Les relations Venezuela-Colombie à la lumière de l’expulsion de J.P. Becerra

J.P. Becerra à son «arrivée» en Colombie

Par Ana Lucia Serrano

Le fait que le gouvernement du Venezuela ait livré de manière expéditive et illégale le journaliste Joaquin Pérez Becerra [arrêté le 23 avril à l’aéroport de Caracas et expulsé vers la Colombie le 25 avril 2011] aux autorités colombiennes a suscité un intense débat au cours des trois dernières semaines. Des protestations sont parvenues depuis l’extérieur du pays, mais surtout de la part de différentes organisations politiques et sociales du Venezuela. Elles ont incité le gouvernement du Venezuela à tenter de calmer la donne.

D’abord ce sont les ministres des Relations étrangères et des Communications qui sont intervenus, mais, loin de convaincre, leurs déclarations, faites sur un ton agressif et désobligeant, ont contribué à aggraver le mécontentement: «Nous ne nous soumettons ni nous soumettrons au chantage de personne, ni de l’extrême-gauche ni de l’extrême-droite». Le président Chavez a mentionné l’incident, mais contrairement à ce que l’on attendait de la part d’un politicien de son envergure, son argumentation s’est basée sur la prémisse molle: «Que chacun assume sa responsabilité.» Cela a suscité quelque désarroi, y compris auprès de ceux qui l’applaudissaient dans le public qui écoutait ses déclarations. Depuis quand la Révolution bolivarienne, dont on considérait qu’elle constituait un exemple pour toute l’Amérique latine, suit-elle la politique du «Sauve-qui-peut»? Nous estimons qu’une révolution qui se respecte doit au contraire se fonder sur la solidarité et sur la cohérence des principes qui l’animent.  C’est ce que les partisans du président Chavez lui demandent de manière fraternelle, mais décidée.

Dans ce cas, la prémisse du «Que chacun assume sa responsabilité» revient à répartir la culpabilité entre de nombreux protagonistes, et à la fin personne n’en assume la responsabilité: le journaliste est coupable parce qu’il a quitté la Suède, son pays [il en est citoyen] pour venir au Venezuela; la Suède a fait preuve de négligence parce qu’elle ne l’a pas capturé à l’aéroport; les organisations de gauche sont responsables parce qu’elles ont été infiltrées; la personne qui a invité Pérez Becerra n’a pas évalué de manière adéquate la situation; la droite lui a remis une patate chaude et le Président Chavez a pris la décision qui lui revenait…

Or nous ne pensons pas que les événements se soient ainsi enchaînés de manière inexorable sans qu’il soit possible de réagir. Nous considérons – bien malgré nous – que la déportation de Pérez Becerra en Colombie est une preuve supplémentaire de la dangereuse tendance qui se développe au sein même de la révolution bolivarienne et qui cherche une solution de compromis avec les Etats-Unis.

Examinons d’abord de plus près l’incident en question: Joaquin Pérez Becerra est un journaliste de nationalité suédoise et d’origine colombienne, qui est arrivé dans ce pays (Suède) en tant que réfugié politique au début de la décennie des années 1990, fuyant la persécution à laquelle étaient systématiquement soumis les militants de l’Union Patriotique, un parti de gauche. Il a acquis la nationalité suédoise et a renoncé à la nationalité colombienne, même s’il maintenait des liens avec son pays natal à travers son travail de journaliste dans l’agence de presse Anncol (Agencia de Noticias Nueva Colombia), qui se distingue par son opposition coriace au régime colombien.

Pérez Becerra a été arrêté le 23 avril passé à l’aéroport de la capitale vénézuélienne et  mis au secret, ce qui est contraire au droit international et à la solidarité avec les dissidents et les persécutés politiques. Il n’a pas été autorisé à contacter un avocat, et a été déporté en un temps record en Colombie, où il a été présenté comme un dangereux terroriste. Malgré les pressions qu’a subies le gouvernement de la République bolivarienne pour prendre une décision rapide, on pouvait espérer de sa part qu’il donne, sinon une réponse solidaire, au moins une réponse en accord avec la législation internationale. Il faut rappeler que Pérez a été non pas extradé, comme l’ont annoncé certains médias, mais déporté en Colombie. Une extradition aurait pris plus de temps, dans la mesure où autorités vénézuéliennes auraient dû étudier les accusations dont il faisait l’objet ainsi que les preuves retenues. L’accusé aurait ainsi pu jouir de deux droits fondamentaux: l’assistance de l’ambassade de son pays et l’engagement d’un avocat de confiance. Dans le cas de cet opposant au régime colombien à Bogota, la déportation n’était donc de loin pas la seule option, ni la plus adéquate. Le Président Chavez le sait d’ailleurs fort bien, puisque jusqu’à il y a quelques mois, il dénonçait le gouvernement colombien comme étant l’un des principaux violeurs des droits humains.

Deux épisodes similaires qui ont eu lieu dans un passé proche permettent d’éclairer l’incident. Le premier s’est passé en décembre 2004, lorsque des membres des services de renseignements colombiens ont effectué une incursion illégale dans le territoire vénézuélien et ont séquestré Rodrigo Granda, un membre des FARC, qu’ils ont ensuite prétendu avoir capturé dans la ville colombienne de Cucuta. A cette époque, le président Chavez avait réagi avec fermeté, en mettant en évidence la face criminelle du gouvernement colombien et en exigeant le respect de la souveraineté de son pays.

L’autre épisode a eu lieu plus tard, au milieu de l’année 2009, lorsque le sociologue colombien Miguel Angel Beltran a été arrêté dans la ville de Mexico, où il habitait. Il a été maintenu au secret et très rapidement livré aux autorités colombiennes qui le recherchaient pour terrorisme. Cette accusation était  fondée sur l’information extraite de l’ordinateur «fantastique» de Raul Reyes [ordinateur saisi lors de l’assassinat de Raul Reyes et dont le «disque dur» a été utilisé comme source de «preuves» pour diverses accusations]. Les latino-américains avaient été très déçus, car ils avaient toujours trouvé au Mexique un refuge sûr dans les temps de dictature et de persécution politique. Ils ont cependant dû rapidement se rendre à l’évidence: le Mexique et la Colombie étaient – et sont toujours –  alignés à droite et on ne pouvait donc attendre davantage de solidarité de la part du régime,. Par contre d’importants secteurs du peuple mexicain continuent à réclamer la liberté de Beltran.

C’est pour ces raisons que les derniers événements ont projeté une ombre de terreur sur les combattants colombiens. En effet, jusqu’à maintenant ils avaient considéré que le gouvernement vénézuélien était fraternel et solidaire avec les persécutés politiques, mais maintenant ils doivent se demander de quoi sera fait l’avenir. La réponse de Caracas va encourager davantage Santos [le nouveau président de Colombie, ex-ministre de la Défense du président Alvaro Uribe]. Le sourire avec lequel il a raconté comment le mandataire vénézuélien n’avait pas hésité un seul moment à accepter sa requête peut être interprété comme une menace voilée à l’égard des journalistes, les dissidents politiques et les défenseurs des droits humains et organisations sociales colombiens, qui voient se fermer l’une des rares portes de solidarité internationale encore ouvertes, alors que sur le plan intérieur la persécution et la stigmatisation augmentent.

Malheureusement la décision de Chavez revient à légitimer l’impunité avec laquelle agit le gouvernement colombien en persécutant les dissidents politiques qu’ils visent où qu’ils soient dans le monde. Dans le passé récent, Santos a démontré qu’il n’hésite pas à procéder à des incursions illégales dans un pays frère et de le bombarder, à condition de pouvoir en tirer quelques retombées positives. Il vaudrait donc la peine de se demander si ce genre de «coopération» entre les deux pays ne finira pas par contribuer à freiner les processus de changement social qui se déroulent dans la région, et dont le mandataire vénézuélien avait jusqu’à maintenant pris la tête de manière exemplaire.

Nous ne cherchons pas à magnifier les faits ni à faire feu de tout bois, mais à chercher à clarifier si cet incident était une erreur lamentable ou plutôt un indice clair d’un changement d’orientation de la révolution bolivarienne. Les hommes et les femmes d’Amérique ont besoin d’une réponse à cette question. La prémisse du «sauve-qui-peut» révèle un dédain de la solidarité – principe éthique fondamental de tout processus qui se veut révolutionnaire – mais laisse aussi la porte ouverte pour négocier ce qui devrait rester non négociable.

Le communiqué de presse qui rend compte de la remise de Pérez Becerra adopte le langage impérial de la «lutte contre le terrorisme». Pour ce qui est du cas colombien cela implique le prolongement de la guerre et le verrouillage de toute possibilité d’issue négociée au conflit social et politique que vit le pays depuis un demi-siècle, mais  également d’importantes conséquences régionales et globales. La clé est dans l’acceptation de la domination impérialiste états-unienne et l’adoption subséquente d’un rôle subordonné et dépendant par rapport aux intérêts géostratégiques de cette puissance. Et cela signifie tomber dans un véritable piège, car tous ces derniers temps la «lutte contre le terrorisme» a abrité l’invasion de pays dont les régimes étaient considérés comme ennemis ou gênants par les Etats-Unis.

Depuis quelques mois nous avons noté avec une profonde préoccupation les efforts du président Chavez pour s’attirer la sympathie du gouvernement de Santos, son «nouveau meilleur ami», avec lequel il a préparé le retour du Honduras à l’OEA et partagé la présidence de UNASUR (Union des nations sud-américaines). Ce dernier événement confirme l’idée d’une forme de normalisation et de compromis, non pas avec Santos, qui n’est qu’un personnage secondaire, mais avec ce qu’il représente: une pointe de lance de la stratégie de la puissance états-unienne dans la région. Cette situation a été interprétée par Heinz Dietrich comme «le rétablissement [par Chavez] de la doctrine Monroe dans la Grande Patrie, en échange de sa permanence au pouvoir» [1].

Dans ce contexte, les protestations et les débats suscités au cours de ces dernières semaines parmi les partisans de la révolution bolivarienne sont un signe de santé. Ils montrent en effet qu’il existe de larges secteurs de la population qui ne sont pas disposés à permettre un changement d’orientation de cette révolution pour laquelle ils ont tellement lutté, et qui tiennent au principe de la solidarité internationaliste qui doit caractériser ceux qui luttent pour les droits sociaux.

Mais l’incident a également mis en évidence les intérêts qui guident les secteurs qui applaudissent et qui font pression pour une «normalisation» du processus bolivarien. A ce propos, l’article d’Ivan Maiza pour justifier l’injustifiable est éloquent: «La tâche principale est de garantir que les objectifs fixés pour l’élection du 2012 soient atteints, que l’on bâtisse des maisons, des bâtiments, des villages et que les terres soient ensemencées pour nourrir la population. C’est cela qui nous a décidé de miser sur la continuité du processus révolutionnaire, et c’est là que nous donnons le meilleur de nous-mêmes jour après jour, […] Le moment de passer à une deuxième étape approche, nous devons être plus habiles, plus rusés que jamais, et établir des voies stratégiques pour y accéder. Où dans cette stratégie est l’idée de nous battre avec Santos parce qu’un camarade a joyeusement décidé de venir favoriser une incursion diplomatique? Où est-il dit que c’était le moment de confronter cette oligarchie colombienne qui nous a tellement nui? Est-ce qu’il n’est pas clair depuis plusieurs mois que nous sommes dans une autre étape de la stratégie? Je le répète: Qui a fait monter Joaquin dans cet avion? Qui l’a vendu pour mettre en danger la révolution bolivarienne au risque de son équilibre stratégique?» [2]

Il est on ne peut plus clair que pour un secteur, l’«objectif stratégique» du processus vénézuélien passe par une normalisation des rapports avec la Colombie et ils pensent suivre ce scénario quel qu’en soit le prix, peu importe que cela implique de remettre une personne – victime du terrorisme d’Etat en Colombie et qui défend inconditionnellement la révolution bolivarienne – à un régime d’extrême droite. C’est un mauvais vent qui souffle pour un processus révolutionnaire lorsqu’on considère que les rapports avec un Etat criminel sont plus précieux que la vie d’un révolutionnaire. (Traduction A l’Encontre)

Ana Lucia Serrano et une journaliste et historienne colombienne

1. Heinz Dieterich, “Santos y Chávez restablecen la hegemonía estadounidense en América Latina”, 1-V-2011, disponible sur le site http://anncolprov.blogspot.com/2011/05/heinz-dieterich-santos-y-chavez.html

2. Ivan Maiza “Acerca de Joaquín Perez Becerra”, 29-IV-2011.

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