Cuba. «Qu’as-tu prévu pour le Nouvel An?»

Raul Castro annonce la fin de la double monnaie en octobre 2013
Raul Castro annonce la fin de la double monnaie en octobre 2013

Par Leonardo Padura

Pendant trois décennies de socialisme prétendument planifié (1960-1990), ce qui était «planifié» par les structures du gouvernement cubain et de l’Etat n’était accompli qu’à moitié et se perdait dans l’oubli faute de contrôle ou de réalisme, ou, dans le meilleur des cas, était bâclé juste pour respecter le plan. Nous autres Cubains nous nous sommes ainsi habitués à vivre en espérant (ou sans espérer) que la direction politique, alors financée grâce aux puissantes subventions soviétiques, imagine une nouvelle «planification».

Cette réorganisation ou projet faisait irruption dans nos vies comme une trombe, même si elle était susceptible ensuite de s’évanouir avec la rapidité et l’inconsistance de la fumée.

Cette planification idéaliste a cependant entraîné un résultat: les gens se sont habitués à recevoir des ordres et des orientations dans lesquelles leur décision individuelle n’avait que peu ou pas de poids. Si on pouvait disposer d’un appareil téléphonique, c’était parce que l’Etat vous le concédait; si on pouvait voyager, c’est parce qu’on vous le permettait, et ainsi de suite, jusqu’à l’infini.

Les années les plus dures de la crise et des «pénuries» qui ont suivi la disparition de l’Union soviétique et de ses subventions ont démontré à quel point le pays était peu préparé à se débrouiller tout seul et ont révélé que toutes ces planifications dites socialistes avaient à peine réussi à doter l’économie nationale d’une structure capable de se maintenir sans soutien étranger.

Depuis que Fidel Castro, jusque-là Leader Máximo, se soit écarté du pouvoir effectif, il y a six ou sept ans, c’est le général Raul Castro qui a dirigé l’Etat-gouvernement-Parti unique. Il a tenté de mettre de l’ordre dans la structure économique et sociale au moyen d’une planification plus réaliste ratifiée avec l’élucubration des Linéaments de la politique économique et sociale approuvés en tant qu’outil programmatique par le Congrès du Parti communiste de 2011.

Sous couvert de ces linéaments, la direction a introduit de nombreux et importants changements dans la vie économique et sociale de la nation. Mais entre le programme et la vie réelle, quotidienne, individuelle, des habitants de cette île des Caraïbes, il existe une distante stressante qui est celle de ne pas savoir comment, quand et dans quel ordre vont se concrétiser les «actualisations» planifiées.

Je m’explique: pour les Cubains, il continue à être impossible, malgré les planifications, de créer des projets indispensables, car ils doivent chaque fois les modifier, les refaire ou les oublier selon les décisions politiques qui leur viennent d’en haut, sous la forme et avec l’intensité décidées par les recteurs de l’actualisation du haut de leur vision macroéconomique ou macro-sociale transcendante. Et ces planifications ou variations arrivent souvent sans que les citoyens et citoyennes n’aient la possibilité de procéder à leurs propres actualisations et re-planifications.

Actuellement, les Cubains qui, d’une manière ou d’une autre, ont réussi à économiser quelque argent, n’ont que très peu de certitudes sur ce que sera l’avenir monétaire du pays, car il y aura une unification des monnaies [annoncée le 22 octobre 2013] qui circulent actuellement [le peso cubain, dit CUB, et le peso convertible, dit CUC, qui est à parité avec le dollar], mais sans que l’on sache précisément comment ni quand elle se produira, quelle sera la valeur de l’argent, etc.

Ceux, encore plus chanceux, qui, par exemple, aspiraient à acquérir une automobile nouvelle ou d’occasion vendue par l’Etat, ignorent actuellement quand et comment ils pourront accéder à ce rêve qui, pour de raisons obscures, reste contrôlé, limité ou nié par l’Etat, alors même que la vente d’une automobile à Cuba est une des affaires les plus juteuses dont pourrait rêver n’importe quel vendeur de l’univers (les nouvelles autos sont, ou étaient taxées à 100% d’impôts, autrement dit, coûtaient le double de leur prix de marché).

Mais il n’est pas difficile de comprendre que dans un pays appauvri ces personnes chanceuses ne représentent qu’un pourcentage infime de la population.

La majorité des citoyens vit au jour le jour (ou plutôt jour après jour), où l’obtention de moyens de subsistance se modifie constamment suite au processus d’inflation qui s’est déclenché dans la décennie 1990 et qui n’a fait que s’accroître dans des proportions qui mettent hors de portée des biens de base étant donné les salaires que perçoivent les employés publics, qui représentent environ 80% de ceux qui travaillent à Cuba.

Les articles de première nécessité (aliments, hygiène), en plus de l’électricité, le transport et d’autres services, renchérissent constamment, selon ce qui a été planifié centralement, minant la planification élaborée avec des grandes difficultés par des centaines de milliers de familles, des millions d’individus.

Alors qu’on arrive de nouveau à la fin de l’année 2013, la majorité des Cubains savent que même les cryptiques et poétiques prédictions que font chaque mois de janvier les prêtres de Ifá (la santería, la religion animiste et divinatoire d’origine africaine la plus pratiquée à Cuba) ne pourront les éclairer pour ce qui est de leur avenir immédiat, celui que chacun doit planifier pour vivre sa vie personnelle, la seule que la biologie (ou peut-être un quelconque dieu) leur ait concédée.

De quoi sera faite l’année prochaine pour les 11 millions de Cubains? Je crois que même l’oracle de Ifá ne détient pas certitude à ce sujet. (Traduction A l’Encontre)

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Léonardo Padura, écrivain et journaliste cubain. Cet article a été à la Havanne et publié par IPS. Léonardo Padura est l’auteur, entre autres, de L’homme qui aimait les chiens, Ed. Métaillé, 2011 (original à Cuba 2009).

 

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