«Ni froid, ni hiver, ni chaleur, ni été, ni jeûne, ni Ramadhan, ni même les manœuvres du régime n’ont éteint notre hirak.» Ces mots lus sur une pancarte brandie par une étudiante lors de la manif’ d’hier, à Alger, résument admirablement l’état d’esprit de notre jeunesse des campus.
Hier, ils ont encore fait parler d’eux avec éclat en battant le pavé de la place des Martyrs à la Grande-Poste en empruntant le même circuit: Bab Ezzoune, Ali Boumendjel, Larbi Ben M’hidi, Pasteur, boulevard Khemisti, boulevard Amirouche, Mustapha Ferroukhi, Audin, Fac centrale…
«Ouled Jijel, Rabbi yerhamhoum»
Il est 10h37. En nous extirpant de la station de métro, au terminus de Sahate Echouhada, nous constatons que le cortège était sur le point de s’ébranler. Les premiers slogans qui parvinrent à notre oreille disaient: «Ouled Jijel rabbi yerhamhoum» (Les enfants de Jijel, qu’Allah les accueille dans Sa Miséricorde).
Ces mots, qui nous donnent des frissons, exprimaient une pensée émue pour les 5 jeunes supporters de l’équipe nationale qui ont trouvé la mort dimanche soir dans un accident de la circulation, dans la commune de Sidi Abelaziz, près de Jijel. Tout au long de la manif’, les étudiants scandaient les slogans habituels: «Dawla madania, machi askaria» (Pour un régime civil, pas militaire), «Djazair horra dimocratia» (Algérie libre et démocratique), «Mada 7, solta l’echaâb, ya Gaïd Salah makache ellâb» (Article 7, pouvoir au peuple, ne badine pas avec ça Gaïd Salah), «Echaâb yourid el istiklal» (Le peuple veut l’indépendance)…
A la rue Ali Boumendjel, la foule lance un nouveau chant qui sera entonné à plusieurs reprises: «Nehaw el berouita, darou el casquita, ya Gaïd Salah makache ethiqa» (Ils ont enlevé la brouette – le fauteuil roulant de l’ex-Président – et mis la casquette, Gaïd Salah on n’a pas confiance en toi). Un autre nouveau slogan est scandé dans la foulée: «Ma neshaqouche el mendjel, neshaqou ghir el mizane» (On n’a pas besoin de la faucille, on a besoin juste de la balance), «El mendjel» étant un des termes usités par les supporters d’AGS, qui le comparent à une faucille.
«Nehaw el berouita, darou el casquita»
La marée humaine, qui ne faisait que grossir à mesure que la procession avançait, s’est mise ensuite à crier: «Sahafa horra, adala mostakila!» (Presse libre, justice indépendante), «Djoumhouria, machi caserna!» (Une République, pas une caserne), «Gaïd Salah dégage!» «Y en a marre des généraux»… Rue Larbi Ben M’hidi, les étudiants s’écrient: «Libérez Bouregâa», «Ya Amirouche, ya El Haouès, moudjahidine fi lahbess» (O Amirouche et Si El Haouès, des moudjahidine sont en prison), «Makache intikhabate ya el issabate» (Pas d’élection avec les gangs), «El yed fel yed, ennehou el issaba wen zidou el Gaïd» (Main dans la main, on chassera la bande et on ajoutera Gaïd Salah)…
Vers le bout de la rue Larbi Ben m’hidi, il y avait un enterrement. Les manifestants se donnent le mot pour interrompre leurs clameurs. La marche s’est ainsi poursuivie dans un silence religieux. La procession s’est engagée ensuite sur l’avenue Pasteur. Le brouhaha des manifestants a repris à l’approche de l’hôtel Albert 1er aux cris de «Dawla madania, machi askaria».
La marche a continué sur Khemisti puis le boulevard Amirouche. En arrivant à la place Audin, la marée humaine s’enflamme: «Echaâb yourid dawla madania» (Le peuple veut un Etat civil), scande-t-elle, avant de marteler plusieurs fois: «Dawla madania, Dawla madania…» (Etat civil) puis: «Echaâb yourid el istiqlal», «Libérez l’Algérie»… Des jeunes improvisent un autre slogan à hauteur de la rue Sergent Addoun: «Li y hab el askar iroh el Masar» (Celui qui aime les militaires n’a qu’à partir en Egypte). Quelques pas plus loin, la foule répète: «Echaâb yourid hokm madani» (Le peuple veut un régime civil).
«La génération de la liberté ne pige pas la langue de bois»
Côté pancartes, comme vendredi dernier, le slogan le plus partagé était «Dawla madania, machi askaria» (Le peuple veut un régime civil). Nombre de slogans écrits appelaient à la libération des détenus d’opinion: «Libérez les prisonniers du hirak», «Non à la répression des libertés», «La transition, non à la répression».
Une étudiante paradait avec ce message incisif: «57 ans nous ont appris qu’il n’y a rien de bon à attendre d’un pouvoir dont le principe est la force; son arme est la répression et son slogan, l’anathème». Actualité footballistique oblige, un étudiant a rédigé cet autre message au vitriol: «Djanet se noie [inondations, willaya d’Illizi, au sud-est du Sahara algérien], les forêts d’Algérie brûlent: non-évènement. Qualification de l’équipe nationale: envoi d’avions spéciaux pour la soutenir. Rien d’étonnant de la part de responsables qui ne connaissent pas l’échelle des priorités». Un autre étudiant brandissait cette pancarte: «La température est de 55°C au Sud; l’eau est coupée et les responsables n’en ont cure; yetnahaw ga3 inch’Allah».
Parmi les autres pancartes hissées par les étudiants, on pouvait lire: «La politique et la justice ne font pas partie des prérogatives de l’institution militaire. A chacun sa spécialité»; «Pour le changement: un dialogue sérieux et des élections intègres»; «Pour celui qui veut le dialogue, la génération de la liberté ne pige pas la langue de bois». Badji, 29 ans, est étudiant en informatique dans un institut spécialisé à Ruisseau. Il avait suivi auparavant des études de génie mécanique à Bab Ezzouar. Badji est l’un des étudiants les plus assidus aux manifs. Tous les mardis, il est fidèle au poste avec sa haute pancarte où il plaide pour «Une justice transitionnelle, pas une justice sélective ni vengeresse».
«Il n’y a plus que les étudiants qui continuent à sortir»
Il explique sa persévérance en disant: «C’est parce qu’on a la conviction que nos revendications sont légitimes. Notre vœu est que ce peuple se libère. On aspire à un pays prospère où le peuple a des perspectives. Nous, les étudiants, on n’étudie pas pour rien, on poursuit un objectif. Ce n’est pas pour obtenir un diplôme et le cacher dans un tiroir. Mais chez nous, il y a toujours une crise de compétences malgré les diplômes, parce que le pays est dirigé par des médiocres. C’est pour ça qu’on ne fait que s’enliser au fond du précipice.»
Badji regrette que la communauté étudiante soit la seule à continuer à honorer son rendez-vous militant. «Je constate qu’il n’y a plus que les étudiants qui continuent à sortir. Les magistrats, les journalistes, les médecins sortaient régulièrement, mais on ne les voit plus, pourquoi?» s’interroge-t-il. Pour revenir au thème de la justice qui lui tient à cœur, il explique: «Chez nous, le juge n’a pas de pouvoir judiciaire mais une fonction judiciaire. C’est un simple fonctionnaire.» Il est persuadé que le défilé des hauts responsables devant la justice avant de finir à El Harrach [prison], «c’est de la comédie, un feuilleton mexicain».
«Et même s’ils sont réellement jugés, la justice doit être la même pour tous, pas une justice sélective ni une justice vengeresse», clame le jeune étudiant. Badji considère que la question de la représentation du hirak n’est pas près d’être tranchée. «On sait pertinemment que personne ne peut nous représenter puisqu’il y a toujours des traîtres, des gens qui surfent sur la vague du hirak, et qui ne travaillent que pour leurs intérêts personnels», argue-t-il.
Evoquant la rencontre de Aïn Benian autour du Forum du dialogue national, il lâche: «Qui a été à ce dialogue? Déjà, ces gens, le peuple ne les reconnaît pas.» Entre crise de représentation et absence de mécanismes pour des négociations sérieuses autour d’un plan de sortie de crise, Badji note que le temps joue en faveur du pouvoir en place: «Le régime nous disait: on veut juste prolonger d’une année. Et là, je vois que la prolongation, on y est!» Pour lui, la solution, c’est «une élection sans la issaba [gang]. Il ne faut surtout pas qu’elle soit pilotée par ces gens. Il faut organiser une élection à laquelle ne participeront que des personnes intègres, qui n’ont pas de fil à la patte et n’ont jamais participé au pouvoir. Quand il y aura des candidats à la hauteur, avec un vrai programme, c’est le peuple lui-même qui protégera les urnes!» (Article publié dans El Watan, en date du 17 juillet 2019)
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