Entretien avec Sergio Grez
Dans cet entretien, qui se situe en prolongement de celui datant du 8 décembre, Sergio Grez, historien du mouvement ouvrier chilien et professeur à l’Université du Chili, analyse les conséquences possibles pour le mouvement populaire de l’arrivée à La Moneda du représentant d’Apruebo Dignidad, Gabriel Boric.
Quelle est la situation du mouvement populaire après la victoire de Gabriel Boric? Comment les mouvements sociaux vont-ils se positionner dans le nouveau scénario que nous aurons à partir de la mi-mars?
Sergio Grez: Le résultat élevé obtenu par Gabriel Boric lors du scrutin du 19 décembre [1] – 55,87% des voix – et le bond du taux de participation, notamment dans les secteurs populaires, à 55%, reflètent un fait: l’élection de Boric à la présidence de la République a suscité des espoirs de changement auprès d’une partie importante de la population. Bien que parmi ses électeurs et électrices il y ait un pourcentage important de gens de gauche qui l’ont fait – à contrecœur – parce qu’ils le considéraient comme un «moindre mal» face au danger représenté par Kast, il n’en est pas moins vrai que le président élu incarne, jusqu’à présent, les aspirations au changement dans la perspective du dépassement du modèle néolibéral. Cela s’est traduit pendant la campagne électorale non seulement en termes de prises de position individuelle, mais aussi par de nombreuses déclarations de soutien d’organisations sociales. Cela laisse penser que ces groupes resteront pendant un certain temps dans l’expectative. Certes, il n’est pas encore possible de savoir si cette situation freinera leurs mobilisations ou si, au contraire, elle les stimulera sous la forme d’une mobilisation-pression sur les nouvelles autorités pour qu’elles concrétisent rapidement et complètement leurs promesses électorales. Le processus constitutionnel de la Convention constituante, qui a également suscité des espoirs dans une partie importante du pays, pourrait avoir des effets similaires.
Un facteur important dans ce sens sera l’attitude de certains acteurs politiques – comme le Parti communiste – qui influencent certaines organisations sociales, notamment les syndicats. Comme nous le savons, chaque fois que ce parti a participé pleinement (y compris avec des ministres) à un gouvernement, il a oscillé entre contenir et stimuler les luttes sociales populaires, en fonction des hauts et des bas des affrontements politiques et, plus précisément, des contradictions au sein de la coalition gouvernementale. Ce fut le cas sous les gouvernements de González Videla [1946-52], Salvador Allende [1970-73] et Michelle Bachelet [2006-10 et 2014-18]. Il est probable que la situation soit similaire aujourd’hui.
Il faut toutefois garder à l’esprit que les acteurs politiques des partis ne sont pas en mesure d’exercer un grand contrôle, et souvent ne parviennent même pas à influencer de vastes secteurs populaires. Cela est particulièrement évident chez ceux qui souffrent le plus des conséquences du modèle néolibéral: les travailleurs précaires et informels, les travailleurs dits indépendants, les personnes vivant dans des zones marquées par une paupérisation très «dure», les habitants mapuches de la région de Wallmapu, les migrants [issus du Venezuela et de la Bolivie], entre autres. Rien ne garantit que les éléments d’endiguement qui seront déployés par le nouveau gouvernement seront en mesure de stopper ou d’étouffer définitivement les mobilisations de ces secteurs, mobilisations qui peuvent prendre des formes radicalisées et extra-institutionnelles. En fait, certaines communautés et organisations mapuches «en résistance» ont déjà annoncé qu’il n’y aurait pas de «trêve» avec le gouvernement Boric [tant qu’elle ne recouvrirait pas leurs terres historiques], ce qui laisse penser qu’un climat d’affrontement persistera sur le territoire ancestral de ce peuple, appelé par euphémisme «macro-zone sud» par les stratèges de l’Etat-nation.
Un autre facteur qui, à moyen terme, pourrait stimuler l’organisation populaire – bien que plus régulée et contrôlée – est la réforme promise qui permettrait les grèves et les négociations contractuelles par branche de production. Ces facteurs et d’autres – qui peuvent aller dans un sens ou dans l’autre – indiquent l’existence d’un scénario complexe et imprévisible, surtout dans le contexte de la persistance de graves problèmes sociaux. Comme c’est souvent le cas, l’action politique des acteurs de la scène nationale sera l’élément décisif pour faire pencher la balance en faveur du renforcement et de l’autonomie ou de la fragmentation et du tassement des mouvements sociaux dans l’intérêt de la gouvernabilité. Face à l’appel à soutenir Boric et à «ne pas faire de vagues», ces mouvements se rendront compte que le problème n’est pas de savoir comment le peuple va soutenir Boric, mais comment Boric va soutenir les luttes du peuple et satisfaire ses revendications.
Je pense qu’après quelques mois, lorsque l’«état de grâce» qui accompagne souvent les présidents au début de leur administration se sera dissipé, les luttes sociales reprendront leur cours habituel et les contradictions non résolues referont inévitablement surface. Il n’est pas possible de prévoir la forme et les dynamiques que prendront ces mobilisations, car nous ne savons pas encore quelle sera leur capacité de manœuvre, ni dans quelle mesure le gouvernement de Boric (qui ne sera pas seulement celui d’Apruebo Dignidad) utilisera la répression pour contenir les revendications sociales. Par conséquent, le mouvement populaire, s’il veut se renforcer, doit – comme il devrait toujours le faire – maintenir son autonomie et se renforcer à tous les niveaux. Les temps difficiles qui s’annoncent l’exigent.
Comment caractériseriez-vous le moment politique et social que vit le pays après la rébellion populaire du 18 octobre 2019, et pensez-vous que ce processus se poursuivra même après le plébiscite devant se prononcer sur la nouvelle Constitution; plébiscite qui devrait se dérouler au second semestre 2022?
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis octobre 2019. Après la «rébellion sociale», la caste parlementaire a réagi, ajoutant à la répression impitoyable de l’Etat la manœuvre politique concrétisée par l’«Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution» du 15 novembre. Opération visant à détourner le potentiel de la rébellion populaire sur une voie inoffensive, celle d’un processus constituant tel que régulé par le Parlement, évitant une Assemblée constituante libre et souveraine qui mettrait en danger les grands intérêts liés au maintien du modèle néolibéral et constitutionnel [voir à ce sujet l’article publié sur ce site: «Accord pour la paix et la nouvelle Constitution», 11 décembre 2019].
La première phase de la rébellion a duré jusqu’à cette date de novembre. D’une manière générale, il convient de noter que l’Accord susmentionné a produit les résultats escomptés par ses promoteurs, puisqu’il a réussi à démobiliser de nombreuses personnes qui croyaient que le processus constituant qui leur était proposé répondrait à leurs aspirations. Toutefois, cela n’a pas suffi pour revenir à la «normalité» souhaitée par le gouvernement, la caste politique ainsi que l’opinion conservatrice. Néanmoins, malgré l’accord et la pause estivale, les protestations et mobilisations se sont poursuivies tout au long de l’été 2020, atteignant un pic le 8 mars à l’occasion de la Journée internationale des femmes.
Cependant, l’arrivée au Chili de la pandémie mondiale de Covid-19 a conduit le gouvernement à décréter l’état d’urgence accompagné de quarantaines, d’un couvre-feu dans tout le pays et d’autres mesures qui ont contribué à la démobilisation. A la mi-mars, la phase susmentionnée, qui avait débuté quatre mois plus tôt, s’est achevée. Malgré cela, au cours de l’automne et de l’hiver 2020-21, des poches de protestation se sont maintenues dans certains quartiers et villes, notamment suite à la réaction de secteurs populaires face à l’aggravation de la crise économique, à l’augmentation du chômage et de la faim, dans un contexte d’insuffisance des aides publiques apportées aux groupes les plus touchés par ce nouveau malheur. Au début du printemps 2020, alors que la pandémie reculait partiellement et dans la perspective du plébiscite du 25 octobre, qui précisera l’itinéraire constituant, les mobilisations sociales ont connu un certain regain, notamment sur le plan politique, face à l’imminence de cette consultation.
En même temps qu’une explosion de joie populaire devant la victoire écrasante des options Apruebo Dignidad et Convention constituante (cette dernière comportant les traits les plus dynamiques des deux en jeu), le 25 octobre a constitué une étape importante sur la voie de l’institutionnalisation du conflit et du processus constituant, comme prévu dans l’Accord du 15 novembre 2019. Les efforts, les énergies et les ressources de nombreux militant·e·s, assemblées, conseils et organisations sociales, réactivés grâce au nouveau contexte, se sont principalement concentrés sur la campagne pour l’élection des délégués à la Convention constituante. Vu avec le recul du temps qui s’est écoulé depuis, nous pouvons saisir que, durant cette année-là, depuis la mi-mars, la rébellion populaire était en train de s’éteindre suite à l’Accord du 15 novembre, aux conséquences de la pandémie, à sa propre fragmentation et à ses limites politiques. La contrepartie a été la mise en œuvre du processus constituant régulé et contrôlé par les pouvoirs constitués.
Comment décririez-vous la situation actuelle au sein du mouvement populaire?
A ce que j’ai développé dans ma première réponse, il faut ajouter que le moment présent pourrait être considéré comme une phase post-rébellion, avec toute l’ambiguïté et les incertitudes qu’une telle définition comporte. Post-rébellion, parce que, bien que la rébellion ait pris fin il y a longtemps, beaucoup de ses éléments subjectifs – l’«octobrisme» – sont encore présents dans l’imaginaire, dans les aspirations et les formes d’expression politique de secteurs importants de la population. Bien qu’il y ait des protestations et des mobilisations sur des questions spécifiques – liberté pour les prisonniers arrêtés de la rébellion, revendications économiques et sociales de diverses natures – celles-ci ne font pas partie d’une rébellion populaire.
A vrai dire, le scénario actuel en termes de mobilisations sociales ressemble davantage à celui qui existait avant octobre 2019 qu’à celui qui s’est développé entre octobre 2019 et mars 2020. Outre les facteurs susmentionnés, les nombreuses élections de l’année dernière (constituantes, gouverneurs, municipales, primaires, parlementaires, conseillers régionaux et présidentielles) ont contribué à la «normalisation» et à l’institutionnalisation des conflits. En ce sens, malgré la dramatisation qu’elle a connue, l’élection présidentielle de 2021 n’a pas apporté d’éléments susceptibles de modifier en profondeur cette caractérisation de période, car la rébellion populaire n’a pas eu la capacité de susciter sa propre alternative, ce qui lui aurait permis d’être présente de manière autonome dans cette compétition électorale.
En termes de projection vers les institutions de l’Etat, seul le remarquable résultat obtenu par Fabiola Campillai [2] pour le siège de sénateur de Santiago peut être ajouté au bilan de l’«octobrisme». Bien qu’il ne soit pas possible de prédire le cours des mobilisations populaires, ce qui est certain, c’est que celles qui ont lieu dans la proche période ne peuvent pas être considérées comme faisant partie de la rébellion d’octobre mais plutôt d’un nouveau contexte qui, je le pressens, se poursuivra au-delà du plébiscite ayant trait au projet de Constitution issu de la Convention constituante, plébiscite qui se déroulera sous le contrôle des forces politiques ayant signé l’Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution.
Quels sont les avantages et les inconvénients de l’absence de structures formels et de dirigeants officiels de la rébellion populaire?
Il est clair que dans un premier temps – entre le 18 octobre et les premiers jours de novembre 2019 – l’absence de structures officielles et de leaders nationaux a été un facteur qui a empêché l’Etat d’anéantir le mouvement, car aucune opération répressive n’était en mesure de démanteler les poches de rébellion, nombreuses et dispersées. Il n’y avait pas d’«état-major» dont l’arrestation aurait eu pour effet d’arrêter les mobilisations. Cependant, après deux ou trois semaines, ses faiblesses sont apparues car, malgré la tentative éphémère de mettre en place une direction ou une coordination centralisée – l’Unité sociale – la rébellion n’a pas réussi à établir une unité politique de base et n’a pas pu répondre à la manœuvre astucieuse de l’Accord du 15 novembre. Dès lors, le manque d’articulation solide entre les principales composantes d’un mouvement très hétérogène et dispersé se fait cruellement sentir. Ceux qui prétendaient représenter politiquement la rébellion populaire étaient divisés sur l’attitude à adopter face au processus constituant régulé par le Parlement. Certains ont choisi d’y participer, d’autres de le boycotter ou de s’abstenir. En outre, ceux qui ont décidé de participer pour passer outre l’ont fait de manière dispersée, en constituant diverses listes et en présentant des candidatures concurrentes. (Entretien publié sur le site El Irreverente; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Selon le site Ex-Ante du 21 décembre 2021, sur la base d’un sondage de Chile-Unholster, plus de 59% des votantes se sont prononcées en faveur de Boric. Parmi les femmes âgées de moins de 30 ans, 68% ont voté pour Boric. Ce dernier a obtenu un soutien particulier parmi les jeunes. Dans cette tranche d’âge le différentiel en faveur de Boric par rapport José Antonio Kast est de 28 points pour les jeunes hommes et de 36 pour les jeunes femmes. Pour ce qui est du taux de participation, depuis que le vote n’est plus obligatoire, l’évolution a été la suivante: 46,7% pour la présidentielle de 2017; 50,9% pour le plébiscite ayant trait à la mise de la Convention constituante en 2020; 43,4% pour les élections à la Constituante des 15 et 16 mai 2021; 47,3% pour le premier tour de la présidentielle et des législatives; et 55,6% pour le second tour de la présidentielle. (Réd.)
[2] Fabiola Campillai est une habitante de la ville de San Bernardo qui fait partie du Grand Santiago. Elle est ouvrière, leader de sa communauté, et joueuse de football et membre des pompiers. En fin novembre 2019, alors qu’elle se rendait de nuit à son entreprise, elle a reçu en plein visage une bombe lacrymogène lancée par les carabiniers. Suite à cette agression, elle a perdu la vue. En août 2021, elle se présente, comme indépendante, aux élections au Sénat dans la 7e circonscription, la plus vaste du pays, et qui se situe dans la région métropolitaine de Santiago. Elle se présente en reprenant les revendications de la mobilisation d’octobre 2019 et de ses suites, en mettant l’accent sur la suppression des fonds de pension par capitalisation individuelle, la gratuité des soins ainsi que de l’éducation, la protection des ressources naturelles. C’est la candidate au Sénat qui obtiendra le plus de votes, toutes circonscriptions confondues. Elle devient la première parlementaire non voyante au Chili. (Réd.)
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