Colombie. Le soulèvement du 28 avril. Une enquête sur les nouvelles formes de protestation populaire urbaine

Par Daniel Libreros Caicedo

La Colombie est le deuxième pays le plus inégalitaire d’Amérique latine et le septième au monde. L’indice de Gini [un indicateur synthétique permettant de rendre compte du niveau d’inégalité] le confirme. Fin 2017, cet indicateur calculé sur la richesse atteignait 0,6819 et sur le revenu brut 0,6159 [entre 0 et 1, l’inégalité est d’autant plus forte que l’indice de Gini est élevé].

Si l’on examine les statistiques de concentration des revenus par décile, le résultat montre que «le revenu brut moyen du 1% des individus les plus riches du pays est 294 fois supérieur au revenu moyen des individus du 1er décile, tandis que pour la fortune ce rapport est de 683; quant au 1 plus riche pour mille, ces rapports sont respectivement (revenu et fortune) de 1302 et 3606 fois…» [1]. Une situation similaire peut être constatée dans le cas des personnes morales: «sur les 500’000 entreprises qui sont déclarées au plan fiscal en Colombie, 50’000 détiennent le 96% de la richesse, 5000 le 88,6% et seulement 500 le 81% du total…» [2].

Cependant, malgré ce tableau d’inégalité, le gouvernement d’Iván Duque, pendant la pandémie de Covid-19, a favorisé le grand capital. Avec un budget qui n’atteignait que 2,7% du PIB, l’un des plus bas en moyenne à l’échelle internationale, y compris en Amérique latine, les transferts de l’Etat – médiatisés par un système financier concentré dans trois conglomérats: Grupo Sarmiento, Grupo Empresarial Antioqueño et Grupo Bolívar, qui détiennent environ 65% des actifs financiers – ont fini par aller principalement dans les coffres des banques et des entreprises qui composent ces conglomérats [3].

La politique monétaire s’est inscrite dans l’orientation de privatisation du gouvernement. Avec des opérations d’émission et de sauvetage pour un montant d’environ 110 milliards de dollars (11 points de PIB), les autorités monétaires ont préservé le fonctionnement du système financier (réduction des réserves obligatoires des banques, baisse du taux de dépôt, rachat de créances douteuses, opérations de couverture de change). Ces mêmes autorités ont refusé la possibilité d’investir dans des programmes qui auraient pu couvrir une part considérable d’un revenu de base pendant la pandémie ou de meilleures conditions de santé pour une population de plus en plus paupérisée.

Les conséquences sociales ont été dévastatrices. «En 2020, la pauvreté monétaire a atteint 42,5% de la population et la pauvreté monétaire extrême 15,1%. Cela signifie qu’au total, 21 millions de personnes vivaient dans la pauvreté et 7,5 millions dans l’extrême pauvreté. Les départements présentant la plus forte concentration de population sous le seuil de pauvreté coïncident avec les régions où prédominent les peuples indigènes et les communautés afro-descendantes (…). En outre, le taux de chômage au niveau national au cours du trimestre février-avril 2021 était de 15,1%8. Comme l’indique l’Etat, le chômage a particulièrement touché les femmes avec un taux de 19,9% (8,3% de plus par rapport aux hommes) et les jeunes avec un taux de 18,1%.» [4]

La gestion néolibérale de la pandémie de Covid-19

Les résultats de la gestion sanitaire de la pandémie ont été et restent tout aussi désastreux. Dans les statistiques internationales qui comptabilisent le nombre de décès dus au Covid-19, la Colombie avait le plus grand nombre de décès par million d’habitants à la fin du mois de juin de cette année: «Selon les statistiques obtenues par l’université Johns Hopkins, la Colombie a enregistré en juin le taux de mortalité par 100’000 habitants le plus élevé au monde, avec 12,5 décès. Il est suivi du Botswana avec 9,42, du Brésil avec 8,83 et de l’Inde avec 1,02. En d’autres termes, le taux de mortalité de la Colombie par million d’habitants est dix fois supérieur à celui de l’Inde, pays qui vit une tragédie indicible dont les horreurs ont ébranlé le monde. Ces chiffres, qui sont déjà une tragédie, ne commencent même pas à refléter le véritable malheur de la Colombie, un pays qui s’est habitué à ne pas être ébranlé par la mort – un héritage maudit de la guerre – et qui est gouverné par un président encore plus insensible que son peuple…» [5].

Le bilan des décès depuis le début de la pandémie s’élève désormais à 123’200, le nombre moyen de décès au cours du troisième pic de la pandémie, qui s’est achevé il y a quinze jours, atteignant 550 par jour, dont la plupart, pour des raisons évidentes, dans les couches les plus pauvres de la population. Le nombre de personnes infectées approche déjà les 5 millions.

Au cours de ce troisième pic, la capacité des hôpitaux et des unités de soins intensifs (USI) a été dépassée: «L’effondrement durable des services d’urgence, avec un taux d’occupation supérieur à 200% de leur capacité, et dans les soins intensifs, il a dépassé le 100% dans des villes comme Bogota, Cali et Medellín, ainsi que dans les départements d’Antioquia, Casanare et Santander…» [6]. Bien qu’à l’heure actuelle le troisième pic de la pandémie soit dépassé, sur la base de ce qui s’est passé dans d’autres pays les prévisions sanitaires suggèrent qu’avec l’arrivée du variant delta du virus, nous connaîtrons un nouveau pic vers la fin du mois de septembre.

Le plan de vaccination n’a pas encore atteint une grande partie de la population et beaucoup de ceux qui ont été vaccinés attendent la deuxième dose. Un échec qui a commencé par le soutien inconditionnel du gouvernement à la «bigpharma». En effet, le gouvernement Duque, inconditionnel de la diplomatie impériale, a refusé de soutenir les pétitions menées par l’Inde et l’Afrique du Sud devant l’OMC, accompagnées par 99 autres pays, pour la plupart périphériques, pour suspendre les droits de propriété intellectuelle sur les technologies, les médicaments et les vaccins contre le virus pendant la durée de la pandémie [7].

Dans les négociations avec la «bigpharma», le gouvernement a ensuite accepté les clauses de confidentialité et de responsabilité exigées comme condition préalable à la fourniture. Comme on le sait, les clauses de confidentialité imposent le secret des prix afin d’obtenir des avantages dans les négociations bilatérales, et les clauses de responsabilité privent les citoyens de la possibilité d’intenter une action en justice en cas de problèmes de santé.

Récemment et en raison d’une «erreur involontaire» de procédure interne commise par l’un des fonctionnaires du Conseil d’Etat qui a placé les contrats avec Pfizer et AstraZeneca sur la page web du Tribunal suprême, l’«opinion publique» a pu les voir. Avec le premier (Pfizer), un accord a été conclu en février de cette année pour l’achat de 9’999’990 de doses, d’une valeur de 12 dollars chacune, avec l’engagement d’un paiement anticipé de près de 20 millions de dollars. Et dans le cas du contrat avec AstraZeneca, il s’agissait de 9’984’000 doses de vaccin, chacune au prix de 6 dollars: «AstraZeneca fournira la totalité des doses à l’acheteur à un prix hors taxes indirectes égal à 59 millions de dollars…» [8]. Une fois qu’ils ont été rendus publics, et face aux plaintes furieuses des responsables des deux sociétés pharmaceutiques, qui sont allés jusqu’à menacer de suspendre les approvisionnements, le gouvernement a envoyé des émissaires pour les obtenir, en s’excusant avec l’engagement que ce type d’erreur ne se reproduirait pas. Un geste public de soutien inconditionnel au capital des entreprises transnationales [9].

Ce soutien inconditionnel aux transnationales pharmaceutiques n’a pas empêché la Colombie d’être l’un des derniers pays à bénéficier de la distribution de vaccins. Compte tenu du retard pris dans la mise en œuvre du plan national de vaccination, l’équipe gouvernementale d’Iván Duque a dû rouvrir les canaux diplomatiques avec l’administration Biden pour demander une partie d’un surplus de vaccins qui étaient sur le point d’expirer aux Etats-Unis en raison du refus d’une partie de la population de les utiliser [10]. Il y a quelques semaines, l’ambassade des Etats-Unis en Colombie a annoncé la livraison, le 25 juillet, de 3,5 millions de doses du vaccin de Moderna, en plus des 2,5 millions de doses de vaccins Johnson & Johnson livrées le 1er juillet [11]. Pourtant, le plan de vaccination reste incomplet.

Un gouvernement illégitime qui tente de prolonger le plan d’ajustement

Au milieu de ce scénario de détérioration des conditions de vie de la majorité des Colombiens, l’ancien ministre des Finances, Alberto Carrasquilla [12], a commencé à annoncer une autre réforme fiscale régressive au début de l’année, arguant qu’elle était nécessaire pour se conformer aux exigences des agences de notation. Elle devait être mise en œuvre quelles qu’en soient les conséquences. Et cela, dans un pays qui a connu des réformes de ce type tous les ans et demi au cours des deux dernières décennies. Elles ont été mises en place sous le parti pris néolibéral de punir fiscalement les couches moyennes et pauvres, en laissant intact le patrimoine familial des riches et des super-riches, ainsi que leurs dividendes. Avec une justification éculée: la nécessité de favoriser les grands investissements et leurs supposés bénéfices.

Le mécanisme juridique utilisé pour les favoriser est celui des exemptions. Les statistiques l’explicitent: «Le conglomérat composé de 1% des entreprises ayant les plus gros actifs déclarés à la DIAN- Dirección de Impuestos y Aduanas Nacionales (environ 44 000 entités juridiques), représente plus de 80% des exonérations (…). Concernant les personnes physiques: l’imposition impacte moins de 4% du revenu brut du 1% des personnes physiques les plus riches. En 2018, ces exonérations ont représenté 27 milliards de dollars au titre de l’impôt sur le revenu des personnes physiques et morales, soit près de 3 points de PIB…» [13].

Pendant ce temps, une grande partie de la population était frappée par une pauvreté croissante causée par la quasi-paralysie économique provoquée par la pandémie, accompagnée par l’échec d’un système de santé mercantile qui refusait toute attention médicale malgré le nombre croissant de décès quotidiens. A cela s’ajoute le despotisme du gouvernement qui, dans un premier temps, a exigé des confinements programmés «d’auto-assistance» pour des ménages qui, dans de nombreuses régions du pays, vivent dans des conditions de surpopulation et manquent de services essentiels, puis, sous la pression des milieux économiques, les a jetés à la rue sans protection, sans aide officielle et avec un chômage et une informalité croissants.

La crise de légitimité du gouvernement d’Iván Duque est venue compléter le tableau. Un président qui est arrivé au Palacio de Nariño (siège présidentiel à Bogota) il y a trois ans, soutenu par des clans mafieux locaux et nationaux et des réseaux clientélistes, doit leur rendre la pareille en leur remettant le «butin bureaucratique» pour poursuivre leurs activités. A cela s’ajoutent les conséquences de la privatisation de l’Etat mise en œuvre par les contre-réformes néolibérales qui ont orienté les investissements publics par le biais de contrats avec des groupes d’entreprises qui ont donné lieu à l’émergence d’un circuit d’affaires qui aboutit à des accords cachés des «lobbies de business» entre le grand capital national et international et la bureaucratie de l’Etat, en utilisant les avantages d’un système bancaire «fantôme» qui profite de la déréglementation du capital. Il en découle des spectacles de corruption.

L’uribisme [Alvaro Uribe, président de la République de Colombie d’août 2002 à août 2010] et le gouvernement d’Iván Duque [en fonction depuis août 2018] n’ont pas fait exception et ont été emblématiques de ce type de comportement. Presque quotidiennement, les Colombiens reçoivent des informations sur des scandales de corruption, des détournements de fonds et des malversations dans les marchés publics. Il existe des preuves de cadeaux budgétaires ou en provenances des firmes à des membres du Congrès avant l’approbation des lois, de faveurs politiques et de pots-de-vin lors des grands appels d’offres comme dans les cas d’Odebrecht [firme de construction brésilienne] et de Reficar [Raffinerie de Carthagène des Indes]. Cela a abouti l’accumulation des dettes de millions de dollars dans le budget public. Récemment, pour ne citer qu’un autre exemple, le contrat du ministère des Technologies de la communication, chargé d’installer l’internet dans les zones rurales vulnérables, pour un montant de 70’000 millions de dollars: l’acompte a fini dans un paradis fiscal.

Cette corruption s’accompagne d’impunité. La plupart des procédures judiciaires contre les responsables se terminent par des acquittements ou par l’expiration des délais. Le contrôle présidentiel sur les clientèles politiques, le Congrès, le bureau du procureur général et les organes de contrôle permet à ceux qui s’approprient les biens publics de manière clientéliste d’agir à leur guise. Retarder les procédures et même choisir la juridiction la plus favorable, comme Alvaro Uribe lui-même l’a fait pour se soustraire à la juridiction de la Cour suprême dans l’affaire qui l’opposait pour avoir soudoyé des témoins, est une pratique récurrente de ces personnalités clientélaires. Cela rend d’ailleurs explicite la faillite du pouvoir judiciaire. Une telle ostentation de cynisme avec l’argent public est un affront scandaleux fait à une population de plus en plus appauvrie à laquelle, comme si cela ne suffisait pas, d’autres ponctions fiscales étaient annoncées.

Le sursaut social du 28 avril

Le 28 avril, 2021, le Comando Nacional Unitario a appelé à une journée nationale de protestation contre le projet de réforme fiscale annoncé par le gouvernement d’Iván Duque. Cet appel a fini par se transformer en un déchaînement populaire qui a duré plusieurs semaines, sans précédent dans l’histoire des protestations sociales du pays. C’était la continuité de la grande mobilisation nationale du 21 novembre 2019 et de celle qui a eu lieu à Bogota le 21 septembre 2020 en riposte aux exactions de la police de district, mais à plus grande échelle. Ce jour-là, environ cinq millions de personnes ont défilé dans les rues de 600 municipalités du pays, y compris dans les zones rurales, une différence par rapport aux mobilisations de novembre 2019 qui ont eu lieu principalement dans les grandes villes [14]. Ces manifestations ont été suivies de rassemblements dans les quartiers populaires des villes, principalement à Cali.

Le Commandement national de la grève était composé des confédérations syndicales du pays (CUT–Central Unitaria de Trabajadores, CGT- Confederación General del Trabajo, CTC- Confederación de Trabajadores), auxquelles se sont jointes les confédérations de retraités FECODE, Dignidad Agropecuaria, Cruzada Camionera et des organisations étudiantes (ACREES et UNEES). Les confédérations syndicales avaient présenté au gouvernement, depuis la mi-2020, une liste de revendications comprenant des demandes similaires à celles qui ont précédé les grèves de fin 2019. Au fur et à mesure que d’autres organisations sociales s’y joignent, la liste comprend plus d’une centaine de revendications qui combinent des propositions de transformation du modèle économique et du régime politique, avec les revendications propres de chacune des organisations qui composent ce rassemblement unitaire.

En fait, il a été confirmé que l’orientation prédominante du Commandement de la grève appartenait à la direction des organisations centrales (syndicales), avec un parti pris corporatif qui l’a isolé dès le départ de la révolte populaire qui descendait déjà dans la rue. Le tournant s’est produit le 1er mai. Alors que les manifestant·e·s comptaient déjà leurs premiers morts causés par la terreur d’Etat, notamment à Cali, les confédérations syndicales ont organisé des défilés commémoratifs virtuels. Contrairement à cette orientation, les marches ont été massives et deux jours plus tard, la réforme fiscale était rejetée. Le ministre des Finances a ensuite démissionné, puis le Congrès a suspendu la contre-réforme de la santé conçue pour favoriser les groupes financiers qui contrôlent le marché de la santé. Le Commandement national de la grève ne peut s’attribuer le mérite de ces reculs institutionnels.

Ce fossé entre le syndicalisme et la classe ouvrière urbaine a plusieurs explications.

  • La première a trait à l’imposition par les élites néolibérales d’un rapport de forces en leur faveur, tant au niveau national qu’international, depuis le début des années 1980 ; ce qui renvoie à un élément nécessaire au développement d’une nouvelle forme d’accumulation du capital. Cela a eu pour corrélat la précarisation internationalisée du travail salarié, qui s’est accompagnée dans la région de la destruction de l’infrastructure industrielle – qui avait émergé pendant la période de substitution des importations – et de transition vers la reprimarisation des économies. Dans le cas de la Colombie, ce virage néolibéral s’est accompagné d’une «sale guerre» contre les travailleurs et les organisations populaires, qui a accompagné la «guerre contre-insurrectionnelle» menée par l’Etat au cours des dernières décennies et qui a eu un coût humain très important. Le département des droits de l’homme de la CUT a enregistré un chiffre de près de 3000 meurtres de membres de la CUT depuis sa fondation en 1989.
  • La destruction par le néolibéralisme des formes collectives antérieures de solidarité de classe et de ses expressions sociales (la présence de salarié·e·s dans les quartiers des villes) condamne le travailleur contemporain à une «individuation vulnérable et à une désaffiliation sociale». Dans les pays périphériques, où l’informalité se développe, où l’ubérisation du travail chez les jeunes se généralise et où l’armée de réserve est immense, cette subsistance individualisée se transforme en désespoir.
  • Face à l’incapacité des directions syndicales actuelles à répondre à l’offensive néolibérale, elles ont choisi de se réfugier dans le corporatisme, dans la possibilité d’obtenir des résultats éventuels et de préserver le «statut spécial» des dirigeants qui leur permet de maintenir les privilèges et les autorisations syndicales, se séparant ainsi des membres, preuve supplémentaire de l’échec des délégations représentatives dans les sociétés contemporaines. Dans de nombreux pays de la région, et c’est le cas en Colombie, l’épine dorsale de ce syndicalisme est constituée par les travailleurs de l’Etat, principalement le syndicat des enseignants, FECODE, avec ses 300’000 membres. C’est la plus grande organisation syndicale du pays et joue un rôle de premier plan au sein de la CUT. Ses revendications tournent exclusivement autour des questions syndicales et même dans ses publications, il n’y a plus aucune trace du «mouvement pédagogique» avec lequel elle a établi des dialogues avec le monde universitaire et les communautés éducatives dans les années 1980.

Un tel syndicalisme est très éloigné des aspirations des populations marginalisées vivant dans la configuration territoriale de plus en plus inégalitaire des villes marchandisées au profit des investisseurs immobiliers et des groupes financiers. Cette cartographie locale est composée de familles qui, malgré leurs énormes efforts quotidiens dans le monde de l’informel, ne parviennent pas à payer leurs loyers et leurs charges, de commerçants asphyxiés par l’usure bancaire, de vendeurs, de boulangers, de coiffeurs, de diplômés universitaires sans espoir de travail, d’adolescents qui manquent des produits de première nécessité et qui, dans de nombreux cas, ne sont même pas inscrits dans les programmes d’assistance sociale. Ces «damnés de la terre», de plus en plus appauvris, ne font pas partie des préoccupations des tables de négociations syndicales.

La séparation entre le Commandement de la grève nationale et les bidonvilles urbains a déterminé l’une des caractéristiques du soulèvement populaire du 28 avril. Il ne s’agissait pas d’un arrêt de production mais d’une révolte populaire qui a eu recours à la barricade et au blocage des rues pour exprimer son indignation face à l’état actuel des choses. Elle remettait en question les espaces de domination urbaine, ralentissait la circulation et la «réalisation» du capital, ce qui, dans le cas de Cali, la ville où la protestation a atteint le plus haut niveau d’affrontement, présentait un avantage supplémentaire pour ceux qui exerçaient ce type de protestation, sa proximité avec Buenaventura, le port le plus important du pays sur l’océan Pacifique, décisif pour le commerce maritime international [16]. De plus, à Cali, cette confrontation spatiale a pris une forme décentralisée, avec des blocages par les quartiers sur 27 points de résistance, précisément dans les zones les plus pauvres de la ville.

La question se pose alors de savoir pourquoi la grève a pris cette forme d’occupation urbaine. Nous avons reçu la réponse à cette particularité de la part des porte-parole de la communauté et des leaders de première ligne eux-mêmes.

Ils ont déclaré publiquement lors d’entretiens et de dialogues informels qu’ils en avaient assez d’organiser des défilés, même de grande envergure, devant les bureaux du gouverneur et du maire sans que les autorités locales n’en tiennent compte. Le blocus était donc nécessaire pour qu’ils les écoutent. Un argument fort qui confirme que le blocage des rues pour la protestation populaire urbaine est un mécanisme de pression d’un éventail large et pluriel de la population pour obtenir des résultats. On ne peut donc pas les condamner à l’avance, car cela revient à abandonner les citadins à la passivité et à la résignation. Il est vrai que les blocages de rue peuvent perdre leur légitimité sociale s’ils se prolongent inutilement dans le temps, comme cela s’est produit à Cali après plusieurs semaines, en raison des tensions sur les «lignes de front». Mais cela n’invalide pas cette méthode de lutte. On pourrait éventuellement dire la même chose d’une grève illimitée.

Des blocages sont apparus dans plusieurs villes, mais sans la continuité et la force de rassemblement qu’ils avaient à Cali. De même, pendant la grève dite nationale, il y a eu des blocages de routes par des chauffeurs de camions ou par des paysans et des habitants des zones rurales, comme dans le cas du sud du département Huila [région andine de la Colombie]. Ces blocages de routes ont une histoire. Ils ont été utilisés, de façon sporadique, par les femmes de coupeurs de canne à sucre à l’entrée des sucreries pour accompagner la grève de leurs maris à la mi-2008. Lors de la grève civique de Buenaventura en 2017, la population a bloqué la route reliant Cali et le centre du pays à la périphérie de la ville. Mais ceux qui ont mis en œuvre le plus grand nombre de blocages de ce type sont les indigènes du nord du Cauca organisés en ACIN (Asociación de Cabildos Indígenas del Norte del Cauca). Ils ont réalisé d’innombrables blocages sur la route panaméricaine pour obliger les gouvernements à entamer des négociations chaque fois qu’ils présentent une liste de revendications, selon une tradition des indigènes qui vivent dans les différents pays du continent.

La nouveauté de la protestation à Cali a été le fait que les blocages ont eu lieu dans la ville et de manière décentralisée dans les quartiers pauvres, accompagnés de barricades qui protégeaient ce qui est apparu temporairement comme des «territoires autonomes» dans ces mêmes endroits. La réponse à la question de savoir pourquoi la révolte a pris cette forme décentralisée a également été donnée par les porte-parole de la communauté: «En raison de la solidarité et de la sécurité offertes par les barrios» {quartiers). Cette sécurité qui découlait de l’accompagnement des familles et des voisins lorsque venait le temps du combat inégal avec les forces de police. Une solidarité qui s’est traduite par l’exercice du «chaudron communautaire» [cuisine collective], une manière collective de soutenir le mouvement rebelle au quotidien et de résoudre le problème de la faim pour de nombreux habitants des bidonvilles. (Texte reçu de Bogotá, publié par Correspondencia de prensa le 16 août 2021; traduction par la rédaction de A l’Encontre)

Daniel Libreros Caicedo, enseignant et chercheur à l’Université nationale et membre du Mouvement écosocialiste de Colombie.

Notes

[1] «La concentración y composición de ingresos de las personas naturales en Colombia» Revista Sur,: Luis Jorge Garay Salamanca et Jorge Enrique Espitia Zamora, à https://www.sur.org.co/la-concentracion-y-composicion-de-ingresos-de-las-personas-naturales-en-colombia/, 5 octobre 2020.

[2] Dynamique des inégalités en Colombie. «En torno a la economía política en los ámbitos socioeconómico, tributario y territorial», Luis Jorge Garay et Jorge Enrique Espitia Zamora, 2019, sur https://libreria.desdeabajo.info/index.php?route=product/product&product_id=188.

[3] Le cas du Plan de «ayuda al empleo-PAE» est significatif. «Toutefois, la situation change si nous analysons les données pour toutes les entreprises de Colombie. Dans les grandes entreprises, 80% d’entre elles ont obtenu de soutiens, puisque selon la Confecámaras, il y a un total de 3851 grandes entreprises. En revanche, seuls 9% des petites et moyennes entreprises ont accédé au PAEF (aide au versement des salaires) jusqu’en novembre, (…) la liste des entreprises des catégories «grande» et «très grande» a reçu des ressources du programme du gouvernement national, qui a subventionné la masse salariale de 139 032 entreprises en Colombie pour atténuer la crise causée par la pandémie». En revanche, les banques ont pu utiliser ces ressources sans aucune limite, même pour restructurer des portefeuilles.

[4] «Observaciones y recomendaciones-visita de trabajo a Colombia», Comisión Interamericana de Derechos Humanos-CIDH-, Junio del 2021, en https://www.oas.org/es/cidh/informes/pdfs/ObservacionesVisita_CIDH_Colombia_SPA.pdf.

[5] Marìa Jimena Dussán, «Iván Duque y la lucha contra la Covid: la historia de un fracaso», El País de Madrid, 30 juin 2021, sur https://elpais.com/opinion/2021-06-30/ivan-duque-y-la-lucha-contra-la-covid-la-historia-de-un-fracaso.html.

[6] «Alianza por la Salud y la Vida indique que les services d’urgence dépassent les 200% de leur capacité»: sur https://www.edicionmedica.com.co/secciones/profesionales/alianza-por-la-salud-y-la-vida-indica-que-los-servicios-de-urgencias-que-superan-el-200-de-su-capacidad-1343.

[7] Cette asymétrie de l’offre de vaccins qui traduit les différences du marché de la santé entre les pays métropolitains et les pays du tiers-monde a été décrite par le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, comme un échec moral catastrophique il y a quelques mois: «Je dois être franc: le monde est au bord d’un échec moral catastrophique, et le prix de cet échec sera payé en vies et en moyens de subsistance des pays les plus pauvres», a averti Tedros dans le discours d’ouverture du Conseil exécutif de l’OMS, qui se réunit au cours des neuf prochains jours…». «Vaccin contre le coronavirus: l’OMS avertit que le monde est au bord d’un “échec moral catastrophique”», sur https://www.bbc.com/mundo/noticias-55712748.

[8] «Error del Consejo de Estado puso en evidencia precios de las vacunas», Portafolio, 11 août 2021, sur https://www.portafolio.co/economia/gobierno/error-del-consejo-de-estado-puso-en-evidencia-precio-de-las-vacunas-555005.

[9] «Le secrétariat juridique de la Présidence et les avocats de l’équipe juridique de la gestion des risques se réunissent avec les entreprises pharmaceutiques parce que nous devons évaluer face à la publication [de ce texte], si les contrats sont respectés et si cela affecte l’accord de confidentialité, quels pourraient être les impacts en termes d’expédition ou toute autre situation…», a déclaré le directeur….». Portail radio Caracol, 10 août 2021, à l’adresse https://caracol.com.co/radio/2021/08/11/politica/1628641319_626094.html.

[10] Depuis son investiture, Joe Biden n’avait pas rencontré Iván Duque en raison du malaise provoqué par le soutien public de l’uribisme à la candidature de Trump, notamment dans l’Etat de Floride. Le départ de l’ancien ambassadeur Francisco Santos a précédé l’entretien, qui a eu lieu au cours de la troisième semaine de juin.

Sur la question des excédents de vaccins dans le Nord, voir «Demand falls and Covid-19 vaccine surplus in the US» : «Les Etats-Unis disposent d’un excédent croissant de vaccins, les dates d’expiration approchant et la demande étant faible, tandis que le monde en développement réclame à cor et à cri davantage de doses en raison des nouvelles flambées du virus (…) Des millions de doses du vaccin de Johnson & Johnson devaient expirer à la fin du mois avant que le gouvernement ne repousse la date d’expiration de six semaines supplémentaires, mais certains responsables affirment qu’il sera difficile de les utiliser toutes avant la nouvelle échéance…» sur https://gestion.pe/mundo/eeuu/baja-la-demanda-y-sobran-vacunas-contra-el-covid-19-en-eeuu-noticia/?ref=gesr.

[11] L’ambassade des Etats-Unis d’Amérique à Bogota, en Colombie, annonce le don par le gouvernement des Etats-Unis de 3,5 millions de doses de vaccin Moderna au gouvernement colombien dans le cadre des efforts mondiaux de l’administration Biden-Harris pour combattre la pandémie de COVID-19. Les vaccins donnés arriveront à Bogota le 25 juillet et représentent une contribution évaluée à environ 52,5 millions de dollars US.

Ces doses s’ajoutent aux 2,5 millions de doses de vaccins Johnson & Johnson que les Etats-Unis ont donnés à la Colombie le 1er juillet, soit un total de 6 millions de doses, qui permettront à la Colombie de vacciner 4,25 millions de personnes. Ce don fait de la Colombie le plus grand bénéficiaire des dons de vaccins américains dans la région, tant en termes de doses totales que de personnes vaccinées…», https://co.usembassy.gov/es/estados-unidos-dona-35-millones-de-vacunas-moderna-a-colombia/.

[12] L’un des épisodes les plus médiatisés dans les jours précédant la grève et qui a été massivement diffusé sur les réseaux sociaux provoquant une grande indignation, a été l’aveu (face à des questions de journalistes) d’Alberto Carrasquilla – (qui a dû démissionner le 3 mai 2021) – de son ignorance du prix d’une douzaine d’œufs, l’un des produits de base du panier familial, alors que la contre-réforme fiscale reposait entre autres sur la hausse de la TVA. Au-delà de ce fiasco médiatique, ce que ses déclarations illustrent, c’est la «séparation abyssale entre la technocratie néolibérale mondialisée, secteur clé des décisions politiques actuelles des Etats, et les problèmes quotidiens des populations. Il y a là le résultat de la division entre le travail intellectuel et le travail matériel; un résultat, en ces temps, qui est à des niveaux extrême. Ceci a son corrélat théorique dans l’économie néoclassique. Le penseur social-démocrate allemand Erhard Eppler, l’un des pionniers de la pensée écologique depuis le début des années 1970, a fait remarquer que l’événement le plus important de l’histoire moderne a peut-être été la libération de l’économie de toutes les contraintes sociales, politiques et morales. Après cette «révolution» théorique – qui a eu lieu en même temps que le début de la révolution industrielle – on a considéré que le développement et la croissance de l’économie ne devaient répondre qu’à ses propres lois: à ses critères de productivité, d’efficacité et de rentabilité. La crise écologique montre clairement les effets désastreux de cette violence théorique et des pratiques qui l’ont accompagnée…» in «La crítica ecosocialista al capitalismo» Revista Integra Educativa V6 N3, La Paz, décembre 2013

[13] Données extraites de «Dynamique des inégalités en Colombie. En torno a la economía política en los ámbitos socioeconómico, tributario y territorial», «Editorial desde abajo», Luis Jorge Garay et Jorge Espitia, 2019.

Même les institutions financières internationales le reconnaissent. «En ce qui concerne l’inégalité, la Banque mondiale et l'(OCDE) ont souligné que le système fiscal de l’Etat colombien n’introduit pas de changements dans la distribution des revenus, mesurée par l’indice de Gini, qui est considéré comme un indicateur de régressivité fiscale. En outre, elle a des dépenses sociales relativement faibles…». (Cité dans les observations de la CIDH)

[14] «Rapport du conseil d’administration de la CUT sur la grève nationale du 28 avril».

[15] Richard Sennett a développé cette caractérisation à propos du travail contemporain, notamment dans son livre La corrosión del carácter. Las consecuencias personales del trabajo en el nuevo capitalismo, Ed. Anagrama, 2016 A

[16] La violence avec laquelle les blocages ont été réprimés à Cali et dans le centre de Valle, Buga et Tuluá, est en partie liée à la nécessité de reprendre le contrôle du trafic routier de marchandises au départ de Buenaventura.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*