Les transnationales contre la «souveraineté alimentaire»

Joao Pedro Stedile

Joao Pedro Stedile*

Dans les années 1960, quelque 80 millions de personnes souffraient de la faim dans le monde. C’était l’apogée du capitalisme industriel et les entreprises transnationales se disséminaient sur toute la planète afin de dominer les marchés et exploiter la main-d’œuvre «bon marché» et les ressources naturelles des pays de la périphérie.

C’est dans ce contexte qu’a été lancée la Révolution verte, qui promettait d’en finir avec la faim. Son mentor, Norman Borlaug (Etats-Unis), a reçu le Prix Nobel de la Paix en 1970. Le véritable objectif était d’introduire une nouvelle matrice productiviste dans l’agriculture afin d’accroître l’utilisation intensive des intrants (engrais, pesticides, etc.) industriels. La productivité par hectare a augmenté et la production mondiale a quadruplé. Mais le nombre de personnes souffrant de faim a décuplé, passant de 80 à 800 millions.

Actuellement 70 pays dépendent des importations pour nourrir leurs populations. Ce qui démontre que le nouveau modèle d’agriculture a servi à concentrer la production et le commerce agricole mondial d’aliments dans les mains de moins de trente transnationales: Bunge (siège dans l’Etat de New-York), Cargill (siège dans le Minnesota, Etats-Unis), ADM (Archer Daniels Midland Company,siège dans l’Illinois, Etats-Unis), Dreyfuss (Louis Dreyfuss, France), Monsanto (Etats-Unis), Syngenta (Suisse), Bayer (Allemagne), Basf (Allemagne), Nestlé (Suisse), etc.

Une mauvaise nouvelle, tombée récemment, nous informe que selon les estimations actuelles, les réserves de pétrole, source d’énergie dominante dans le monde contemporain, ne dureront pas plus de 30 ans. Une autre évaluation inquiétante nous prévient que le réchauffement climatique global progresse.

Devant cette perspective, une alliance perverse a été conclue entre les entreprises pétrolières, celles de la construction automobile et les firmes agro-industrielles, afin de produire à grande échelle des agro-combustibles (frauduleusement appelés bio-combustibles) comme l’éthanol dans des pays ayant de la terre, du soleil, de l’eau et de la main-d’œuvre «bon marché» en abondance.

Au cours de cinq dernières années, des millions d’hectares jadis consacrés à l’alimentation et contrôlés par des paysans, ont été conquis par de grandes firmes et utilisés pour y développer des monocultures de canne à sucre, de soja, de maïs, de palme africaine ou de tournesol destinés à la production d’éthanol ou d’huiles végétales.

Ils sont en train de répéter la manipulation de la Révolution verte. Dans ce cas, comme le prix de l’éthanol est lié au prix du pétrole, le taux moyen de profit de l’agriculture augmente et entraîne une augmentation des prix alimentaires.

Néanmoins les agro-combustibles ne vont pas résoudre le dilemme de l’énergie, ni celui du réchauffement global. Les scientifiques nous avertissent que pour remplacer seulement 20% de tout le pétrole que le monde consomme actuellement nous devrions utiliser toutes les terres fertiles de la planète.

La situation de la production et les prix des aliments étaient déjà aberrants lorsqu’est survenue la crise du capital financier. Beaucoup de détenteurs de vastes sommes de capital financier, soit sous forme monétaire, soit sous forme de capital fictif (des obligations aux produits dérivés), craignant de devoir faire face à des pertes, se sont dépêchés d’investir dans des produits spéculatifs (marché à terme des biens alimentaires) et d’acheter des biens naturels – terre, énergie, eau – dans les pays périphériques.

Suite à ces mouvements de capitaux, les cours des produits agricoles dans le monde entier ne sont plus en rapport avec les coûts de production, ni même avec les volumes de l’offre et de la demande. Maintenant, ils oscillent rapidement au rythme des spéculations boursières et du contrôle oligopolistique qu’exercent les entreprises transnationales sur le marché international des produits alimentaires. Autrement dit, l’humanité est entre les mains d’une poignée de transnationales et de gros spéculateurs.

Résultat: selon la FAO (Food and Agriculture Organization), le nombre d’affamés augmente à nouveau. Au cours des deux dernières années, ils ont passé de 800 à 925 millions. Et des millions de paysans en Asie, en Amérique latine et en Afrique, sont en train de perdre leurs terres et d’émigrer.

Devant cette nouvelle situation, Via Campesina, qui réunit des dizaines d’organisations paysannes dans le monde entier, exige une transformation radicale du système de production et du commerce des biens alimentaires. Nous défendons le principe de la souveraineté alimentaire: dans chaque région et dans chaque pays, les gouvernements doivent appliquer des politiques publiques visant à stimuler et à garantir la production et l’accès à tous les aliments nécessaires pour leurs populations respectives.

Il n’existe aucune région au monde qui n’ait pas en puissance la capacité de produire sa propre alimentation. Comme l’a expliqué Josué de Castro (1908-1973) – l’auteur de Géopolitique de la Faim, publié en 1951 – la faim et le manque d’aliments ne proviennent pas d’une condition géographique ou climatique, mais résultent des rapports sociaux de production.

Nous affirmons que l’humanité doit considérer l’alimentation comme un droit naturel de tout être humain. Ceci implique que les produits agricoles ne doivent pas être traités comme des marchandises dont la finalité est le profit des firmes et qu’il faut stimuler et soutenir les petits agriculteurs, puisque c’est là la seule politique qui peut maintenir la population dans des zones rurales. Et comme l’objectif est d’obtenir des aliments sains et sûrs, nous excluons, bien entendu, l’utilisation de produits agrotoxiques.

Jusqu’à maintenant ceux qui gouvernent ont fait la sourde oreille à nos revendications. Toutefois à moins que des changements radicaux soient mis en œuvre, les contradictions et les problèmes sociaux vont s’aggraver et, tôt ou tard, ils éclateront. (traduction A l’Encontre)

* Joao Pedro Stedile, dirigeant du Mouvement de Paysans sans Terre (MST) du Brésil et de Via Campesina internationale.

 

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