Royaume d’Espagne. Le mouvement syndical face au nouveau gouvernement

Grève de la poste, le 7 juin 2018

Par Miguel Salas

La chute du gouvernement du PP (Parti populaire) représente une opportunité en vue d’amorcer un virage politique et social, un virage qui ne déprendra pas des alliances ou des majorités parlementaires, mais de la pression et des mobilisations. C’est la convergence de forces politiques nombreuses et diverses qui a permis de faire tomber Rajoy. Le chemin des intérêts communs ne conduira toutefois pas très loin.

Il convient de prendre en compte le fait que ce changement s’est fait à froid sans même, y compris sur le plan parlementaire, qu’il ne résulte d’un virage social à gauche. Le gouvernement de Pedro Sánchez a engendré de l’enthousiasme, mais sa composition laisse beaucoup à désirer en ce qui concerne les mesures qu’il pourrait prendre en réponse aux graves problèmes qui se sont accumulés au cours des années de gouvernement du PP. C’est précisément pour cela qu’il est important, pour le mouvement syndical comme pour tous les mouvements, de fixer dès le début des exigences à ce nouveau gouvernement.

Les dégradations accumulées au cours des années de gouvernement du PP [2011-2018] sont nombreuses: [contre-]réforme de la législation du travail, loi muselière [dite loi de protection de la citoyenneté, ensemble des mesures liberticides, comme en témoigne sur un autre plan l’emprisonnement de chanteurs] qui a permis de poursuivre plus de 300 syndicalistes alors qu’ils exerçaient le droit de grève ou de manifestation, coupes dans les retraites, des baisses salariales jamais vues, une précarité galopante, etc. L’ensemble de ces problèmes, y compris chacun pris individuellement, doivent occuper une place dans la pression et les mobilisations exercées sur le nouveau gouvernement, afin qu’il y apporte des réponses.

Les directions syndicales ont déjà commencé à prendre position. Dans un communiqué, l’UGT [Union générale des travailleurs, traditionnellement proche du PSOE] «rappelle au gouvernement qu’il doit aborder rapidement les grands problèmes qui relèvent de sa compétence, tels que la revalorisation des pensions de retraite, la soutenabilité de la Sécurité sociale, le rétablissement du Pacte de Tolède [de 1995, sur les retraites], combattre les plaies ouvertes dans le marché du travail par les réformes de 2010 et 2012, lesquelles ont généralisé la précarité, les bas salaires ainsi que le nombre de travailleurs pauvres. Certaines mesures doivent être abordées en priorité car elles ne peuvent attendre, telles que la dérogation de la loi muselière – pour mettre un terme à la censure –, sans oublier la dérogation de la réforme sur les pensions ou encore celle sur la législation du travail, qui est un élément clé pour résoudre de nombreux problèmes et déséquilibres sur le marché du travail.»

Le 6 juin, lors d’une assemblée d’adhérents de l’UGT à Aranjuez [dans la communauté de Madrid], le secrétaire général, Pepe Álvarez, déclarait que «ce que nous ne sommes à même de gagner dans la rue, il est peu probable que l’on nous en fasse cadeau». Le lendemain, dans un entretien accordé à El Economista, il affirmait que «l’UGT n’offrira de chèque en blanc ni à Sánchez ni à quiconque».

La Commission exécutive des Commissions ouvrières (CCOO) a adopté une résolution dans laquelle on pouvait lire: «La constitution du nouveau gouvernement initie une nouvelle étape. Celle-ci engendre, d’un côté, des attentes chez ceux et celles qui aspirent à un virage social de l’action gouvernementale et, de l’autre, sera complexe à gérer. […] De fait, l’engagement pris par Pedro Sánchez sur le budget général de l’Etat du PP ainsi que sur les termes du Plan de stabilité pour l’Espagne (2018-2021), que l’on peut comprendre du point de vue de l’urgence politique, laisse présager que les changements de politique économique seront faibles. Nous rappelons que l’engagement d’aboutir à un excédent budgétaire de 0,1% pour 2021, réduisant les dépenses publiques autour de 38% du PIB, suppose un vaste programme d’ajustements. Nous avons affirmé que ce budget était celui de la résignation; nous maintenons ce qualificatif.» Les CCOO exigent «d’aborder la question de modifications substantielles de la législation du marché du travail, des pensions de retraite, de la législation sur les personnes en situation de dépendance et d’invalidité, l’égalité salariale, la santé et la sécurité au travail, etc.» 

En Galice, la CIG (Confédération intersyndicale galicienne) qui avait convoqué à une grève générale en Galice pour le 19 juin, a décidé de la suspendre et de la transformer en journée de mobilisation avec des manifestations prévues dans 14 villes de Galice, afin d’offrir au nouveau gouvernement une certaine marge et d’exiger de lui «la récupération réelle des droits dans les prochains mois».

Les faits comptant plus que les mots, il faudra rester attentifs quant aux décisions gouvernementales et à la réponse syndicale. Pour l’heure, les manifestations appelées par les CCOO et l’UGT pour le 16 juin autour de revendications en faveur de l’égalité, d’une hausse salariale et de négociations collectives supplémentaires sont maintenues. C’est la mobilisation qui pourra transformer l’enthousiasme en faits politiques concrets. [Le 11 juin, les deux fédérations syndicales ont décommandé les mobilisations afin de «donner une dernière chance à la négociation» avec la CEOE (la Confédération espagnole des organisations entrepreneuriales) et Cepyme (Confédération espagnole de la PME) sur des hausses salariales et des conventions collectives. Les syndicats affirment que la situation de blocage de la part du patronat a été levée]. 

«Faire pression», encore et encore

Au cours des derniers mois, la tendance aux mobilisations est en hausse. Elle reste limitée, mais elle touche différents secteurs et territoires, elle englobe des conflits d’ordre divers. On peut mentionner la lutte contre la précarité, qui a touché des centres logistiques d’Amazon et d’H&M (habillement); celle engagée par les prétendus faux autonomes d’entreprises comme Deliveroo; ou encore les moniteurs et monitrices de centres scolaires qui se sont rassemblés devant la Junte d’Andalousie pour exiger une journée de travail complète et continue; la lutte du personnel des loisirs éducatifs à Madrid, protestant contre la sous-traitance ainsi que le personnel des élévateurs et ascenseurs à Madrid.

S’ajoutent ceux et celles qui sont partis en grève à propos des conventions collectives, comme dans le métro à Malaga, les nettoyeuses et nettoyeurs de Palencia [capitale de la province du même nom] ou les sous-traitants à Tolède d’Airbus. Il y a aussi ceux qui ont dû descendre dans la rue pour défendre leurs emplois, comme la grève indéfinie de la Coopérative avicole et d’élevage de Burgos. Les actions de protestation, engagées depuis plusieurs mois, des retraité·e·s se poursuivent, ils ne se contentent pas de l’annonce d’augmentation de leurs pensions inscrites au budget général.

La Poste en lutte

Il ne s’agit là que de quelques exemples qui expriment cette tendance positive et dont l’expression la plus importante des dernières semaines est la mobilisation à la poste, le 7 juin. 80% du personnel est parti en grève [tournante de deux heures] et environ 30’000 personnes sont descendues dans la rue lors de 60 rassemblements ou manifestations [Correos compte 57’000 employé·e·s]. Les protestations portaient contre la coupe de 60 millions d’euros [de 180 à 120] dans le budget de financement des prestations du service postal public en 2017 et 2018.

La grève revendiquait également un plan d’entreprise permettant l’expansion dans le secteur des paquets, l’e-commerce de façon à sortir de chiffres rouges atteignant 225 millions d’euros pour 2017-2018. D’une manière presque inaperçue, l’entreprise postale publique a été démantelée, 15’000 postes de travail structurels ont été supprimés au cours de la dernière décennie. Le modèle de l’emploi qui s’est imposé repose sur le travail sur appel [eventualidad] (35% du personnel; les chiffres sont similaires dans le système public de soins), le temps partiel (22%) et des contrats horaires ou journaliers.

Un emploi low cost et des conditions de travail toujours plus précaires ainsi qu’une convention de travail congelée depuis quatre ans. Les syndicats dénoncent le fait que la réduction du personnel et la suppression d’offices de poste priveront des millions de personnes des services postaux, ce qui constitue un démantèlement des droits des habitants au service public postal, alors même que des milliers de facteurs et factrices disparaissent sans que les pouvoirs politiques ne fassent rien pour l’empêcher ou, plus exactement, en ce qui concerne les divers gouvernements du PP, pour qui c’était l’objectif.

Si le nouveau gouvernement ne prend pas des mesures urgentes, les syndicats maintiendront le calendrier des mobilisations: rassemblements en juin dans les communautés autonomes et trois jours de grève totale au cours du dernier trimestre.

Grève dans la métallurgie de Cadiz

Les accidents de travail restent l’un des principaux problèmes dans les entreprises. La précarité des contrats et l’absence de contrôles ainsi que de ressources constituent un risque grave pour la classe laborieuse. Les statistiques donnent froid dans le dos. Entre avril 2016 et mars 2017, on dénombre 492’347 accidents du travail; entre avril 2017 et mars 2018, 495’347. Les accidents mortels ont diminué de 496 à 475, mais les accidents graves sont en hausse: ils passent de 3636 à 3742.

Le 18 mai, chez un sous-traitant des chantiers navals de la baie de Cadiz, deux ouvriers, Daniel et José Luis, sont morts. Les travailleurs de la zone ont réagi immédiatement. Le 21 mai, ils se sont rassemblés aux portes des entreprises. Une assemblée massive et pleine d’émotions a décidé une grève de solidarité de 24 heures avec leurs camarades et leurs familles. Ils exigeaient que des mesures d’urgence soient prises contre la précarité du travail ainsi qu’en protection de la santé. L’agitation s’est étendue et, pour le 13 juin, une grève générale de la métallurgie de la baie de Cadiz a été convoquée [la grève a touché entre 90 et 100% du personnel, sous le slogan «nous ne sommes pas seuls, ils en manquent deux!»,des manifestations se sont déroulées. Le 13 juin la grève générale de la métallurgie/chantiers navals de Cadiz a compté sur une participation de 90%].

Il s’agit là d’une indication du mal-être qui existe, de la nécessité de réaction et de la nécessité de changer les lois qui favorisent les accidents dans les entreprises. Il s’agit de se concentrer sur trois aspects: déroger à la [contre-]réforme de la législation du travail, introduire des mesures visant à réduire drastiquement la précarité et, enfin, des mesures dont le but est d’assurer un contrôle des conditions de travail et de santé des travailleurs par les syndicats et les comités d’entreprise.

«A l’offensive!»

Le changement de gouvernement est l’occasion de mettre en pratique le slogan que défendent certains syndicats: «à l’offensive!» Les objectifs sont assez clairs: retrouver des droits, rejeter les lois anti-ouvrières et antisyndicales du PP, récupérer des emplois et de meilleurs salaires. Il ne fait pas de doute qu’il faudra tenir compte à cette fin des rapports de forces au parlement. Ils ne semblent pas favorables d’entrée de jeu: pour déroger à la réforme du travail, par exemple, le PNV [parti basque) s’est abstenu et le PDeCAT (Parti démocrate européen catalan) a voté en faveur. Mais, de même qu’il semblait difficile d’éjecter Rajoy, la situation peut changer si la pression de la rue s’accroît, si l’offensive devient réalité.

Dans un article publié le 1er mai, nous disions: «Face au dilemme “répartition ou conflit”, une chose est sûre: il n’y aura pas de répartition sans conflits. Qui peut croire que sans un niveau de mobilisation impressionnant il sera possible de renverser le cours des inégalités scandaleuses qui frappent la majorité de la population? […] La conclusion devrait être manifeste: il est nécessaire de consacrer plus de temps à organiser et à préparer les mobilisations.» 

Ces mobilisations sont utiles pour les négociations avec le patronat en vue d’un accord d’augmentation salariale [contrairement à ce qui a été fait suite à l’annulation des manifestations prévues pour le 16 juin].

Selon les déclarations du secrétaire général des CCOO, Unai Sordo, «la confédération patronale nous dit qu’alors que les dividendes augmentent de 17 milliards et les bénéfices de 36 milliards, et que 80% des PME font des bénéfices, les salaires doivent perdre encore du pouvoir d’achat. Et comme cela n’est pas tolérable, nous n’allons pas le tolérer.» Les organisations patronales semblent rivées à une augmentation salariale tournant autour de 2%, alors que les syndicats exigent 3% et que les conventions collectives comportent un salaire minimum fixé à 1000 euros.

Il faut profiter de ce moment politique. S’il a été possible d’éjecter le PP, le nouveau gouvernement peut être mis sous pression et obliger les organisations patronales à changer d’opinion. De nombreuses forces politiques ont cumulé leurs voix pour en finir avec le cauchemar Rajoy. De nombreuses forces syndicales, sociales et politiques peuvent s’associer pour faire pression, changer les lois et améliorer la vie et le travail de millions de gens. Une réponse existe: «à l’offensive!» (Article publié le 10 juin 2018 sur le site de SinPermiso.info; traduction A L’Encontre)

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