Par Valerio Arcary*
Au Brésil, sur fond de stagnation économique longue de vingt-cinq ans (avec certaines années de croissance) et de crise sociale chronique, les deux grandes crises politiques des dernières trente années, en 1984 et 1992, ont été surmontées sans rupture. La crise de 1984 [mobilisations populaires en faveur d’élections présidentielles directes que la Constitution ne permettait pas; finalement Tancredo Neves, membre du Parti du mouvement démocratique brésilien, est élu de manière quasi consensuelle] a débouché sur la création du régime démocratico-libéral qui, sous sa forme présidentialiste, a acquitté tout l’appareil répressif de la dictature militaire. La solution de la crise de 1992, quant à elle, a conduit à la destitution de Collor de Mello [en 1992], le premier président élu depuis 1961. Elle s’est conclue par l’accession au pouvoir présidentiel du vice-président [Itamar-Augusto Cautiero Franco; Fernando Henrique Cardoso lui succédera en 1995]; en collaboration avec Lula et le Parti des travailleurs (PT). Cependant, aucune de ces deux crises de régime n’aurait été possible sans le mal-être social généré par les crises économiques.
Lorsqu’en 2000 le troisième choc récessif de l’économie internationale s’est produit, le pays n’a pas été atteint par la vague de mobilisations révolutionnaires qui ont secoué l’Argentine, l’Equateur, le Bolivie et le Venezuela. Le mécontentement a alors été canalisé vers les élections de 2002 et a garanti l’élection de Lula.
Depuis 1985, la libéral-démocratie a démontré une capacité de souplesse pour absorber le mal-être politique dans la limite des institutions. Mais dans un pays de la périphérie, même si celui-ci jouit comme le Brésil d’une insertion privilégiée dans l’économie capitaliste mondiale et qu’il joue un rôle de «sous-métropole», la démocratie libérale a des limites plus étroites que dans les pays du centre. Cette dernière remarque est importante lorsque nous considérons la gravité de la crise économique mondiale présente et la tenue en 2010 de la première élection présidentielle où Lula ne sera pas candidat [depuis 1990]. Les possibilités pour la gauche révolutionnaire augmenteront-elles en relation avec la gravité de la crise ? Le processus de réorganisation de la gauche dans le mouvement syndical, estudiantin, populaire, noir et dans celui des femmes, ainsi que les expressions plus stratégico-programmatiques de celle-ci, fera face à des défis décisifs.
Nous ne pouvons anticiper dans quelle mesure l’impact de la crise sera plus immédiat ou plus lent, ni quelle sera la capacité de réponse et de riposte des travailleurs, des travailleuses et de la jeunesse. Les réactions des salarié.e.s et des jeunes sur le terrain de la lutte des classes sont imprévisibles. Mais il n’est pas difficile de prévoir que la réaction viendra.
Nous connaissons déjà l’orientation du gouvernement Lula qui est celle d’administrer la crise en faisant payer au peuple le coût des ajustements. Quelques exemples: le secours porté par les banques d’Etat aux grandes entreprises, comme le groupe Votorantim [l’un des groupes financiers les plus importants du Brésil], l’exonération d’impôts pour l’industrie automobile [1] et la défense d’accords syndicaux avalisant des réductions de salaire.
Qui ne sait contre qui il lutte ne peut vaincre, dit la sagesse populaire. Le défi stratégique de la gauche marxiste révolutionnaire sera d’aider les travailleurs à avoir confiance en leurs propres forces, en leur indépendance, en leur lutte. Le Parti Socialiste Unifié des Travailleurs (PSTU) s’est engagé au cours des sept années du mandat de Lula dans la construction de nouveaux instruments de lutte. Ces instruments sont: la Coordination Nationale de Luttes (Conlutas) et l’Assemblée Nationale libre des étudiants (Anel), des organismes de front unique qui ont surgi de la rupture de centaines de syndicats avec la Centrale Unique des Travailleurs (CUT) et avec les directions centrales d’associations d’étudiants telles que l’Union Nationale des Etudiants (UNE) dans les plus importantes universités du pays. Cela parce que la CUT comme l’UNE sont toutes deux devenues des bras du gouvernement Lula contre le mouvement ouvrier, populaire et étudiant. Le PSTU a également impulsé la formation du mouvement Race et Classe et le mouvement Femmes en lutte, dans une situation où l’écrasante majorité du mouvement noir et du mouvement féministe a perdu l’indépendance face au gouvernement et a accepté d’être subordonné politiquement et même financièrement à ce dernier. Sans de nouvelles organisations, sans points d’appui pour résister à l’isolement, toutes les luttes du futur seront mort-nées.
Mais c’est surtout la nécessité d’unifier les luttes qui donne sa perspective à l’impulsion d’une auto-organisation indépendante du gouvernement. C’est ainsi qu’il y a trente ans la CUT, l’UNE et le MST se sont construits. Les instruments de lutte construits dans la mobilisation contre la dictature à la fin des années 1970 et au début des années 1980 – tels que la CUT et la UNE, entre autres – ont irrémédiablement succombé face au gouvernement Lula. Ils ont été absorbés par la pression de l’Etat. La preuve a malheureusement été faite aujourd’hui qu’ils sont irrécupérables. Le rôle joué par Conlutas dans des grèves comme celle qui a cours actuellement chez les travailleurs de la Prévoyance sociale, ou dans la résistance contre les licenciements à la Embraer [entreprise aéronautique, quatrième en importance dans le monde] en mars 2009, ou encore au sein de l’Anel dans la grève menée présentement à l’Université de São Paulo [juin] prouve que la vocation de l’opposition de gauche est d’être un instrument pour la lutte. Une stratégie révolutionnaire doit avoir comme centre de gravité la construction de la résistance de la classe ouvrière et des ses alliés sociaux contre le gouvernement Lula, sur le terrain de l’action directe.
La crise économique ouvrira une étape d’usure du gouvernement
L’usure de Lula a déjà commencé: l’endettement des familles ne cesse de croître. Pour la première fois depuis que l’on calcule cet indicateur, celui-ci dépasse déjà le 30% des foyers. Le chômage a recommencé à augmenter pour la première fois depuis 2004. Il est déjà supérieur à 10% de la population économiquement active (PEA) dans les dix plus grandes villes du pays. La tendance à une récupération du salaire moyen entre 2004 et 2008 s’est inversée et il a recommencé à chuter. Quant à la fraction de personnes qui ne sont pas capables de payer leurs dettes, elle a aussi augmenté. Ces quatre variables économiques signifient à la fois une certaine fragilisation du gouvernement Lula et une accélération de sa logique.
Pourtant, il faut savoir que la campagne «Le pire est déjà passé» menée par le gouvernement Lula a eu des conséquences politiques dans la conscience des masses. Bien que nous soyons arrivés au mois de juin 2009 avec la plus grande récession depuis le début des années 80, beaucoup de salariés se laissent bercer d’illusions par la propagande officielle. En réalité, le pire est encore à venir. La compréhension de la crise économique par les travailleurs a reculé. Cela s’exprime dans les indices de popularité du gouvernement qui ont recommencé à croître. Mais ces oscillations sont transitoires et ne doivent pas nous tromper. Rappelons-nous que le début de l’usure du gouvernement a coïncidé avec les annonces faites au sujet de la gravité de la crise qui ont accompagné l’augmentation du chômage de la fin de 2008. Maintenant, la campagne «Le pire est déjà passé» arrive en même temps que sont publiés certains indices partiels de stabilisation économique. Mais ce que l’on veut nous montrer n’est qu’un phénomène secondaire. Il n’y aura pas de répit. Et s’il y en y un, il sera de courte durée. Ce qui a créé au Brésil ce soubresaut d’amélioration dans les deux derniers mois, c’est un flux spéculatif de dollars sur les marchés boursiers.
Les illusions à propos de Lula peuvent retarder la perception de la crise pour un certain temps, mais pas indéfiniment. Nous nous trouvons face à la plus grande crise internationale depuis les années 1930. L’apogée des années de la mondialisation (de la décennie des années 1990 et du début de ce siècle) se dilue. Nous entrons dans une nouvelle période de l’économie qui peut déboucher sur une dépression égale ou même pire qu’en 1929, avec les limites de l’analogie. Ce qui n’exclut pas la possibilité de périodes de stabilisation momentanées, de périodes de récupération relative.
Mais le régime vu comme un tout – exécutif, législatif et judiciaire – poursuit sa tradition de scandales les uns après les autres. Actuellement c’est Sarney, le représentant des vieilles oligarchies, qui ne se maintient à la présidence du Sénat que grâce à l’appui de Lula, avec l’affaire des plus de six cents actes secrets qui ont «contourné» l’exigence de publication dans l’Annuaire Officiel. Les scandales produisent une indignation passive des masses populaires. Mais au-delà de cela, il y a la date du 14 août qui a été décrétée journée de lutte par les Centrales Syndicales (incluant la CUT, Force Syndicale et Conlutas): une action centrale est prévue à São Paulo ainsi que des blocages. Cette échéance dans son ampleur est encore une inconnue. Elle peut signifier un point d’appui pour les campagnes salariales comme pour les luttes contre le chômage. Mais cette journée sera aussi l’occasion d’une bataille contre les directions des Centrales bureaucratiques et «gouvernistes». La mobilisation doit se faire autant pour que la journée de lutte prenne une force effective que pour qu’il y ait affrontement véritable avec le gouvernement et sa politique.
Unir Conlutas et l’Intersyndicale, préparer un front de gauche
Il faut bien voir que la majorité de la gauche brésilienne qui n’a pas adhéré au gouvernement Lula a passé les sept dernières années à hésiter. Les uns, comme le Mouvement des Sans Terre (MST) et la Consulta Popular [l’organe de coordination des divers mouvements sociaux brésiliens], hésitent entre une rupture ou non avec le gouvernement, avançant l’argument selon lequel l’ennemi principal est la bourgeoisie. Mais ils ne tiennent pas compte de la réalité et escamotent le fait, grand comme le Pain de Sucre [à Rio], que les grands capitalistes ont appuyé inconditionnellement le gouvernement Lula et qu’on ne peut pas de ce fait lutter contre le latifundium et les grandes firmes sans dénoncer le gouvernement qui les défend. D’autres, comme le Parti Socialisme et Liberté (PSOL), ou le Parti Communiste Brésilien (PCB), ont beaucoup hésité à rester – ou non – dans la CUT et dans l’UNE. Heureusement, la majorité des secteurs du PSOL et du PCB ont fini par rompre avec la CUT à la fin du premier mandat de Lula, lorsqu’en 2005 la CUT a rempli le triste rôle d’appeler les masses dans la rue pour défendre Lula – avec l’appui du MST et de la UNE – à l’époque du scandale du «mensalão» [scandale concernant des versements mensuels de pots-de-vin découvert dans la deuxième partie de l’année 2005].
PSOL et PCB ont alors créé l’Intersyndicale, mais ont ensuite rompu face à la perspective d’unification de l’Intersyndicale et de Conlutas. Cela reste le plus grand défi de la gauche: unifier le mouvement syndical et populaire, les mouvements de femmes, les mouvements noirs et le mouvement estudiantin sur un terrain indépendant du gouvernement.
Il faut également éviter que pour les élections de l’année prochaine il n’existe que deux camps bourgeois, celui des défenseurs de Lula et de sa candidate Dilma Roussef, et celui de l’opposition de droite bourgeoise, avec José Serra du Parti de la Social Démocratie Brésilienne (PSDB), le parti de l’ex-président Fernando Henrique Cardoso. Il faut que soit construite, comme lors des élections de 2006, une opposition de gauche qui a été le résultat de l’alliance du PSOL, le parti de la candidate Heloísa Helena, avec le PSTU et le PCB. Mais une perspective électoraliste serait fatale. Une gauche accrochée au calendrier électoral favoriserait le recentrage du gouvernement usé de Lula vers le seul terrain des élections, ce qui serait évidemment un terrain défavorable. Il est nécessaire de tirer les leçons de 2006: la gravité de la crise capitaliste exige une candidature qui soit le porte-voix des luttes et d’un programme anti-impérialiste et anticapitaliste. (Traduction A l’Encontre)
* Valério Arcary est militant du PSTU, est professeur à l’IF/SP (Institut Fédéral d’Education, Science et Technologie – São Paulo)
1. Ford et General Motors se sont implantés dans les années 20, Vokswagen dès 1957, Fiat dès 1976, puis les groupes français PSA, Renault, les japonais Honda, Toyota, l’américain Chrysler, etc.; au milieu des années 2000, le Brésil était le 9e producteur mondial d’automobiles.
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