Par Pablo Stefanoni
Avec tout ce bruit autour du voyage du pape à Cuba (du 26 au 28 mars 2012), je me suis souvenu du titre d’un livre de Manuel Vázquez Montalbán: Et Dieu est entré dans La Havane (Ed. du Seuil 2001). Le titre faisait allusion – bien que son contenu fût plus large que cet événement – à la visite sur l’île caribéenne que le Pape Jean Paul II avait faite il y a quatorze ans.
Ces jours-ci, l’envoyé de Dieu est de retour dans la capitale cubaine, au milieu d’un lent mais irréversible processus de transition que les médias officiels et le gouvernement qualifient d’«actualisation du socialisme». A un moment où le terme même de «socialisme» est devenu assez indéfinissable, le fait de penser en quoi consisterait son actualisation ne semble pas moins énigmatique…
En Chine socialiste par exemple, selon un rapport cité par l’agence DPA [agence de presse allemande version en espagnol], les 75 députés de l’Assemblée nationale populaire [forte de quelque 3000 membres élus au suffrage plusieurs fois indirect!], les plus riches possèdent plus que ne possèdent à eux tous les congressistes des Etats-Unis. Parmi eux, les deux mieux placés possèdent plus de six milliards de dollars. Pourtant, bien que l’on parle beaucoup des «voies chinoise et vietnamienne» comme étant des modèles pour une transition cubaine, l’île est assez différente de ces nations asiatiques. Ce que l’on voit aujourd’hui est une consolidation de la transition initiée il y a déjà plusieurs années, qui est partie du marxisme-léninisme soviétique pour aller vers le nationalisme «martiano» [de José Martí]. Et c’est là que peut opérer à satisfaction la redécouverte des origines catholiques de la nation cubaine, comme on peut le voir dans un article symptomatique intitulé Patrie et Foi, publié dans le quotidien Juventud Rebelde (Jeunesse rebelle, le quotidien de la jeunesse cubaine). Dans cet article, bien que le fameux entretien de Fidel Castro avec Frei Betto («Fidel et la religion») soit cité, il ne s’agit pas de parler de la très affaiblie Eglise progressiste [le père dominicain brésilien Frei Betto est une des figures de proue, restante, de la théologie de la libération, pro-castriste sanctifié], mais de la visite du Souverain Pontife et de l’Eglise officielle, avec lesquels la relation entretenue semble de plus en plus étroite.
Comme l’écrivent Arturo López-Levy et Lenier González dans la version espagnole de Foreign Policy (21 mars 2012): «Dans ce contexte, la visite papale contribue à l’agenda du gouvernement cubain sur trois niveaux. Premièrement, cette visite consolide le dialogue institutionnel entre le gouvernement de Raul Castro [Fidel a transmis le pouvoir à son frère Raul, suite à sa maladie en juillet 2006] et l’Eglise catholique qui doit stimuler celle-ci à participer de manière organisée à la rénovation du système en vigueur. Deuxièmement, elle contribue à créer un environnement international favorable aux projets d’ouverture et de réforme sans pour autant abandonner le régime du parti unique et, troisièmement, elle renforce l’image d’un pays en transition, image face à laquelle les coûts de la politique américaine rigide d’isolement contre Cuba se font plus élevés.»
Le long article cité ci-dessus (Patrie et Foi), d’Alina Perera, nous rappelle que les êtres humains ne sont pas seulement faits de matière – ni la révolution – et qu’il n’est pas possible de laisser de côté la dimension spirituelle.
Un autre article, cette fois dans le quotidien contrôlé par l’Etat, Granma (il n’y a pas de médias qui ne soient pas d’Etat à Cuba), s’intitule Bienvenue à Cuba à Sa Sainteté Benoît XVI. Il commence en disant: «Notre pays se sentira honoré d’accueillir sa Sainteté avec hospitalité et de lui montrer le patriotisme, la culture et la vocation solidaire et humaniste des Cubains, valeurs sur lesquelles reposent l’histoire et l’unité de la Nation.» Il ajoute aussi que «récemment, la «Vierge missionnaire de la famille» a voyagé à travers tout le pays en compagnie de croyants et de non-croyants», ce qui paraît étrange puisque dans n’importe quel autre pays, ceux qui participent aux manifestations religieuses sont les croyants… à moins que «l’Etat socialiste» ne les y envoie.
Le choix des adjectifs ne semble pas être laissé au hasard quand on dit que «Sa Sainteté fera la connaissance d’un peuple sûr de ses convictions, noble, instruit, équilibré et organisé», caractéristiques sans doute nécessaires pour qu’une transition ordonnée – dans laquelle la vieille élite ne perde pas le pouvoir – puisse se faire avec succès. Ce peuple – et là également les mots sont bien choisis – «lutte pour la dignité humaine, la liberté, l’indépendance, la solidarité et le bien commun», toutes choses avec lesquelles l’Eglise ne peut qu’être d’accord, sur le papier au moins.
Ainsi se complète peu à peu la carte de la transition qui ne manque pas de déconcerter les dinosaures de Miami [les exilés cubains qui forment une communauté très puissante et ont cultivé une attitude de combat face à Castro]: contrôle des Forces Armées (FFAA) dans le domaine de l’économie et de la politique, affaiblissement du Parti et nationalisme post-communiste croissant dans celui de l’idéologie. Le problème est que le pluralisme religieux exalté que prêche l’article de Juventud Rebelde n’est pas mis en corrélation avec un quelconque pluralisme politique.
L’Eglise catholique (et d’autres) peuvent diffuser leurs messages, organiser des réunions, publier, etc., choses qu’aucun parti de gauche non officiel n’a le droit de faire. Ni aucun syndicat indépendant pour défendre les perdants de la transition [ceux qui ont déjà perdu leur emploi, etc.]. Dans ce cadre, les appels à «ne pas politiser» la visite du Pape semblent pour le moins curieux, quand on sait que la visite papale constitue précisément une opération politique d’immense envergure pour l’Eglise et l’Etat cubain.
Plus papistes que le Pape?
En général, on analyse la transition cubaine sous des aspects économiques: combien s’ouvrent les marchés? combien de travailleurs indépendants y a-t-il de plus? quel est le rôle des Forces Armées dans l’administration et dans les entreprises les plus dynamiques, l’investissement étranger, etc.
Mais on accorde moins d’importance aux changements idéologiques, alors que n’importe quelle transition a besoin d’être mise en rapport avec une vision du monde pour légitimer le processus et construire un horizon national plus ou moins partagé. Et c’est là que la visite du Pape (et de la Vierge du Cuivre, la patronne de Cuba) paraît jouer un rôle fondamental.
Dans le futur, les historiens pourront consulter dans une hémérothèque [une bibliothèque spécialisée en publications quotidiennes] le quotidien Juventud Rebelde et ils y trouveront la couverture de ce journal consacrée à la visite du Souverain Pontife sur l’île, ainsi qu’une série d’articles à première vue surprenants (du moins je suppose qu’ils surprendront ceux qui ne lisent que les «pages de gauche» qui ne critiquent jamais rien du gouvernement de Cuba, comme mes amis du site Rebelión).
Surprenants parce que la presse cubaine a réussi ce miracle – déjà que nous parlons du Pape – de transformer l’ex-chef de l’Inquisition [le pape] en un curé quasi progressiste… Et comme, en ce qui concerne Cuba, la presse à l’habitude de manipuler les faits et de mentir, je me limiterai à l’utilisation de citations de Juventud Rebelde (ce que presque personne ne fait même dans les différents articles apologétiques que l’on peut lire sur Cuba, où on ne cite quasi jamais ses médias officiels, peut-être en raison de la basse qualité de leurs contenus).
Dans un article du 28 mars 2012, le journaliste Luis Hernández Serrano évoque la visite passée de Jean Paul II [Karol Jozef Wojtyla – 1920-2005, pape de 1978 à 2005] avec un ton si positif qu’on pourrait croire que cet article a été écrit dans un journal de l’Action Catholique. Ainsi, il dit que Jean Paul II «a fait souffler un vent de grand dynamisme au Vatican, a développé un projet de nouvelle évangélisation qui l’a conduit dans des dizaines et des dizaines de pays et qu’il a conduit la pensée sociale de l’Eglise catholique vers les thèmes contemporains les plus importants».
Un de ces thèmes contemporains, que le chroniqueur a «oublié», est la contribution de Jean Paul II à la chute du «socialisme réel néo-stalinien» en Europe orientale. Ou son travail en faveur du recul de la théologie de la libération, ou encore la redynamisation des campagnes contre le droit à l’avortement et autres droits liés aux thèmes propres à la reproduction des êtres humains. Mais ce que Juventud Rebelde n’oublie pas, c’est de rappeler que le Pape polonais s’est fait l’avocat de la «globalisation de la solidarité».
Avec l’exagération des nouveaux convertis, il n’est pas dit du Pape qu’il «vint» en 1998 à Cuba, mais qu’il «baisa la terre cubaine» et l’ex-chef du Vatican est mentionné comme un «leader spirituel», ou comme le «nouveau successeur de Pierre, qui nous a également accordé le privilège de nous visiter, de nous bénir…». Quand on invite quelqu’un à la maison, il faut être poli, et il faut aussi chercher des alliés contre l’impérialisme… sinon ça sert à quoi?
La même chose se passe avec l’ex-cardinal Ratzinger [Benoît XVI]. Les journaux normalement parlent de «messes», mais Juventud Rebelde parle toujours de cette cérémonie comme étant la «Sainte Messe» («Le président cubain [Raul Castro] assiste la Sainte Messe du Pape Benoît XVI sur la Place de la Révolution de la Havane»). Et l’utilisation du terme «Sainte Messe» est reprise dans Granma et dans Trabajadores, autres jambes du système informatif cubain [organe des syndicats d’Etat]. On nous informe également que le terme «Place de la Révolution» a cartonné sur le réseau twitter pendant que Sa Sainteté était là-bas [sur la place] et que le twitter de #BenedictoCuba a reçu plus de 2500 messages par minute. Pour ne pas rester en arrière, le site officiel Cuba Debate montrait des «images spectaculaires aériennes de la Place de la Révolution pendant la Messe» (ils ont oublié d’ajouter «Sainte», mais le Pape a bien été qualifié de «Saint Père»). Des photos de haute qualité sont maintenant offertes comme un «cadeau de la part de Cuba Debate» à ses lecteurs.
L’envoyé spécial de Buenos Aires pour le quotidien Clarín, Sergio Rubín, avait déjà écrit dès son arrivée à La Havane que : «Dans une tentative d’enlever toute connotation politique à la visite et de faire ressortir sa signification spirituelle, le gouvernement a monté une salle de presse à faire pâlir d’envie, avec projections de séquences sur le travail du Vatican, sur les processus de béatification et de canonisation , tout cela avec l’Ave Maria en toile musicale de fond. A côté de cela étaient aussi offerts à la vente des livres sur Fidel et Che Guevara. Même dans les Etats super-catholiques que sont la Pologne et l’Irlande, lorsque Jean Paul II leur a rendu visite pour la première fois, on n’était pas arrivé à ces extrémités.»
Raul Castro a lui-même exalté le rôle de la Vierge du Cuivre en tant qu’unificatrice de la nation, et il semble que celle-ci occupe déjà une place symbolique majeure dans le nouveau nationalisme post-communiste. Ce qui est assez différent de la vieille discussion sur le thème «christianisme et révolution»…
Le président cubain a rappelé que: «Nous commémorons le 4e Centenaire de la découverte et de la présence de l’image de la Vierge de la Charité du Cuivre, dans le manteau de laquelle est brodé l’écusson national. La récente pérégrination de la Vierge à travers tout le pays a uni notre peuple, croyants et non-croyants, dans un événement de grande signification.» La mention de «croyants et non-croyants» traverse tous les articles et discours ayant trait à la visite papale [1]. Raul Castro a également veillé à ce que chacune de ses paroles soit en harmonie avec la Doctrine sociale de l’Eglise, comme lorsqu’il a parlé de «modèles sociaux et d’idéologies qui détruisent les valeurs spirituelles et produisent exclusion et égoïsme», ou quand il a critiqué la science, le monde de la finance et le consumérisme actuels.
C’est peut-être pour toutes ces raisons que le gouvernement cubain n’a pas montré beaucoup d’enthousiasme à organiser une rencontre d’Hugo Chávez avec le Saint Père, un Chávez qui semble moins ami de la «realpolitik» que Ratzinger ou Raul Castro. (Traduction A l’Encontre)
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Pablo Stefanoni a écrit cette contribution – en fait deux articles réunis ici – dans le quotidien Pagina 7 de Bolivie. Pablo Stefanoni a publié, en français, Nous serons des millions: Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie (avec Hervé do Alto), Editions Raisons d’Agir, mars 2008. Il a publié aussi de nombreux articles sur la Bolivie pour le quotidien argentin Clarin et écrit pour le site Rebelión.
[1] Selon l’AFP, bureau de la Havane: «Le président cubain Raul Castro a décrété exceptionnellement férié le prochain Vendredi Saint, 6 avril, accédant à une demande du pape Benoît XVI faite au cours de sa récente visite à Cuba, a annoncé samedi 31 mars 2012, le journal officiel Granma. Le conseil des ministres de la République de Cuba a accepté hier que le travail s’arrête le prochain vendredi 6 avril, précise un entrefilet publié dans le journal.??Le président cubain a exprimé au pape, quelques moments avant son départ, sa volonté que le prochain vendredi 6 avril, de manière exceptionnelle, soit férié selon sa volonté, en l’honneur de Sa Sainteté et vu le résultat heureux de sa visite transcendantale à notre pays, et il appartient aux organes supérieurs de la nation de prendre une décision définitive à ce sujet, précise le communiqué en référence à l’Assemblée nationale.??Le Vatican, par la voix de son porte-parole le père Federico Lombardi, a qualifié cette décision de signe très positif. Le Saint-Siège espère que cela favorisera la participation aux célébrations religieuses et aux fêtes de Pâques, a ajouté le père Lombardi dans son communiqué.»
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