection civique. Dans la ville de León, seul le centre-ville n’est pas encore tombé. Les barrages sont maintenus dans le nord du pays et dans le corridor Boaco [département du même nom, à 90 km de Managua], Juigalpa [département de Chontales, à 140 kilomètres de Managua] qui atteint Nueva Guinea [de la Région autonome de la Côte Caraïbe]. Il n’y a ni d’entrée ni sortie du pays pour le transport international ; quelque 6000 camions sont immobilisés sur les routes du pays; la situation à ce propos reste identique à la période passée.

Dimanche 17 juin: manifestation devant la prison de El Chipote où des jeunes adolescents sont emprisonnés

20.- Le 16 juin, après avoir pris Nindirí [département de Masaya] et démonté les barrages routiers, la police et les paramilitaires sont entrés dans la ville, tuant et capturant, maison par maison, tous ceux qui étaient soupçonnés d’être des membres de l’opposition insurgée. Ils l’avaient déjà fait dans la ville de Masatepe [département de Masaya].

21.- A Matagalpa, des centaines de personnes ont défilé le 16 juin dans les rues principales de la ville pour demander la justice et la fin de la répression. Une personne tuée dans la ville de Bilwi, sur la côte caraïbe, une autre blessée à San Marcos [département de Carazo]. Des pénuries de carburant se relèvent à Esteli suite aux mobilisations des 16 et 17 juin. A Bilwi [région de la Caraïbe Nord], des individus non identifiés ont pillé des entreprises appartenant à des dirigeants bien connus du parti au pouvoir.

22.- La grève générale du 14 juin a été appelée non pas pour destituer le gouvernement, mais pour reprendre les négociations. J’entends par là: comme un simple mécanisme de pression. La grève a été un succès parce que les gens veulent une action décisive pour mettre fin aux massacres et au gouvernement Ortega-Murillo.

23.- Les tactiques dilatoires du gouvernement ont pour but de regrouper ses forces et de montrer au gouvernement des Etats-Unis que, malgré la crise, il est assez fort pour rester au pouvoir. Il veut aussi tenter de montrer sa volonté de sortir de la crise par le dialogue/négociation afin d’éviter les sanctions du Congrès américain.

24.- Dans ces conditions, le dialogue national a repris les 15 et 16 juin. Le gouvernement Ortega-Murillo a «cédé» sur le fait que puissent arriver dans le pays, sans spécifier la date, la mission de la CIDH (Commission interaméricaine des droits de l’homme), le Groupe international de chercheurs sur la violence, le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, l’Union européenne et l’OEA.

25.- Il est clair que les accords établis dans le cadre du Dialogue national, Ortega ne les a jamais respectés. Les barrages routiers, de même, ne vont pas disparaître. Personne ne peut accepter l’élimination des barrages sans d’abord être assuré qu’Ortega-Murillo évacue le pouvoir.

26.- Le lien entre le dialogue et la rue doit être maintenu. Cette lutte se déroule dans des espaces différents et avec des langages différents, mais avec le même objectif : arrêter le massacre, arrêter la répression et le départ d’Ortega-Murillo.

27.- Avec la présence d’organismes internationaux sur le terrain, la culpabilité pour crimes contre l’humanité peut facilement être confirmée par les organismes internationaux. Les massacres contre la résistance et la révolution civique constituent l’élément fondamental pour exiger la démission immédiate d’Ortega-Murillo et le désarmement des paramilitaires.

28.- Dans les médias locaux, il a été publié qu’Ortega a dit à un délégué du Sénat américain qu’il serait prêt à des élections anticipées, mais pas à quitter le pouvoir.

29.- Ortega a proposé d’avancer les élections à 2019 afin d’obtenir plus de temps au pouvoir au cours duquel il prévoit de trouver de nouvelles astuces pour rester indéfiniment à la présidence.

30.- Dans le même temps, le gouvernement prolonge le délai pour prendre une décision sur l’éventuelle élection anticipée, dans le but d’améliorer les rapports de forces en sa faveur. Ce temps est également consacré par le gouvernement à la mise en œuvre d’une opération de nettoyage dans plusieurs villes, comme c’est le cas à Masatepe et à Managua.

31.- Par exemple, dans la ville de Managua, les milices ont incendié une maison de trois étages avec une famille à l’intérieur. Deux petits enfants et quatre adultes sont morts. Les paramilitaires et la police en sont responsables. Les deux survivants et les témoins accusent les hommes de main du gouvernement comme étant les responsables de l’incendie.

32.- L’objectif central du gouvernement est de contenir l’insurrection populaire, de prévenir le renversement du gouvernement, de surmonter la crise et de promettre aux milieux d’affaires de déclarer des élections anticipées.

33.- Si, dans les semaines à venir, le gouvernement parvient à modifier le rapport de forces sur le terrain, affaiblissant ou démoralisant la résistance des barrages, alors tout aura changé parce qu’il aura survécu à la phase la plus défavorable.

34.- Cependant, le samedi 16 juin, l’Articulation des mouvements sociaux et des organisations de la société civile a appelé au renforcement et à la multiplication des barrages qui sont la seule garantie pour les citoyens de neutraliser les escadrons de la mort protégés par le gouvernement.

35.- Si la revendication de démission immédiate d’Ortega-Murillo est abandonnée, de facto, il sera accepté que le gouvernement puisse survivre jusqu’à la tenue de ces élections anticipées, à une date indéterminée. Tout ordre du jour qui laisse de côté le thème central du départ du gouvernement Ortega-Murrilo revient à une trahison du peuple et des morts.

36.- Dans la rue, du dialogue national est perçu avec méfiance parce que, jusqu’à présent, ce qui s’en est suivi est une augmentation de la violence et que le gouvernement n’a pas respecté les conditions fixées pour l’ouverture de ce dialogue. En n’assumant pas ces conditions, le gouvernement nous dit que n’existe pas une intention de dialogue et qu’il essaie de prolonger tout le système de répression dans la perspective de démobiliser et d’épuiser la population insurgée.

37.- Dans ce dialogue, est réelle la séparation entre les négociateurs de l’ACDJ, d’une part, et, d’autre part, la dynamique sociopolitique des barrages. La réalité est que les représentants de l’ACDJ ne dirigent pas le mouvement social des barrages; ces derniers ont leur propre dynamique. Cette contradiction entre les bases sociales du mouvement insurrectionnel et la conduite des négociations entre les mains des hommes d’affaires est réelle. Le gouvernement le sait, alors il essaie d’approfondir ce type de contradiction pour son propre bénéfice.

Barrage à Jinotega

38.- Les mouvements sociaux et étudiants sont majoritaires, ce sont eux qui ont marché et combattu dans les rues, ce sont eux qui risquent leur vie dans les barrages. Ceux qui mènent les négociations sont les hommes d’affaires du COSEP et de la FUNIDES (Fondation économique pour le développement économique et social), qui est un centre réflexion des grands groupes économiques.

39.- Les mouvements sociaux et étudiants doivent reprendre le contrôle des négociations, les arracher des mains du COSEP/FUNIDES, afin d’atteindre l’objectif de destituer le couple présidentiel du gouvernement, premier pas réel et véritable dans la démocratisation du Nicaragua.

40.- Répéter l’expérience de la ville de León, promouvoir la grève ville par ville jusqu’à atteindre la grève générale indéfinie, ce qui donnerait les conditions pour le départ définitif d’Ortega-Murillo.

41.- La voie vers la démocratie proposée par l’Articulation des mouvements sociaux et des Organisations de la société civile comprend quatre étapes majeures : 1° le départ d’Ortega-Murillo du pouvoir; 2° la formation d’un gouvernement de transition; 3° l’élection d’une Assemblée constituante; et 4° des élections générales, une fois qu’une nouvelle constitution politique est en place.

42.- A mon avis, il n’y a pas d’autre issue à la crise sociopolitique que la démission immédiate du pouvoir d’Ortega-Murillo, sinon la répression, les morts continueront. (Managua, 17 juin 2018 ; traduction A l’Encontre).

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Cette nouvelle contribution d’Oscar-René Vargas s’inscrit dans la suite de ses analyses ayant trait aux développements du processus d’insurrection civique au Nicaragua, depuis le 18 mai 2018. Elles se retrouvent toutes sur le site alencontre.org.

 

Source: http://www.mapsopensource.com/nicaragua-political-map.html

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