Elections brésiliennes: mise en perspective (I)

Geraldo Alckmin (à gauche) et Luiz Inacio Lula da Silva.

Par Charles-André Udry

Le 1er octobre 2006, premier tour de l’élection présidentielle. Luiz Inacio Lula da Silva, président de la République fédérale du Brésil et membre du Parti des travailleurs (PT), obtient 48,6% des voix, 46’661’741 citoyens et citoyennes ont voté pour lui (le vote est obligatoire, avec quelques exceptions). Son rival, Geraldo Alckmin, du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), réunit 41,6% des voix, soit 39’961’167 votants. Heloisa Helena, candidate du Front de gauche (alliance entre le Parti du socialisme et de la Liberté – PSOL, le Parti socialiste des travailleurs unifié – PSTU et le Parti communiste brésilien), rassemble 6,85% des voix, ce qui représente un électorat de 6’575’393 personnes. Lula n’obtient pas la majorité des voix nécessaire pour être élu au premier tour. Le second tour se déroulera le 29 octobre.

Le résultat du premier tour de l’élection présidentielle – ainsi que celles à la Chambre des députés, au Sénat (renouvellement d’un tiers des membres), au poste de gouverneur des Etats de la République fédérale du Brésil et du législatif de chaque Etat – a donc débouché sur une situation encore imprévue 10 jours avant le scrutin. Luiz Inacio Lula da Silva devra donc affronter Geraldo Alckmin, lors d’un second tour fixé au 29 octobre 2006.

Mis en perspective, ce résultat électoral, en tant que tel, n’est peut-être pas l’élément qui mérite le plus d’attention. En effet, ceux et celles qui, en 2002, voyaient dans l’élection de Lula et d’un «gouvernement du Parti des travailleurs» une victoire électorale qui conduirait à une «transformation» du plus grand pays d’Amérique latine doivent (ou devraient) se poser quelques sérieuses questions. D’autant plus s’ils ont participé à la diffusion de la plus en plus mythique «démocratie participative» ou du prétendu «nouveau modèle de parti anticapitaliste» qu’aurait encore été le PT des années 1990.

Tout pour la «gouvernabilité»

Au cours des dernières années nous avons publié – sur ce site – un matériel abondant qui permettait de saisir la continuité substantielle entre la politique mise en pratique par le gouvernement bourgeois de coalition placé sous la houlette de Lula et celle de son prédécesseur: Fernando Henrique Cardoso (FHC). Ce dernier présida aux destinées du Brésil de 1995 à 2002. Il déroula un programme de contre-réformes néoconservatrices aboutissant à un profond changement du maillage social et économique brésilien.

La continuité entre FHC et Lula pouvait se repérer, avant même la date des élections de 2002, dans les alliances passées avec des représentants significatifs du grand capital. Le choix du vice-président José Alencar, un des leaders de l’industrie du textile, donnait le ton.

Plus importante a été la nomination à la tête de la Banque centrale du Brésil d’Henrique de Campos Meirelles. La carrière de ce banquier ne se limitait pas à la direction de la BankBoston au Brésil entre 1984-1986 et à son rôle de directeur de la Febraban (Fédération des banques brésiliennes) ou de l’Association brésilienne des banques internationales. De 1999 à 2002 il fut le président de la Global Bank of FleetBoston Financial (Massachusetts). Il fut aussi très actif dans divers organismes de prêts (leasing) et dans la Bourse (secteur des opérations sur instruments financiers) de São Paulo. Meilleres illustrait à lui seul l’option économique stratégique que le gouvernement Lula allait choisir.

Rien d’étonnant dès lors – si ce n’est pour ceux qui réduisent la politique au «jeu des partis» – de constater que les banques brésiliennes ont doublé leurs gains déjà en 2004 par rapport à 2001. Or, 36% de leurs bénéfices proviennent des opérations sur les obligations de l’Etat brésilien; c’est-à-dire du service de la dette interne assuré grâce au budget étatique. Ce dernier est financé par une fiscalité on ne peut plus favorable aux riches. Simultanément, l’austérité budgétaire sévit dans le domaine social, dans celui de la réforme agraire, etc. Enfin, la politique des taux d’intérêt réels élevés, dont Meirelles a été le chef d’orchestre, va gonfler les poches des rentiers parasites, détenteurs de la dette interne (obligations): des gains réels annuels de 15%, garantis! Le real s’est apprécié fortement (quelque 35%) face au dollar, ce qui arrange ceux endettés en dollars.

De fait, le gouvernement Lula a placé de suite sa politique sous le slogan: «Il n’y a pas d’alternative». Cette devise thatchérienne est «conceptuellement» rénovée en Amérique latine. Le terme de gouvernabilité a pris sa place. Cela implique que la «gauche» fasse montre de son aptitude à passer des alliances sociales avec des fractions effectives de la bourgeoisie et des accords politiques avec des partis bourgeois. Le tout dans un double but: 1° assurer la stabilité politique et sociale tout en menant des contre-réformes; 2° coopter les représentants des partis et organisations sociales; les désarmer et dépolitiser au maximum les couches populaires qui pourraient s’engager dans une action directe.

De la sorte sont satisfaites les exigences essentielles du Capital national et international. Cette orientation fut d’ailleurs mise en œuvre, dès 2001, dans la mégalopole phare du Brésil, São Paulo, par la maire Marta Suplicy, égérie du new-PT. Elle n’hésita pas à passer des accords avec des représentants de la droite la plus traditionnelle et réactionnaire. Aujourd’hui, elle dirige dans cette ville la campagne de Lula pour le second tour.

L’affirmation d’une néo-bureaucratie

Seule la candeur – ou l’ignorance – pouvait laisser croire que l’accession de Lula à la présidence, en 2003, allait marquer un «tournant». D’autant plus que sa victoire électorale a eu lieu dans un contexte où les mobilisations sociales étaient fragmentées et en recul. A l’exception de celles conduites, entre autres, par le Mouvement des Sans Terre (MST); toutefois, il faut replacer ces luttes, importantes, dans le cadre d’un pays largement urbanisé: plus de 83% de la population vit ou survit dans des conurbations.

Depuis 1994, la mutation du PT s’est accélérée en réponse, partiellement, à l’échec de la campagne électorale de Lula contre FHC et comme résultat, aussi, de son insertion croissante dans les institutions locales; cela au moment même d’une décrue des mobilisations socio-politiques et d’une transformation du tissu social. Le poids des salarié·e·s de l’industrie – qui avaient porté le PT sur les fonts baptismaux à la toute fin des années 1970 – décroît. Le recul de l’emploi industriel des années 1960-1980, dans des régions politiquement de référence, s’accompagne de l’élargissement d’un salariat de plus en plus précarisé, avec des dégradés allant jusqu’aux extrêmes du «secteur informel». Conjointement, le courant de la théologie de la libération – présent aussi bien dans le PT, dans le MST que dans diverses organisations sociales –  subissait les coups portés par Jean-Paul II et son appareil bureaucratique. Sa vitalité a été affaiblie. Or, ses adhérents intervenaient de manière vive dans ce «paupériatat» en extension. Le climat socio-politique s’en est ressenti.

Dans un tel contexte, Lula avec l’appui d’un secteur du PT a construit une machine politique qui prit ses distances avec le corps du PT (par exemple l’Institut de la Citoyenneté), tout en contrôlant l’appareil central du parti. Les rapports avec la base du PT changent. Cette dernière est consciemment désorganisée. Une néo-bureaucratie se crée. Son enracinement social s’effiloche complètement, quelle que soit son histoire militante. Ce qui explique notamment la rapidité de sa conversion programmatique et politique.

Les principaux acteurs de ce remodelage du PT – autour de Lula qui en est le centre – tomberont sous les coups des scandales à répétition dès 2005: de José Dirceu (le bras droit de Lula, ayant initialement la charge d’un vice-président) à José Genoino (président du PT) en passant par le ministre de l’Economie Antonio Palocci, pour ne pas allonger la liste.

L’activité militante est sur la pente du déclin. Lors des élections, le PT paie des distributeurs de tracts et des porteurs de drapeaux et pancartes. Tout un symbole du ralliement à la pratique des partis bourgeois traditionnels brésiliens, avec leur clientélisme bien ancré. Les campagnes électorales de 2002 et 2006 furent exemplaires à ce propos. Cela va de pair avec une politique de recrutement très «ouverte» qui est en syntonie avec la fonction possible du PT comme ascenseur social pour une clientèle fidèle.

Dès le milieu des années 1990, Lula agence des rapports «directs» – ce qui nécessite la priorité donnée aux médias – avec une partie importante d’une population éloignée de toute organisation politique et sociale. Ce faisant, il va accroître la tendance à se voir déléguer un rôle de thaumaturge, construit sur l’arrière-fond médiatisé de sa trajectoire d’enfant du Nordeste et d’ouvrier de la métallurgie. Toute la campagne électorale de 2002 fut conduite par un spécialiste de la communication, Duda Mendonça, qui avait servi les candidats de la droite. Mendonça devra reconnaître que le financement de la campagne relevait de fonds ayant transité par les paradis fiscaux des Bahamas. Les liens avec la Rede Globo, décisive dans le monde médiatique brésilien, exigeaient des promesses de soutien et des contreparties.

En 2002, un candidat paradisiaque est donc mis en scène: «Lula, paix et amour». Ce candidat écrit directement au peuple brésilien, tout en donnant, dans la même lettre, toutes les assurances exigées par les puissants. Il signe, bien avant les élections, un engagement à suivre les «recommandations» du FMI, sur injonction de FHC.

Tout était donc en place pour que la présidence de Lula soit celle d’une continuité préservant (et renforçant) les intérêts des dominants – dans un des pays les plus inégalitaires au monde – et affaiblissant ou neutralisant les organisations aptes à stimuler la défense des besoins et exigences des classes populaires. Les élections de 2006 confirment cette tendance, si ce n’est qu’elles sont assombries par les cascades de scandales de corruption qui touchent le parti prétendant avoir le monopole de «l’éthique».

La difficile rupture et son contraire

Ces transformations du PT furent saisies par une partie des tendances dites de gauche du PT. Toutefois, ces courants et leurs membres seront soumis à divers conditionnements et craintes, ou encore cultivèrent des illusions rassurantes, au point d’y succomber au prix… de récompenses sonnantes et trébuchantes.

Les critiques faites à l’orientation non seulement du «camp majoritaire» du PT, mais aussi à la machine bureaucratique mise en place par Lula et ses affidés étaient souvent contenues, de peur de «donner des munitions à la droite».

Les congrès du PT fonctionnaient comme un théâtre d’illusionnistes: des prises de position «de la gauche» du PT pouvaient obtenir un certain appui, mais elles ne se traduisaient en rien dans l’orientation générale pratique et dans celle divulguée par Lula. Ces congrès devinrent de plus en plus des rassemblements où les élus et les permanents du PT disposaient de la très large majorité des mandats.

La «fidélité» aux idées initiales du parti se transforma, pour beaucoup, sous l’attrait d’avantages en termes matériels et de reconnaissance publique, en une «fidélité» à l’appareil du parti. Le «programme» fut classé aux archives.

La cooptation des dirigeants syndicaux de la CUT (Centrale unitaire des travailleurs) alla de pair avec le «tournant» du PT-Lula. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les dirigeants syndicaux ont été si nombreux dans les instances gouvernementales ou dans l’appareil de direction politico-gouvernementale lors du (premier) mandat présidentiel de Lula.

Par leur pratique de négociation dans les grandes entreprises, en particulier les filiales des multinationales, les syndicalistes avaient pris le pli du compromis que l’on apprend à vendre aux salarié·e·s. La «concertation sociale» servira d’apprentissage à la «concertation politique». Elle sera encouragée lors des cours donnés, sur invitation, par l’appareil syndical du DGB allemand et de fondations telles que la Friedrich Ebert Stiftung.

En outre, l’intégration des dirigeants syndicaux dans la gestion de sommes très importantes des fonds de pension les mettra en relation avec le capital financier et en fera des partenaires consentants de la politique de Meirelles. La première contre-réforme de la présidence Lula portera, précisément, sur l’élargissement et la libéralisation des fonds de pension.

La crainte d’une rupture avec le PT aboutissant à un certain isolement – après avoir agi dans le cadre rassurant d’un grand parti disposant de forts appuis institutionnels – a freiné les velléités d’oppositions claires, frontales, qui risquaient d’aboutir à une cassure.

Cette retenue a aussi réduit – même si on peut en discuter l’ampleur – la capacité de résistance à la politique du gouvernement Lula. Les réserves dans la critique, justifiées parfois par des calculs de diplomatie politique sophistiqués, ont contribué à accroître le scepticisme et le découragement parmi une couche militante.

Dès lors, la rupture intervenue en 2003 était d’autant plus importante. Elle s’est produite lorsque Heloisa Helena (candidate présidentielle aux élections de 2006), Luciana Genro (députée de Rio Grande do Sul, réélue avec un très bon score) et Baba (Joao Batista Oliveira de l’Etat du Parana qui n’a pas été réélu) furent suspendus puis exclus du PT. Plus décisif, ces militant·e·s s’engagèrent de suite – malgré les doutes savants d’intellectuels marxistes de divers continents  – dans la création de ce qui deviendra le P-SOL (Parti du socialisme et de la liberté). Début des années 1990, des forces qui donnèrent naissance en 1994 au  PSTU (Parti socialiste des travailleurs unifié, légalisé en 1995) s’étaient déjà engagées dans une orientation d’expulsion-rupture avec le PT. Ces deux formations se sont retrouvées dans le Front de gauche à l’occasion de ces dernières élections (voir sur ce site la présentation de la plate-forme électorale du Front de gauche, 8 septembre 2006).

La banalité de la corruption…

Il est courant d’entendre dans la «gauche» que le gouvernement du PT-Lula a fait des erreurs. Si l’on entend par là les faux pas commis par l’appareil luliste à l’occasion de l’achat du vote de députés à la Chambre pour obtenir une majorité, il faut simplement parler de maladresses, mais pas d’erreurs. Certains députés de «l’opposition» ont touché un versement mensuel pouvant aller jusqu’à 10’710 euros pour vendre leur voix au gouvernement. Cette pratique est le propre du fonctionnement du parlement bourgeois et de ladite démocratie brésilienne. L’appareil du PT s’y est totalement adapté. En cela, il prolongeait ce que, à une échelle inférieure, il faisait souvent dans de grandes municipalités et des Etats où ses membres dirigeants détenaient des postes de gouverneur et de maire. Chantages et «révélations» sont inhérents à ces pratiques. Les scandales ne pouvaient qu’éclater au grand jour.

Il faut aussi avoir à l’esprit que Lula, une fois président, pouvait nommer quelque 20’000 personnes à divers postes. Une distribution toute particulière de la reconnaissance pour services rendus ou à rendre. Les privatisations dictées par FHC ont d’ailleurs réduit le nombre de ces postes-prébendes.

En outre, l’emprise sur une partie de l’appareil d’Etat central – la police et l’armée, entre autres, ont toujours manifesté leur «indépendance» et les généraux ont continué leurs relations traditionnelles avec leurs confrères des Etats-Unis – a donné au PT des ressources financières et un réseau d’influences accru. Il n’avait pu jusqu’alors les cultiver avec autant de dynamisme. Les «scandales de corruption» qui éclaboussèrent le PT et ses dirigeants ne sont que la traduction de son intégration pleine et complète à la structure politico-étatique bourgeoise du Brésil.

La représentation politique fragmentée dans le législatif brésilien stimule aussi les négociations – avec un prix fixé en dollars ou reais – et les distributions de «dédommagement». C’est un véritable commerce. A cela s’ajoutent les relations avec les gouverneurs des Etats. Elles ont le plus souvent la forme de transactions financières, sous formes diverses.

… et le clientélisme

Le fossé entre le fonctionnement de ce système politique et la très large majorité de la population est abyssal. En effet, plus de 43 millions de Brésiliennes et de Brésiliens vivent dans l’extrême indigence, soit (selon un critère d’ailleurs discutable) avec un dollar par jour. Les dépenses dédiées à l’éducation d’un enfant des «classes moyennes» sont 78 fois plus élevées que celles pour un enfant des milieux populaires, pour autant que ce dernier soit scolarisé. Les intérêts encaissés par les détenteurs d’obligations d’Etat équivalent au revenu de la moitié pauvre de toute la population!

C’est à cette aune qu’il faut aussi mesurer le fossé entre le «monde politique» et la majorité de la population. Certes, les élections peuvent représenter un moment exceptionnel pour des «citoyens» peu concernés: ils ont l’occasion de gagner 8 à 10 euros par jour en agitant des drapeaux et des pancartes durant 10 heures, sur les bords des carrefours d’une ville ou lors de «meetings de masse» des «grands partis».

C’est dans cet espace muré entre les salons des théâtres institutionnels et la vie de la très large majorité de la population que le clientélisme politique prospère. Sur l’humus des inégalités sociales extrêmes comme de la pauvreté persistante et brutale les pratiques clientélaires fleurissent. Elles peuvent aussi prendre les formes de projets assistentialistes tels que le gouvernement Lula les a conduits.

Sur ce plan également, le gouvernement Lula n’a donc pas «commis d’erreurs». Il a simplement continué, comme cela était annoncé dès 2002, l’essentiel de l’orientation impulsée par FHC.

Lula a réorganisé les initiatives d’aides ciblées aux plus pauvres. Nombre d’analystes ont insisté sur l’importance de la bourse-famille (bolsa familia)  pour comprendre l’appui électoral que Lula a reçu dans le Nordeste (Nord-Est) du pays en 2006. Le fait est peu contestable.

Toutefois, il ne faudrait pas oublier que ces aides ciblées – selon les critères même de la Banque mondiale – ont été mises en place par FHC et même par son prédécesseur José Sarney. Ainsi, les bons d’achat de bonbonne de gaz pour la cuisson des aliments (vale-gas), les coupons pour l’achat de lait (ticket-leite) ou l’aide pour être scolarisé (bolsa-escola) existaient déjà. FHC gérait ces soutiens, pour ne pas dire aumônes, comme instrument de captation de votes. Sur le fond, Lula va réunir dans la bourse-famille les diverses mesures d’assistance. Cela a permis à quelques millions de familles d’acquérir, avec des sommes pouvant aller jusqu’à 35 euros par mois, de la nourriture de base (riz, haricots rouges…). Ce n’est pas à négliger. Mais l’insertion structurelle de ces millions de travailleuses et travailleurs dans le tissu socio-économique n’a pas changé d’un iota, et ce n’est même pas un droit universel.

Pas touche à la propriété privée

Quant au plan Faim zéro (fome zero), présenté avec fracas en 2001 conjointement aux promesses d’une réforme agraire significative, il eut la consistance de son qualificatif. Fin 2005, le sociologue Chico de Oliveira le résuma ainsi: «En quoi consiste faim zéro? L’Eglise catholique l’aurait appelé extrême onction. Il sauve l’âme, mais pas le corps. C’est ce que fait Faim zéro. Comment ce programme change-t-il la façon dont sont distribués les revenus au Brésil? En rien.»

En effet, la réforme agraire est une pièce centrale de toute réponse à la «faim», dans un pays où, selon l’Institut officiel (INCRA), les 32’264 plus grands propriétaires terriens (possédant chacun plus de 2000 hectares) détiennent 31,6% des terres cultivables. La composition initiale du gouvernement laissait déjà entrevoir que, malgré les espoirs et la mobilisation des organisations de sans-terre et de petits paysans, la réforme agraire serait plus que modeste. Et pour cause.

Le Ministère de l’agriculture fut confié à un représentant connu de l’agribusiness exportateur: Roberto Rodriguez. Celui du «développement agraire» (réforme agraire) à un représentant de la gauche du PT (membre du courant Démocratie socialiste), Miguel Rossetto. La hiérarchie était établie.

Les grands propriétaires l’ont immédiatement compris. En alliance étroite avec les juges, ils ont utilisé les «moyens légaux» pour frapper les paysans pauvres. En 2003, selon la Commission Pastorale de la Terre (CPT), 35’297 familles (176’485 personnes) furent expulsées des terres qu’elles occupaient ou dont elles revendiquaient la propriété, après les avoir travaillées durant des années. Un nombre annuel d’expulsions sans précédent dans l’histoire du Brésil. Ce qui ne freina pas les assassinats de paysans et de militants du MST durant tout le mandat de Lula.

Ce n’est pas la place ici d’établir un bilan de la réforme agraire. Néanmoins, entre les objectifs réalistes fixés en 2003 – sur demande du gouvernement Lula – par Plinio de Arruda Sampaio, une autorité en la matière, et le résultat final, la distance est analogue à celle séparant les latifundistes des petits paysans. Le plan de Sampaio prévoyait l’installation sur des terres d’un million de familles jusqu’en fin 2006, un système de prêts bancaires et d’achat anticipé de la récolte afin d’approvisionner, à terme, le plan «faim zéro» et les acquisitions étatiques de nourriture pour les écoles, les hôpitaux, l’armée, etc. Ces propositions de Sampaio pouvaient être mises en application par décret présidentiel; donc l’obstacle parlementaire ne peut être invoqué.

Ici, il ne s’agit pas seulement d’une différence quantitative entre engagement chiffré et réalisation – un rapport de 1 à 5 – mais d’une question essentielle de choix politico-programmatique. Le gouvernement Lula ne voulait pas affronter la question de la propriété privée – celle des latifundistes – même sous des formes modérées, «l’expropriation» des terres s’effectuant contre un paiement intéressant.

Les tensions avec le MST et d’autres organisations n’ont cessé de croître en 2005 et 2006. Cependant, des dizaines de milliers de familles végètent sur le bord des chemins dans l’attente de pouvoir s’installer sur des terres et dépendent donc encore des aides financières du gouvernement. Ce qui explique, en partie, l’attitude du MST face à ce gouvernement. Nous y reviendrons.

Quand l’argent occupe tout l’espace politique

L’absence de débats programmatiques entre les deux candidats qui occupèrent l’avant-scène médiatique, Lula et Alckmin, fut la caractéristique principale du premier tour de l’élection. Le marketing politique envahit tout l’espace. L’argent, les ressources financières prenaient la place de la «mobilisation citoyenne», à un point rarement connu jusqu’ici. Cela s’inscrivait dans le droit fil des années Lula. Une sorte de complicité en ce domaine se manifesta entre les deux principaux acteurs de la présidentielle. Pedro Stedile, membre de la coordination du MST, dans un entretien avec l’Agence Carta Maior, le 5 octobre 2006, affirmait: «Lors du premier tour il n’y eut pas de débat et, pratiquement, les candidats ne défendirent pas de projet… La caractéristique de ces élections, au moins lors du premier tour, fut un état d’hébétude générale en fonction du manque de débat sur des projets.» Stedile souligne que Lula en aucune mesure «ne stimula la participation du mouvement social». Ce fut en effet le grand absent des élections.

Il fallut attendre les dix derniers jours pour enregistrer un changement. Il n’intervint pas dans la qualité du débat politique, mais dans l’offensive – plus vigoureuse qu’attendu par la direction du PT – des médias contre Lula et son gouvernement. Télévision et presse s’emparèrent d’une affaire: la tentative d’achat, pour une somme de quelque 800’000 dollars, d’un «dossier» censé compromettre José Serra – candidat du PSDB au poste de gouverneur de l’Etat de São Paulo, qui fut élu au premier tour – dans des affaires de corruption.

Des proches collaborateurs de Lula avaient monté cette opération, au cours de laquelle ils furent arrêtés le 15 septembre. Tous les médias mirent en scène la montagne d’argent, au sens littéral du terme, qu’impliquait une telle démarche d’acquisition de documents compromettants. Ils posèrent une question: d’où viennent ces fonds? Une interrogation à laquelle les responsables du PT ne pouvaient répondre. Une fois de plus, Lula n’était «pas au courant» et renvoyait à la maison les «responsables»!

Pour une frange des électeurs et des électrices, cette exhibition d’argent éclairait une fois de plus d’une lumière crue non seulement les pratiques du PT, mais le mur séparant la vie de ces politiciens de la leur. Le passif du gouvernement Lula acquerrait à nouveau les traits de la corruption, du gaspillage, de l’incompétence. Que des actes de corruption puissent être imputés – entre autres dans une affaire d’achat d’ambulances – au PSDB et à son candidat passaient au second rang, d’autant plus que les révélations en la matière n’étonnent plus grand monde. Par contre, la convergence des pratiques entre les deux composantes politiques – représentées par les deux candidats Lula et Alckmin – se concrétisait.

Dans cette ambiance nauséabonde, Lula refusa de participer, le 28 septembre 2006, au seul débat réunissant les divers candidats: Alckmin, Heloisa Helena, Cristovam Buarque. Une reculade qui traduisait la difficulté pour Lula de défendre les méthodes et le contenu de sa politique à l’occasion d’un débat télévisé non biaisé. Divers analystes, spécialistes de l’évolution des intentions de vote, ont attribué à ces deux «incidents» le fait que Lula ne fut pas élu au premier tour, même si son résultat fut supérieur à celui de 2002 (48,6% contre 46,4%). Certes, il avait l’avantage de disposer de la machine étatique. De l’efficacité de cet atout, FHC en avait fait la démonstration son lors de l’élection pour son deuxième mandat.

Un affrontement dans un cadre bien délimité

En arrière-fond de la campagne médiatique des jours précédant le 1er octobre s’est profilée la volonté d’un secteur de la bourgeoisie de mettre en difficulté Lula et de lui infliger un échec.

Dans tous les cas, lui imposer un second tour ne pouvait qu’aboutir à s’assurer une soumission accrue, dans le futur, aux exigences du Capital. Dans un entretien avec le quotidien argentin Clarin (7.10.2006), le dirigeant de la Fédération des industriels de São Paulo (FIESP), Paulo Skaf – tout en indiquant qu’une fraction de son organisation et lui-même préféraient Alckmin –, soulignait, en substance, que les deux candidats devraient introduire des changements dans la politique gouvernementale à venir: réduire la «dimension de l’Etat», modifier le système fiscal, redéfinir la politique des taux d’intérêt, etc. La FIESP le ferait savoir, confiait-il, lors de conversations avec les deux candidats et était certaine d’être écoutée.

Le sociologue Chico Oliveira, cité dans des contributions publiées par Correio da Cidadania, observe «qu’il s’agit, essentiellement, d’une élection entre deux options conservatrices; il n’y a aucune nouveauté en l’espèce. C’est une lutte pour le contrôle des fonds publics entre deux grands regroupements d’une même classe sociale, mais dont les sigles sont le PT et le PSDB.» Lula lors d’un entretien avec la presse, suite au premier tour, a d’ailleurs esquivé la question de savoir «s’il gouvernerait pour les pauvres ou pour les riches». Lorsque l’on gouverne, répondit-il, «on ne fait pas une séparation entre riches et pauvres». FHC, avec son sens de la formule, déclare dans la foulée: «Lula est à la fois le père des pauvres et la mère des riches. Il n’a pas menacé leurs intérêts, au contraire.» (Le Temps, 11.10.2006)

A l’occasion du second tour, Oliveira insiste néanmoins sur la détermination du candidat du PSDB à accélérer le rythme des privatisations. Ce qui tend à être confirmé au vu du bilan de la gestion de l’Etat de São Paulo sous l’égide de ce parti. Les privatisations se sont multipliées dans les transports ferroviaires (Fepasa), dans l’énergie (Eletropaulo, Comgas et Companhias Paulista de Força e Luz), dans la voirie (Sabesp) ou encore dans le secteur bancaire (Banespa et Nossa Caixa). Les «revenus» de ces privatisations (soldées) n’ont pas empêché l’explosion de la dette publique de cet Etat, dette qui nourrit une couche bourgeoise rentière très liée à cette politique ultra-libérale. Aujourd’hui, Lula met avant tout l’accent sur la volonté d’Alckmin de s’engager dans une politique de privatisations tous azimuts. Ce qu’Alckmin et les médias le soutenant démentent, comme on pouvait s’y attendre.

Par contre, Lula ne prend pas l’engagement de ne pas relever l’âge donnant le droit à la retraite à 65 ans, de ne pas flexibiliser le droit du travail et les droits syndicaux, de refuser la confirmation définitive de l’indépendance de la Banque centrale, de revenir à une réforme agraire qui aurait les traits de celle proposée par Sampaio, de bloquer les privatisations, etc.

Son programme reste celui de la continuité social-libérale, qui aura des accents encore plus prononcés. Lula a d’ailleurs reçu, le 10 octobre, l’appui d’Antonio Delfim Netto, qui occupa, entre autres, le poste de ministre de l’Economie sous la dictature militaire et représenta le Brésil au FMI (O Estado de S.Paulo, 11.10 2006).

La nouvelle fraction parlementaire du PT, qui a passé de 81 à 83, est majoritairement composée par sa «droite» officialiste. On y retrouve les personnages qui ont, conjointement, conduit la politique du gouvernement et été mêlés à toutes les crises et tous les scandales: José Genoino, José Mentor, Paulo Rocha, Antonio Palocci, ou encore Ricardo Berzoini, l’ex-coordinateur de la campagne de Lula au premier tour. Ce dernier dut quitter son poste suite au scandale de l’acquisition du «dossier» devant incriminer José Serra. Selon les enquêteurs, il préparait cette initiative depuis trois mois.

En cas de victoire, Lula et son gouvernement agiront dans le cadre d’ensemble fixé par le grand capital. Dans le législatif, la recherche d’alliances au «centre» restera de mise. Le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien) a d’ailleurs renforcé sa position: 89 députés contre 78 antérieurement. Le PSDB  en dispose de 65 contre 59 et le Parti du front libéral (PFL) de 65 contre 64.

C’est avec satisfaction ironique que le quotidien économique historique, Gazeta Mercantil (11.10.2006), souligne, dans un reportage consacré à la campagne conduite par Lula dans une région populaire du grand São Paulo (Guarulhos), que le président critique le manque de fermeté du PSDB face à la Bolivie, à l’occasion des mesures prises par le gouvernement d’Evo Morales pour accroître son contrôle sur les ressources énergétiques aux mains de la société étatique brésilienne Petrobras !

Des secteurs déterminants de la bourgeoisie et leurs représentants politiques ne pensent pas que l’issue la plus probable du second tour sera une défaite de Lula. Ils savent que le premier gouvernement de Lula leur a donné, pour l’essentiel, satisfaction. Il n’a en aucune mesure favorisé la mobilisation sociale, tout au contraire. FHC peut dès lors, sans trop de risques, affirmer: «S’il [Lula] perd, il n’y aura pas les tensions sociales que prédisent certains. Le PT n’a plus la capacité de mobilisation sociale qu’il avait auparavant. Et le PSDB est favorable à la réforme agraire. Quant aux aides sociales aux pauvres, c’est moi qui les ai créées.» (Le Temps, 11.10.2006) Pour ce qui est de la réforme agraire et des aides sociales, FHC lance deux coups de pied de l’âne dont il est passé maître. La remarque la plus significative a trait à la capacité présente de mobilisation sociale du PT. Cette atrophie accentuée du PT et de la CUT était un des objectifs que visaient les fractions bourgeoises «éclairées» qui, dès le début, ont soutenu «l’expérience Lula».

Prenant un certain recul, Joao Pedro Stedile, dans son entretien à Carta Maior (5.10.2006), observe que «quinze ans de néolibéralisme ont représenté une défaite très grande pour les intérêts du peuple […]. Le mouvement de masse est en reflux. La gauche en général connaît une crise idéologique, de valeurs et de pratique politique […]. Comment dépasser ce cadre historique défavorable ? Ce ne sera ni par une élection ni par une formule miraculeuse; ce sera un long travail exigeant une patience historique qui permettra de regrouper des forces populaires autour d’un nouveau projet pour le pays et, dans ce but, nous avons besoin de reprendre le travail de base, de former des militants, de disposer de nos propres moyens de communication et de stimuler tout type de luttes sociales, en particulier avec la jeunesse urbaine.» L’accent mis sur la «jeunesse urbaine» de la part du principal dirigeant du MST mérite l’attention; elle traduit une discussion qui est menée depuis un certain temps dans des cercles dirigeants du MST.

On peut certes discuter du jugement sur la période sociale et politique de Stedile. Mais il serait peu réfléchi d’écarter d’un revers de main ce point de vue au nom de certaines luttes, réelles, ou de l’émergence de nouvelles et estimables organisations sociales (Conlutas) ou politiques, comme le PSOL.
Dans la seconde partie de cet article, nous examinerons la campagne menée par le Front de gauche autour de la candidature d’Heloisa Helena et le débat portant sur le mot d’ordre de vote à l’occasion du second tour de l’élection présidentielle. Le MST, après s’être abstenu de toute indication de vote lors du premier tour, s’engage actuellement pour Lula. La direction du PSOL a, le 3 octobre, pris position pour le vote blanc (ni pour Lula ni pour Alckmin). Cette position est débattue par certains de ses membres connus. Le PSTU s’est prononcé pour le vote blanc.  (11 octobre 2006)

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