Entretien avec Hassan Akram conduit par Cristian González Farfán
Ce dimanche 4 septembre, le Chili vivra une journée historique qui pourrait enterrer à jamais la Constitution de 1980, élaborée sous la dictature de Pinochet. Après un long processus qui a débuté avec la révolte sociale d’octobre 2019, le peuple chilien décidera, lors d’un référendum, d’approuver ou de rejeter la proposition de nouvelle Magna Carta (Constitution) émanant de l’Assemblée constituante (Convención Constitucional) qui a travaillé dans ce but pendant un an.
Il s’agit sans aucun doute de l’une des votations les plus importantes de l’histoire du pays, car, si le projet est approuvé, ce sera la première Constitution chilienne rédigée par des membres élus au suffrage universel d’une Assemblée constituante. Elle créerait également un précédent en étant la première Magna Carta au monde à être élaborée dans le cadre d’un processus paritaire, avec une perspective de genre et avec la participation des peuples originaires.
Cependant, le processus constituant chilien a été terni par une campagne de dénigrement orchestrée par des secteurs de la droite politique [voir à ce propos l’article publié sur le site le 15 août]. Ils ont été rejoints par des secteurs liés à la Démocratie chrétienne (membre de l’ex-Concertación qui, de 1990 à 2010, réunissait la DC, le PS, le Parti radical social-démocrate, etc.) qui sont devenus les figures du Rejet (Rechazo). Jusqu’à présent, tous les sondages donnent l’option du Rejet gagnante. Cela signifierait le maintien de la Constitution du dictateur Augusto Pinochet. Mais, cette fois, et exceptionnellement, le vote sera obligatoire, ainsi que le manque de représentativité que plusieurs analystes ont attribué aux derniers sondages, rendent incertain le scénario du Rejet. Pour l’instant, afin d’inverser la tendance, l’option Apruebo (Approuver) a organisé une diffusion massive du texte constitutionnel proposé [des versions truquées du projet ont été diffusées sur les réseaux sociaux par les partisans du Rechazo] et à son pouvoir d’attirer des électeurs et des électrices par sa présence dans la rue.
Brecha s’est entretenu – sur les perspectives découlant de l’adoption ou du rejet de la nouvelle Constitution et sur les hauts et les bas du processus constituant – avec l’analyste politique britannique basé au Chili, Hassan Akram, docteur en sciences sociales et politiques de l’University of Cambridge, directeur de la branche chilienne de la Wake Forest University aux Etats-Unis (Caroline du Nord), professeur de politique publique à l’université Diego Portales au Chili. Il intervient de même dans le programme de radio en ligne La voz de los que sobran (La voix de ceux qui restent).
Le texte prend-il en compte les revendications issues du soulèvement de 2019?
Hassan Akram: Personne ne s’est mobilisé en 2019 parce qu’il voulait une nouvelle constitution. Ce n’est pas une fin en soi, ce n’était pas la revendication: la nouvelle Constitution est un outil pour réaliser les revendications avancées. Quand je fais des entretiens, on me pose des questions sur le système de retraite, sur la négociation collective des salaires. Et je leur explique: «Ecoutez, cela dépendra d’une nouvelle loi.» Et puis ils me demandent à nouveau: «Alors pourquoi discutons-nous d’une nouvelle constitution?» C’est parce que la Constitution actuelle est un énorme frein à l’adoption de nouvelles lois. En ce sens, la nouvelle Constitution lève les barrières à la démocratie chilienne et permettra à l’avenir de faire des réformes qui répondent effectivement aux besoins pour lesquels le peuple s’est mobilisé, autrement dit: les retraites, les bas salaires, un niveau d’endettement privé très élevé, lié aux dépenses contraintes pour la santé, l’éducation et le logement [ce qui est le produit du processus de privatisations avec les discriminations sociales qui en découlent].
Quels éléments du projet de Constitution permettent de dépasser l’Etat subsidiaire (accessoire) implicite dans la Constitution de Pinochet?
C’est intéressant ce que vous venez de dire sur l’Etat subsidiaire, parce que les gens s’imaginent que la Constitution de 1980 dit: «Le Chili est une économie néolibérale avec un Etat subsidiaire», et que ce qu’il faudrait faire, c’est rayer cela et mettre: «Le Chili est un Etat de droit social». En réalité, nulle part dans la Constitution de 1980 il n’est question du mot «néolibéral» ou du mot «subsidiaire». Le fait est que la vague de privatisations de l’économie chilienne a eu lieu avant la Constitution de 1980. L’économie a d’abord été néolibéralisée, puis la Constitution est apparue comme une camisole de force. Ainsi, la Constitution de 1980 ne parle pas de subsidiarité, mais la protège. Le plus important dans la nouvelle Constitution est qu’elle supprime cette protection, plutôt que d’installer des éléments anti-néolibéraux ou anti-subsidiarité dans le texte. Elle supprime simplement les barrières et permet aux futurs gouvernements de décider démocratiquement d’étendre ou non le rôle de l’Etat. Nous pouvons citer l’élimination des fameux quorums supra-majoritaires, qui signifiaient qu’une minorité pouvait bloquer les changements; l’élimination de la Cour constitutionnelle, qui était une cour politisée qui empêchait les changements; et l’élimination du Sénat, une chambre oligarchique qui ralentissait également les changements. J’insiste davantage sur ce qui est éliminé que sur le contenu lui-même. Bien sûr, il y a aussi un contenu d’avant-garde qui comporte des éléments remarquables, comme la perspective écologique et l’approche de genre (parité des sexes dans toutes les institutions de l’Etat).
La coalition au pouvoir [gouvernement de Gabriel Boric] et l’opposition sont d’accord pour réformer la Constitution dans les deux cas: si la nouvelle Constitution est approuvée ou si la Constitution de 1980 est conservée.
Le débat sur le perfectionnement de la nouvelle Constitution, ou sa modification, est totalement erroné. La proposition des partis politiques reviendrait à revenir au Sénat, c’est-à-dire à donner du pouvoir à cette deuxième chambre, et cela va dans le sens contraire voulu par la nouvelle Constitution. En termes de régime politique, les changements par l’Assemblée constituante ont été très limités. Personnellement, je crois à un système monocaméral et à un système parlementaire [le projet maintient la Chambre des députés et crée la Chambre des régions pour remplacer le Sénat]. Le projet de nouvelle Constitution n’a pas non plus abordé la question de la royalty minero [les redevances devant être payées à l’Etat par les entreprises minières]. Il s’agit d’une Constitution modérée, très consensuelle, on pourrait même dire jaune [au sens de collaborationniste]. Et malgré sa pondération, les «élites» la traite comme si elle était extrémiste. Cela se produit parce que le Chili est un pays complètement néolibéral.
Et comment interprétez-vous une telle différence entre la perception des constitutionnalistes étrangers, qui ont une très bonne opinion du projet, et ce qui se passe à l’intérieur du pays?
Cette différence est liée au pouvoir des «élites» au Chili, au monopole des médias [par exemple, le poids du groupe du Mercurio] et au contrôle des universités. L’évaluation académique internationale est beaucoup plus impartiale et considère les aspects positifs, par exemple, l’élément environnemental et l’approche de genre comme fondamentaux et historiques. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’une nouvelle constitution est rédigée avec la parité des sexes et il est établi pour l’avenir que toutes les institutions devront intégrer ce critère. C’est une approche qui a été totalement ignorée par le conservatisme des «élites» chiliennes.
Le fait que le résultat de dimanche semble si serré dans les sondages est-il uniquement imputable à la campagne d’intimidation promue par le camp du Rechazo ou y a-t-il eu des erreurs involontaires de la Constituante elle-même ?
Il y a eu des erreurs avant tout de communication de l’Assemblée constituante Ce qui s’est passé, c’est que, au sein de la Constituante, la capacité de blocage de l’aile droite étant faible, il y a eu une orientation minoritaire de ce secteur consistant à s’opposer en tant que telle à la Constituante et à opter pour le Rechazo lors du référendum final.
Un autre secteur de la droite a eu pour option d’influer sur le texte pour le modérer. Mais, finalement, il a opté pour mettre des bâtons dans les roues du processus constituant. Ces deux courants de droite sont désormais majoritaires et ont mené une campagne effrénée – amplifiée par les médias traditionnels – afin de détruire le prestige de la Constituante. Il n’a pas été possible de désamorcer cette situation. Il y a eu une énorme mobilisation au niveau territorial pour contrecarrer les mensonges de la droite. Toutefois, j’ai le sentiment que le gouvernement a laissé la campagne pour le Apruebo à elle seule. On a laissé fonctionner la campagne de désinformation et la campagne d’information a été affaiblie par le manque d’une présentation donnant une force narrative au projet et l’absence d’action plus claire du gouvernement.
Dans quelle mesure est-il difficile de prédire les résultats, alors que cette fois le vote est obligatoire?
Il y a plusieurs problèmes avec les sondages au Chili. La pandémie a provoqué l’arrêt les sondages en face-à-face [directs]. C’est un problème parce que dans une enquête en face-à-face, vous pouvez faire un échantillon aléatoire et probabiliste. En revanche, l’enquête en ligne n’est pas aléatoire, ce qui limite la représentativité de l’échantillon [l’enquête en ligne est marquée par un biais, celui de l’exclusion d’une partie de la population]. En bref, ces enquêtes sont de moins bonne qualité. Et, d’autre part, ce sera la première fois que nous aurons un vote obligatoire accompagné d’une inscription automatique. Des personnes qui n’ont jamais voté auparavant voteront et nous ne savons pas quel sera leur comportement électoral.
Quel est le scénario pour le Chili si le rejet gagne?
Une victoire du Rechazo serait un énorme revers pour les changements structurels dont le Chili a besoin. Il serait difficile pour le gouvernement – qui a un important programme de changement – de faire passer ses réformes. A l’opposé, la pression permettant de faire passer ces lois serait beaucoup plus forte avec une nouvelle Constitution. Si ce dossier s’enlise au Congrès [à la Chambre des députés et au Sénat suite au Rechazo], il y aura de la colère et nous ne savons pas si elle sera bien canalisée. La situation est complexe.
Au Chili, l’un des visages visibles du Rechazo a été le groupe Amarillos por Chile [Jaunes pour le Chili], qui est favorable à une nouvelle Constitution, mais pas à celle soumise au référendum. Leur slogan, en fait, est: «Oui, mais pas comme ça.» C’était le même slogan utilisé par un groupe qui ne s’appelle pas ainsi, mais que j’appelle «Amarillos por Colombia», en faisant référence au référendum de paix de 2016 [visant à approuver l’accord de paix entre le gouvernement de Manuel Santos et les FARC-Forces armées révolutionnaires de Colombie; le non l’a emporté sous la direction d’Alvaro Uribe]. Ces deux «Amarillos» obéissent à la même logique. En Colombie, lorsque le camp du non a remporté le référendum, un nouvel accord de paix a été négocié, mais ces mêmes «Amarillos» ont à nouveau voté contre. J’ai de nombreux doutes sur la possibilité d’aller de l’avant sans une nouvelle Constitution. Si le camp du Rechazo l’emporte, il sera plus difficile d’aller de l’avant; si le camp de l’Apruebo l’emporte, ce sera plus facile et commencera la lutte pour édicter les lois qui mettront en œuvre ce que la nouvelle Constitution permet de faire.
Si le Rechazo gagne, y a-t-il une possibilité de nouvelles tensions au Chili? Peut-être un nouveau soulèvement [comme en 2019]?
C’est une possibilité. Cela ne se produira peut-être pas immédiatement, cela pourrait prendre un certain temps, mais je pense qu’il y aura une réaction. Il y a une accumulation de tensions dans la société chilienne qui pourraient à tout moment exploser à nouveau si elles ne sont pas canalisées. (Entretien publié par l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 2 septembre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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