Par Ignacio Isla
Depuis 1997, l’installation des personnes provenant d’autres régions de Cuba dans la capitale est réglementée. Aujourd’hui, une grande partie des quelque 600’000 migrants internes vivent presque dans l’illégalité. De sa propre expérience, Caridad sait que le centre historique et le Malecon sont les zones les plus «dangereuses» de La Havane. Il y a une présence policière constante et des «descentes» peuvent s’effectuer, même plusieurs fois par jour. «Presque toujours, c’est parce qu’ils cherchent des prostituées ou parce que se prépare une visite importante, mais on ne peut pas avoir confiance. J’ai déjà reçu deux avertissements, et même une fois j’ai été déportée. S’ils m’arrêtaient à nouveau, je serais probablement conduite à la prison de Puerto Boniato.»
Comme moyen de protection, Caridad porte toujours deux billets de 20 CUC (peso cubain convertible), soit l’équivalent d’environ 40 dollars; ou ce qui équivaut au salaire de près de deux mois pour la plupart des fonctionnaires de l’Etat. Grâce à eux, elle s’en est tirée en payant lors des deux fois où elle a été prise: «Un premier billet, et si cela ne marche pas un second…»
C’est ainsi qu’elle a fait face aux turbulences et a commencé d’écrire son histoire dans la capitale. Tout a commencé il y a cinq ans quand elle a décidé qu’elle ne voulait pas continuer à travailler dans un coin perdu de la province de Santiago de Cuba, à près d’un millier de kilomètres à l’est de La Havane. «S’il fallait manger de la terre, au moins le faire dans la Poma», dit-elle, en faisant référence au surnom de la capitale cubaine. «Tout ce qu’ils te disent est vrai: ici tu reçois plus de choses inscrites sur ta carte de rationnement; il y a plus de chances de gagner de l’argent et même les hôpitaux sont mieux.»
La première étape consista à convaincre sa grand-mère de vendre la maison où elles vivaient toutes les deux avec les deux enfants de Caridad. Puis, avec ces 60’000 pesos, elles se sont lancées dans l’aventure pour trouver un toit dans la grande ville. Avec un tel budget, leur point d’arrivée ne pouvait pas être autre que l’un de ces quartiers étendus qui forment la périphérie de la ville. Dans son cas, elles ont atterri dans la «bonne partie» du quartier Los Pocitos, dans la municipalité de Marianao. Là, elles ont été en mesure d’acheter une petite maison de planches et des briques, avec un toit fait de tuiles de carton et une simple chambre. Cela comme tous les sans-papiers qui peuplent, pour l’essentiel, ce vaste quartier de taudis, soit des immigrants de la partie orientale de l’île.
Palestiniens
Précisément, des provinces de l’Est – la partie la plus pauvre de l’île – provient le flux migratoire qui détermine la réalité démographique du pays. Ceux qui sont nés dans la région se voient attribuer une dénomination particulière: «les Palestiniens». Et ils sont soumis à une discrimination si habituelle qu’elle semble faire partie de l’identité nationale. «Le terme “palestinien” est doublement honteux: parce qu’il classifie une partie des citoyens et parce qu’il prend comme un objet de risée une nationalité (les Palestiniens) qui par leur combat sont dignes d’admiration», a déploré, il y a quelques semaines, l’écrivain Reinaldo Cedeño dans un article qui a suscité des discussions sur Internet. A son avis, ni l’Etat, ni les médias n’ont fait assez pour changer la situation actuelle, ce qui favorise l’«apathie» et la victimisation de ce segment de la population.
Le problème dépasse de loin le cadre des politiques culturelles ou de l’égalité sociale. Les différences dans le développement et les opportunités ont toujours marqué les différentes régions géographiques de l’île, générant des flux migratoires qui «s’écoulent» sur un axe central, généralement en direction de l’ouest. Après le triomphe de la révolution, ce processus a été partiellement modifié grâce à des plans de développement mis en œuvre par le nouveau gouvernement qui cherchait un développement plus harmonieux de toutes les régions. La crise des années 1990 a fait capoter la grande majorité de ces projets. Entre 1991 et 1996, la migration moyenne en direction de La Havane a passé d’environ 10’000 par an à près de 30’000.
Tel était le contexte dans lequel l’une des législations les plus controversées a été approuvée: le décret-loi 217, de 1997. Il établissait des limites à l’installation dans la capitale des Cubains arrivés d’autres provinces. Ils peuvent dès lors être condamnés à une amende et être déportés vers leurs villes d’origine si ces personnes résident dans la capitale sans le permis nécessaire. En outre, bien que le décret-loi ne le précise pas, les autorités ont le droit d’emprisonner des récidivistes, sous le prétexte d’une dite «dangerosité sociale».
Durant ses cinq années en tant qu’«habitante de la capitale» Caridad a été de tout un peu, «sauf voleuse et prostituée». Elle a nettoyé des maisons, travaillé dans des cafés et autres commerces qui fleurissent dans le secteur privé, et vendu les produits les plus divers… La dernière de ses activités (métiers) est précisément ce qui lui permet de gagner sa vie, pour elle et sa famille. Où qu’elle se rende Caridad a toujours avec elle des boîtes de tabac, qu’elle obtient de travailleurs du tabac, de manière illégale, et qu’elle peut vendre, à un moment ou à un autre, près des hôtels ou d’autres lieux qui connaissent une importante affluence d’étrangers. De là découle le risque qu’elle puisse être arrêtée et déportée, un dénouement qui laisserait sans protection ses deux enfants, de 11 et 16 ans, et sa grand-mère, âgée de près de 70 ans.
Selon les recensements menés en 2002 et 2012, un tiers des plus de 2 millions de résidants de La Havane sont nés dans d’autres provinces; beaucoup d’entre eux (certaines études disent jusqu’à 25 ou 30%) sont en situation irrégulière. «Ne serait-ce que quantifier l’ampleur du phénomène relève d’un défi, parce que, dans beaucoup de ces quartiers les gens ont tendance à se cacher et à refuser de coopérer avec toutes les études, de peur d’en être victimes», dit Richard Esteban, professeur de sociologie à l’Université de La Havane. «Il y a là une question que nous connaissons régulièrement, qui affecte des milliers de Cubains, mais qui reste dans l’ombre et qui a peu de chances de trouver une solution.»
Quel «retour»?
Pour régulariser sa situation à La Havane, un immigré de l’intérieur du pays devrait avoir son propre logement ou le consentement de celui qui lui loue un logement, afin qu’il puisse se déclarer avec une adresse spécifique. Ce processus impliquerait d’effectuer des démarches auprès des différents bureaux rattachés aux 15 administrations locales qui gèrent la ville, l’apport de preuves et de nombreux documents, en plus de la signature toujours délicate du président (maire) du territoire où la personne veut résider.
Sans ces formalités, il n’est pas possible d’obtenir une carte d’identité prouvant son statut «légal». Et sans elle, les efforts seront vains en vue d’accéder à un emploi de l’Etat, à des produits subventionnés distribués sur la base du carnet de rationnement et, au moins en théorie, à la gratuité des services de santé et d’éducation.
«Les enfants vont à l’école jusqu’à ce qu’ils obtiennent des diplômes d’ouvriers qualifiés ou de techniciens non spécialisés, parce que la voie pré-universitaire est liée à l’adresse de l’étudiant. Et plus tard, pour ce qui est de l’exercice d’une profession, il ne peut pas se faire à La Havane parce qu’officiellement la personne ne réside dans aucune circonscription de La Havane, bien que beaucoup y soient nés», affirme la journaliste Lisandra de La Paz dans un article publié par la revue scientifique Jeunesse technique. C’est une réalité complexe, dans laquelle «chacun a le droit aux soins médicaux, en particulier les femmes enceintes, mais la naissance de l’enfant doit s’effectuer dans sa province d’origine, où son carnet d’identité affirme qu’elle réside.»
Toutefois, malgré cette réalité défavorable dans laquelle ils vivent, ni Caridad, ni les siens, ni les milliers qui tous les ans arrivent dans la ville, ne pensent au retour dans «leur» province. A Baire, sa ville natale, «il n’y a rien à trouver. Pour les femmes, nous ne pouvons travailler que dans l’agriculture, que dans des petits commerces qui surgissent ici ou là, ou nous consacrer à rencontrer un homme. Peut-être est-ce la vie?»
«Retourner où?» répètent presque tous. Pour eux La Havane reste la «terre promise». (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, Montevideo, le 29 juillet 2016; écrit de La Havane; traduction A l’Encontre)
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