Par Manuel Aguilar Mora
Le 9 juillet se sont produits deux événements symptomatiques de la dynamique accélérée dans laquelle se déroule le début du gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO). Ils ont eu lieu précisément à l’occasion du premier anniversaire de sa victoire électorale, dont les conséquences ont secoué et continuent d’ébranler l’establishment politique bourgeois traditionnel du pays. La démission de Carlos Urzúa en tant que chef du ministère des Finances et du Crédit Public (SHCP) et l’arrestation et l’emprisonnement de Juan Collado par le bureau du Procureur Général de la République (FGR), personnage controversé connu sous le nom de «l’avocat défenseur des puissants» (par exemple des anciens présidents Peña Nieto et Salinas de Gortari) ainsi que du principal charro (bureaucrate syndical, dirigeant du syndicat pétrolier, Carlos Romero Deschamps) accusé d’être le centre de gigantesques opérations financières frauduleuses. Autant d’événements apparemment dissociés, mais qui convergent néanmoins dans ce courant qui traverse le scénario de la soi-disant «Quatrième transformation» historique du gouvernement d’AMLO.
Crise des finances publiques
Le premier de ces événements, présenté dans tous les médias comme le plus important, a été la démission de Carlos Urzúa, chef de la puissante entité gouvernementale qui gère les finances du gouvernement. Urzúa était, depuis plus de deux décennies et jusqu’à ce jour, un ami proche d’AMLO, toujours au premier rang de ses collaborateurs, chargé de la politique économique. On ne connaît pas la raison précise de sa démission, mais AMLO lui-même a indiqué que le budget du gouvernement pour 2020, présenté par Urzúa, aurait pu être proposé par José Antonio Meade ou Agustín Carstens, c’est-à-dire les gourous financiers néolibéraux de Peña Nieto (2012-2018) et de Felipe Calderón (2006-2012). C’est donc une des raisons qui expliqueraient cette démission.
Pour sa part, Urzúa a évoqué d’autres raisons possibles de sa démission dans une brève mais explosive déclaration publique. Il a souligné des désaccords avec le président sur le plan économique (par exemple des désaccords sur une réforme fiscale que le président refuse de faire), des décisions de politique économique sans financement (la construction de la raffinerie pétrolière de Dos Bocas, dabs l’Etat de Tabasco), des fonctionnaires imposés sans concertation avec le Trésor public, il dit aussi avoir reçu des pressions et pour couronner ce chapelet de charges, il a accusé certains fonctionnaires du SHCP de conflit d’intérêts.
Dans le premier entretien qu’il a donné après sa démission, Urzúa a été plus explicite et a même appelé par son nom le personnage central responsable du «conflit d’intérêts» dans le gouvernement d’AMLO: Alfonso Romo. Et il a ajouté de manière catégorique: «Idéologiquement, Romo est un homme d’extrême droite et en termes sociaux il oscille entre l’Opus Dei et les Légionnaires du Christ. Comment un tel homme, qui a été admirateur de Pinochet et de Marcial Maciel (1920-2008, créateur des Légionnaires du Christ), a-t-il pu devenir l’ami de Lopez Obrador et est même devenu chef du Bureau du Président? [… ] Je ne comprends pas que Lopez Obrador puisse l’avoir dans son gouvernement.» (Proceso, 14-7-2019)
Ce sont les raisons les plus crédibles de la démission d’Urzúa. Personne ne peut croire que la politique économique mise en œuvre soit en contradiction avec les intentions du président. Ce qui ressort plutôt avec évidence, ce sont les contradictions d’une politique économique improvisée, «volontariste», selon Urzúa, sans plan structuré et qui est un échec. D’une part, les recettes néolibérales du démissionnaire, qu’AMLO avait acceptées sans rougir et qui ont conduit à des extrêmes inacceptables par Urzúa lui-même, se sont heurtées aux promesses de campagne et à la tendance effrénée du président pour l’assistanat (clientélisme), conduisant ainsi le gouvernement à dépasser de loin l’austérité et les coupes des gouvernements néolibéraux de Calderón et de Peña Nieto: baisse de l’investissement public, des milliers de fonctionnaires au chômage, fermeture des institutions traditionnelles d’aide sociale et de culture, en un mot, sous-utilisation scandaleuse des ressources budgétaires. Nous sommes en fait confrontés à la tentative d’AMLO de rejeter la responsabilité de sa politique économique sur un bouc émissaire qui, pour sa part, n’a pas manqué l’occasion de dénoncer des vices et des conflits déjà évidents dans le jeune gouvernement.
En réalité, la démission d’Urzúa n’est pas une surprise. C’est sans doute celle qui se distingue le plus avec celle de Germán Martínez, l’ancien directeur de l’Institut mexicain de la sécurité sociale. Mais elles ne sont pas les seules enregistrées au cours de ces dernières semaines. Plus de dix démissions similaires de fonctionnaires des plus hauts niveaux des institutions gouvernementales ont eu lieu. Le malaise dans les rangs du gouvernement d’Obrador, au fur et à mesure que le temps passe, devient de plus en plus évident car les contradictions sont trop nombreuses, tant au sein du gouvernement lui-même que du Mouvement de Régénération Nationale (Morena), le prétendu parti, qui ne l’est pas vraiment, qui regroupe les obradoristes (de Andrés Manuel López Obrador).
AMLO lui-même l’a reconnu dans son intervention d’acceptation de la démission d’Urzúa, en déclarant: «Des changements sont en cours, il y a des remous, ça grince et parfois il y a de l’incompréhension ou des hésitations, y compris au sein du gouvernement, de notre propre équipe, mais nous devons agir avec détermination et aplomb.» Et il a ajouté: «On ne peut pas mettre du vin nouveau dans de vieilles bouteilles […] y compris pas du même; nous devons mettre fin à la corruption, à l’impunité, nous devons faire valoir l’austérité républicaine, il ne peut y avoir de gouvernement riche avec un peuple pauvre.» (Reforma, 10-7-2019)
Arturo Herrera, sous-secrétaire du SHCP et qui remplacera son mentor et ancien chef Carlos Urzúa, s’est engagé à maintenir l’objectif de l’excédent budgétaire [pour payer une part des intérêts de la dette] de 1% du PIB et à présenter le plan de Pemex dans les prochains jours. Herrera est un personnage aussi parfait qu’Urzúa pour «satisfaire les marchés», dogme central des économistes néolibéraux. Il l’a dit lui-même: «Je veux croire que les marchés aimaient beaucoup le Docteur Urzúa, mais qu’ils m’aiment moi aussi.» (Reforma, 10-7-2019) Ainsi, AMLO remplace Urzúa par celui qui était vice-président de la Banque mondiale pour l’Amérique latine et cherche à faire bonne figure auprès des banquiers et des secteurs patronaux qui n’ont pas fait les efforts demandés et qui se sont abstenus de réaliser les investissements nécessaires pour atteindre la croissance de 4,0% envisagée par le président pour cette année. Bien loin de là. Au contraire, la lenteur de la croissance de l’économie au cours des sept premiers mois du gouvernement a mis en lumière les signes annonciateurs d’une possible récession en 2019. Cette situation préoccupe manifestement les hauts fonctionnaires.
Le cas Pemex
Urzua lui-même a reconnu que l’une des principales différences avec AMLO concerne la situation de Petróleos Mexicanos (Pemex), qui est dans une situation très délicate avec une dette colossale. Pour lui, le projet de raffinerie de Dos Bocas est peu réaliste dans les conditions actuelles. Le gouvernement a décidé de construire la raffinerie sur ses propres ressources, c’est-à-dire à partir de Pemex, car aucune proposition n’a été présentée dans les appels d’offres pour sa construction. Son coût est estimé officiellement à 8 milliards de dollars et sa construction prendrait trois ans. Voici ce qu’Urzúa a déclaré à ce propos: «La grande majorité des entreprises soulignent qu’on ne peut pas la construire pour moins de 15 milliards de dollars et la plupart des experts estiment qu’elle ne peut pas être terminée en trois ans. […] Le problème de ce gouvernement est son volontarisme.» (Proceso, 14-7-2019)
Il est évident que la situation de Pemex est cruciale pour les finances du gouvernement et pour la politique sociale de l’obradorisme. Mais AMLO n’a pas changé la verticalité caractéristique des cercles officiels dans le monde du travail. Le dirigeant syndical Romero Deschamps, archi corrompu, est toujours à son poste, semant la terreur et la corruption dans les rangs des travailleurs. Il est impossible que la plus grande entreprise du pays puisse se reconstituer sans la participation collective, démocratique et autogérée de ses travailleurs, complètement emprisonnés et réduits au silence par la botte des bureaucrates (charrisme).
La crise de Morena
Pour compléter cette situation extrêmement complexe à laquelle au bout de la première année de la victoire électorale de l’obradorisme, il faut tenir compte de la crise qui se manifeste déjà dans le parti officiel et qui a la majorité écrasante dans les deux Chambres du Congrès fédéral: Morena
En vue de son prochain Congrès national du 20 novembre, les frictions et les luttes manifestes pour la direction du parti éclatent déjà. On y discute de la nature même du parti, de ses institutions et de son organisation, de sa position envers le gouvernement de son fondateur, chef de guerre et chef incontesté. En un mot, son existence même en tant que parti en tant que tel n’a pas encore réussi à se concrétiser. Par exemple, son journal officiel, Regeneración, n’a pas été publié depuis près d’un an.
Le scandale provoqué ces derniers jours en Basse-Californie est une preuve évidente des différences existantes dans les rangs de ce «parti-mouvement-appareil électoral» qui cherche son identité au sein des disputes pour sa direction. Il s’agit de la «loi Bonilla» du nom du gouverneur élu de cet Etat mexicain, le moreniste Jaime Bonilla. En juin dernier, les habitants de Baja California ont voté majoritairement pour Bonilla, un politicien très proche d’AMLO. Il est devenu gouverneur pour un mandat de deux ans. Cependant, le 8 juillet, le Congrès de l’Etat (majorité du PAN) a approuvé une réforme constitutionnelle visant à prolonger le mandat du gouverneur élu à cinq ans. La répudiation généralisée de la «loi Bonilla» a été immédiatement ressentie non seulement au niveau local, mais aussi au niveau national. AMLO, lui-même, a marqué ses distances par rapport cette réforme constitutionnelle, mais à l’intérieur de Morena, certains l’ont soutenue, dont le secrétaire général du Comité national, Yeidkol Polevnsky. C’est une situation dans laquelle apparaît l’ADN de l’ancien régime, dont est encore imprégnée la politique de la «Quatrième transformation». Les trois principaux partis bourgeois y sont compromis: Morena, avec Bonilla à sa tête, le PAN avec les députés qui ont voté majoritairement la loi, dirigés par le gouverneur encore en fonction, Francisco Vega, et le PRI dont la complicité lui a permis de garder un de ses membres comme président de la Commission des Droits de l’Homme de l’Etat de Baja California.
Les disputes internes à Morena sont en train de forger une aile droite, dirigée par la secrétaire générale et présidente en exercice Yeidkol Polevnsky et une aile gauche, avec Bertha Luján, présidente du Conseil national. Les deux briguent la présidence du parti en novembre prochain.
La lutte contre la «mafia du pouvoir»
Face à tant de conflits et de contradictions, il est évident que commencent à pointer des courants insatisfaits parmi la population, ainsi qu’une baisse, lente mais constante, de la popularité d’AMLO. Le leitmotiv de la «mafia du pouvoir» revient dans les discours d’AMLO, cet héritage des mauvais gouvernements précédents, qui explique les difficultés auxquelles doit faire face ce gouvernement pour introduire des changements, ou n’en faire aucun.
Un leitmotiv repris sans cesse par ses plus fidèles lieutenants, en expliquant que l’on ne peut pas surmonter en quelques mois les problèmes qui se reproduisent depuis des décennies, un argument qui devient de moins en moins crédible. Par exemple, le fait qu’au cours des cinq premiers mois de 2019, il y a eu 14’135 assassinats – le chiffre le plus élevé de tous les temps – et que des dizaines de femmes continuent d’être tuées chaque mois. Ces «faits» contrastent fortement avec la propagande du régime sur la Garde nationale constituée, soi-disant, pour lutter pour la sécurité du pays, mais dont la tâche première a été d’agir en tant qu’assistante de la «border patrol» de Trump, en cherchant et en chassant des migrants d’Amérique centrale, des Caraïbes et même des Africains qui cherchent à atteindre la frontière avec les Etats-Unis.
Cette situation a complètement transformé la traditionnelle politique migratoire mexicaine. Suite à l’accord catastrophique d’AMLO avec Trump, dans lequel le premier s’est engagé, face au chantage de la Furia Naranja [allusion aux cheveux orangés de Trump], consistant à menacer d’instaurer des taxes douanières élevées sur les exportations du Mexique vers les Etats-Unis et à faire du Mexique un «pays tiers sûr» qui empêchera l’arrivée de migrants aux Etats-Unis [dépôt de demande d’asile au Mexique]. Porfirio Muñoz Ledo, le président de la Chambre des députés, membre de Morena, a déclaré, ainsi que d’autres, son opposition ouverte à cette capitulation du gouvernement d’AMLO devant Trump, allant jusqu’à dire que l’accord a converti notre pays «en une cage».
Si les membres de la «mafia du pouvoir» sont si coupables que cela des problèmes et des tribulations du peuple mexicain, pourquoi donc le leur avoir pardonné? S’ils entravent tant la «Quatrième transformation» obradoriste, pourquoi ne sont-ils pas punis, pourquoi ne sont-ils pas appelés à rendre des comptes? C’est encore une contradiction qui s’aggrave avec le temps et qui est très probablement la cause du tremblement de terre qui est en train de secouer au plus haut niveau des groupes puissants réunis autour des anciens présidents Salinas de Gortari (1988-1994) et Peña Nieto, du chef charro Romero Deschamps, ainsi que de nombreux hauts responsables politiques et anciens fonctionnaires des gouvernements de toute la République, des dirigeants du PRI, du PAN (Parti action nationale) et du PRD (Parti de la révolution démocratique, créé en 1989). Ils sont tous liés à des affaires de corruption et de trafic de drogue et ils sont ou ont été clients de «l’avocat défenseur du pouvoir».
Il s’agit bien de personnages comme Juan collado, l’un de ces «intouchables» qui a atteint le sommet pendant le sexennat de l’ancien président Peña Nieto et qui est aujourd’hui emprisonné par le bureau du Procureur Général de la République (FGR), accusé d’être le promoteur et le centre d’un réseau international de blanchiment d’argent et de criminalité organisée.
En fait, la FGR avait déjà commencé à démêler les réseaux de puissants groupes politiques impliqués dans des affaires frauduleuses à l’occasion des enquêtes sur les pots-de-vin versés par la société brésilienne Odebrecht aux dirigeants de Pemex, à commencer par son président Emilio Lozoya, pendant le sexennat de Peña Nieto. A l’occasion du mandat d’arrêt contre Lozoya, celui-ci s’est évadé il y a plusieurs semaines et est actuellement recherché par Interpol à la demande du parquet mexicain. Mais l’emprisonnement préventif pour six mois de Collado soulève des questions qu’il n’est plus possible d’éluder à propos des relations que de nombreux personnages et groupes appartenant à l’élite du pouvoir mexicain entretiennent avec la mafia. Les conséquences potentielles de cet événement sont encore difficiles à cerner, mais une chose est sûre: elles seront énormes et auront une grande importance politique.
Ainsi, à l’occasion du premier anniversaire de la victoire électorale écrasante d’AMLO, après les sept premiers mois de son gouvernement, le pays se trouve dans une situation politique marquée par des conflits sociaux qui s’aggravent et par une élite au pouvoir empêtrée dans des luttes inter-bourgeoises d’envergure.
De nombreux scénarios se dessinent dans un avenir proche. Des scénarios complexes et contradictoires. Il est encore très difficile d’en préciser le caractère en raison de la nouveauté de la situation et de la rapidité avec laquelle les changements et les événements se produisent.
Une chose, cependant, est sûre dans parmi toutes ces incertitudes: la population mexicaine, en particulier ses couches appauvries et les travailleurs, commence à bouger et à occuper les rues, même si ces mobilisations sont encore désorganisées et chaotiques. C’est, en fin de compte, ce qui explique et transcende les luttes actuelles au sein de l’élite du pouvoir. De ce cumul de contradictions qui s’entrelacent dans le vaste territoire qui va de Tijuana en Basse-Californie, à Tapachula au Chiapas, au sein des réserves profondes des masses populaires, se développe une situation inédite, nouvelle, dont les répercussions concrètes sont difficiles à prévoir, mais dont l’impact ne manquera pas de transformer d’une manière ou d’une autre le paysage politique actuel du Mexique. (Article envoyé par l’auteur le 15 juillet 2019, traduction de R. N.)
Manuel Aguilar est historien, et a publié de nombreux ouvrages sur l’histoire contemporaine du Mexique.
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