Brésil. Radiographie du coup

Michel Temer et Dilma Rousseff
Michel Temer et Dilma Rousseff

Par Frei Betto

Quand il est difficile de maintenir le cap,
le pessimiste se plaint du vent ;
l’optimiste attend le retour au calme;
Le réaliste ajuste les voiles.
William G. Ward (1812-1882)

Ce 17 avril 2016, le gouvernement Dilma Rousseff a été destitué par un coup parlementaire. C’est la nouvelle façon de faire des conservateurs en Amérique Latine. Le premier coup parlementaire s’est produit au Honduras (2009) avec la destitution du président Manuel Zelaya et le second au Paraguay (2013) avec celle du président Fernando Lugo.

Dans le cas du Brésil, le coup est prouvé de façon évidente par les enregistrements téléphoniques des conversations entre le sénateur Romero Jucá et l’ex-directeur de la Petrobras Sérgio Machado, accusé de corruption dans le cadre de l’Opération Lava Jato (lavage express), une investigation menée par la Justice pour mettre au jour l’implication de politiciens, entrepreneurs et fonctionnaires du service public dans ces crimes de corruption. Nommé ministre de la planification par Michel Temer, le président par intérim du Brésil, Jucá est resté à son poste à peine une semaine. L’enregistrement, largement diffusé, révèle que celui qui était alors encore ministre a dit clairement que le fait de retirer Dilma Rousseff du pouvoir serait une manière d’empêcher l’avancement de l’Opération Lava Jato, où son nom apparaît dans la liste des dénonciations pour corruption.

Dilma a été privée de la présidence du Brésil pour 180 jours. Ce délai peut être raccourci par le Sénat Fédéral qui a la fonction constitutionnelle de prononcer la destitution présidentielle. Jusqu’aujourd’hui, le pays est présidé par Michel Temer, vice-président de la République, président du PMDB et mentor du coup. [Le Sénat s’est prononcé, le mardi 9 août 2016, par 59 voix contre 21, pour la tenue du procès qui pourrait aboutir à la destitution définitive de Dilma Rousseff.]

Mais de quoi Dilma est-elle accusée? D’avoir commis un crime de nature budgétaire. Je m’explique: l’argent dont le gouvernement dispose provient des impôts prélevés sur les produits et services consommés par la population, des impôts payés par les personnes physiques au revenu plus élevé et par les personnes morales, comme les banques et les entreprises aussi bien rurales qu’urbaines. Ces ressources fiscales restent dans les mains du Trésor National.

En 2014, année de l’élection présidentielle, la crise économique mondiale, et plus particulièrement la réduction des prix des commodities, a affecté le Brésil. La valeur de la tonne de fer est passée de 180 à 55 dollars, celle du sac de soja de 40 à 18 dollars et celui du baril de pétrole brut de 140 à 40 dollars. L’année suivante, le PIB brésilien a chuté de 3,7%.

Pour maintenir les programmes sociaux, la Bourse Famille notamment, et financer la Plan Safra de soutien à l’agriculture, Dilma a donc fait appel à deux banques publiques, la Banco do Brasil et la Caixa Econômica Federal, mais peu après, le Trésor National a fait un dépôt équivalent à la somme ayant été retirée des banques publiques.

Dans l’optique de l’opposition, Dilma a commis un crime puisque la loi sur la responsabilité budgétaire empêche les banques publiques de financer des projets publics! Mais malgré le fait que tous les présidents antérieurs aient commis ce même «crime», seule Dilma a été punie. La logique qui régit le système bancaire brésilien est la même que celles des banques privées. La banque sert à spéculer, à offrir un pour recevoir deux ou trois. Mais elle ne doit pas servir à promouvoir des actions sociales ou à empêcher la suspension de programmes sociaux qui, au Brésil, ont tiré de la misère 45 millions de personnes au cours des 13 dernières années.

C’est cela la raison légale, une raison d’ailleurs profondément injuste, qui a justifié l’ouverture du processus de destitution de Dilma, approuvé par la Chambre des Députés le dimanche 17 avril. Le 12 mai, le Sénat a approuvé la décision de la Chambre.

Les raisons politiques et économiques

Jusqu’à l’ouverture du processus de destitution, la Chambre des Députés était présidée par Eduardo Cunha, du PMDB (le même parti que celui du président par intérim Michel Temer), accusé dans le cadre de l’Opération Lava Jato de plusieurs crimes graves dont celui d’avoir déposé de l’argent issu de la corruption dans différents paradis fiscaux.

En décembre 2015, le PT (le Parti des Travailleurs, fondé par Lula, auquel appartient la présidente Dilma) a voté en faveur de la mise en route du processus de cassation du mandat d’Eduardo Cunha par la Commission d’Ethique de la Chambre des Députés. Ainsi, cela a suffi pour que le président de la Chambre décide de se venger et accepte la demande de destitution de Dilma.

La demande a même obtenu l’approbation de partis qui, jusqu’à la veille de la votation, étaient les alliés du PT. Ce changement brusque et opportuniste est dû à la basse cote de popularité de Dilma qui est rejetée par 85% de l’opinion publique. Une telle perte de popularité est la conséquence de divers facteurs politiques et économiques.

En 13 ans de gouvernement, au cours des deux mandats de Lula (2003-2005 et 2007-2010) et du premier mandat de Dilma (2011-2014), le PT a effectué des changements significatifs dans la configuration sociale du Brésil, comme le fait d’avoir fait parvenir l’électricité à 15 millions de domiciles, d’avoir permis à 9 millions de jeunes d’accéder à l’université et d’avoir réduit significativement la pauvreté en étendant les soins médicaux vers la population la plus pauvre au travers du Programme Mais Médicos [Plus de Médecins], qui a amené au Brésil plus de 11’000 professionnels de la santé cubains, etc.

Grâce au gouvernement PT, l’impunité a perdu de l’espace, l’Opération coup de poing Lava Jato a été mise sur pied. Et le Ministère Public et la Police Fédérale ont agi avec autonomie puisqu’ils sont allés jusqu’à arrêter et faire condamner pour corruption des dirigeants historiques du PT tels que José Dirceu.

En dépit du fait que les 13 années du PT aient été les meilleures de notre histoire républicaine, certaines erreurs commises ont permis que le second mandat de Dilma soit fragilisé face à l’offensive de l’opposition. Parmi ces erreurs, les plus importantes sont les suivantes:

1. Le succès de programmes sociaux tels que la Bourse Famille n’a pas été accompagné par un intense travail d’alphabétisation politique des bénéficiaires. En raison de la facilité d’obtention de crédits auprès des banques publiques et de l’exonération fiscale (impôts indirects) de biens de première nécessité, le marché interne a «surchauffé» et l’augmentation annuelle du salaire minimum, qui a été supérieure à l’indice d’inflation, a favorisé l’augmentation du pouvoir d’achat des segments les plus pauvres de la population.

Ainsi donc, le manque d’éducation politique fait que l’inclusion sociale s’est faite par le biais de la consommation et non par celui de la production. La population a plus eu accès à des biens personnels qu’à des biens sociaux. Dans une baraque de favela, par exemple, on peut trouver toute la panoplie de cuisine (cuisinière, four à micro-ondes, réfrigérateur) – des produits acquis à des prix très bas en raison de l’exonération fiscale – sans parler de l’ordinateur, du téléphone portable et parfois même, trônant en contrebas du quartier, la voiture achetée à crédit.

Et c’est dans cette baraque que vit une famille sans accès au logement, à l’assurance, à la santé, à l’éducation, à l’hygiène et au transport collectif de qualité. C’est donc clairement sur l’accès aux biens sociaux que la priorité aurait dû être mise pour éviter que n’ait ainsi été créée une nation de consommateurs et non de citoyens.

Avec la crise économique qui s’est aggravée depuis 2014 et l’incapacité du gouvernement Dilma de la freiner, l’insatisfaction populaire a grandi face à l’augmentation de l’inflation et du chômage:11,4 millions de personnes, selon des chiffres récents de l’Institut Brésilien de Géographie et de Statistique (IBGE). Face à cette réalité qui affecte toute la population, l’appui au gouvernement s’est affaibli.

Le PT, qui est né en 1980 avec le projet d’ «organiser la classe ouvrière», ne s’est pas attelé au travail politique de base, ni n’a cherché à démocratiser les médias, ce qui aurait permis d’éviter que ses ennemis de classe ne puissent parler si fort.

2. Depuis le premier mandat de Lula, le PT a fait le choix de garantir sa gouvernabilité à travers des alliances passées avec les partis représentés au Congrès National. La majorité de ces partis sont des partis «physiologiques» qui sont accoutumés au marchandage et qui sont les otages de la bande des députés du B (comme bœuf, balle, bible et banques). Cette bande de députés réunit des politiciens liés à l’agro-négoce, à l’industrie des armes, à divers cultes religieux et au système financier. Ils sont toujours disposés à troquer des votes contre des pots-de-vin. Une telle promiscuité a bien sûr contaminé des dirigeants du PT et certains secteurs du gouvernement, dont l’implication dans des affaires de corruption a été prouvée par les investigations policières menées dans le cadre du scandale du «mensalão» [primes versées pour obtenir des majorités dans le législatif] d’abord puis du «petrolão» ensuite [corruption liée à Petrobras]. Ainsi, le PT a perdu la crédibilité à laquelle il prétendait lors de sa fondation en 1980, lorsqu’il voulait être le parti de l’éthique dans la politique.

Le PT est le fruit des mouvements sociaux qui ont contribué à renverser la dictature militaire qui a gouverné le Brésil entre 1964 et 1985. Une fois parvenu au gouvernement fédéral, il aurait dû suivre l’exemple d’un Evo Morales qui a valorisé les mouvements sociaux, de manière que les leaders de celui-ci accèdent à des sièges au Congrès National.

3. En 13 ans de gouvernement, le PT n’a pas promu la moindre réforme structurelle, ni dans le domaine agricole ni dans le système fiscal ni dans celui de la prévoyance. Et maintenant il est victime du fait de ne pas avoir proposé de réforme politique. L’actuelle «institutionnalité» politique du Brésil se caractérise par des aberrations telles que le fait qu’un Etat de la fédération tel que celui de Rondônia, avec 1,5 million d’habitants, soit représenté au Congrès par le même nombre de sénateurs que l’Etat de São Paulo qui compte 44 millions d’habitants.

4. On n’a pas créé les conditions de durabilité pour le développement. Le modèle «néo-développementaliste» adopté par le PT s’est épuisé avec la crise économique mondiale, en particulier avec le recul de l’économie chinoise et la baisse du prix des commodities. On n’a pas stimulé le marché interne, ni investi suffisamment dans la qualification du capital humain.

5. Alors que le budget alloué à la Bourse Famille pour 2016 est de 28 milliards de reais (équiv. à 8 milliards de dollars) et que le déficit primaire du gouvernement atteint les 120 milliards de reais (équiv. à 34,2 milliards de dollars), la «Bourse Entrepreneur», elle, atteint les 270 milliards de reais (équiv. à 77 milliards de dollars), huit fois plus que la Bourse Famille. Le gouvernement a agi comme un père sévère avec les pauvres, mais comme une mère super-généreuse avec les riches. Et même de cette manière, le PT n’a pas réussi à calmer la haine de classe dont il est l’objet.

La fortune de la « Bourse Entrepreneur » est le résultat de la somme de subsides, d’exonérations et régimes fiscaux différenciés pour les ports, les industries chimiques, l’agro-négoce, les entreprises de pétrole et les fabricants d’équipement en énergie éolienne.

L’agriculture, par exemple, ne cotise presque rien pour la prévoyance sociale et la majorité des latifundistes et des barons de l’agro-négoce «cachent» des impôts en se déclarant au fisc comme des personnes physiques et non comme des personnes morales.

Dilma est-elle définitivement écartée ? Pour le moment, non. Pour que cela soit le cas, il sera nécessaire que 53 sénateurs sur 81 approuvent sa destitution [voir indication ci-dessus]. En mai, 54 de ces sénateurs ont voté en faveur de l’ouverture du processus contre elle. Il suffirait donc que deux parlementaires modifient leur vote pour que Temer cesse d’exercer l’intérim et qu’il doive céder sa place à Dilma. Et celle-ci recommencerait à présider le Brésil jusqu’à la fin de son mandat, à savoir le 31 décembre 2018.

Beaucoup de nouveaux faits politiques peuvent contribuer à ce que le gouvernement Temer ne dure pas plus de six mois, surtout s’il s’avérait que les enregistrements effectués par l’ex-directeur de la Petrobras Sérgio Machado compromettent des leaders du gouvernement Temer, comme cela s’est déjà produit avec l’ex-ministre de la Planification Romero Jucá, qui, non content d’avoir été destitué après une semaine à son poste, est maintenant menacé de perdre également son mandat de sénateur pour entrave à l’exercice de la justice.

Si la destitution de Dilma devait être approuvée et Temer confirmé président jusqu’en 2018, alors il devrait montrer des résultats positifs dans la reprise de l’économie et gagner l’appui d’une opinion publique aujourd’hui assez rétive à la façon dont il fait usage du pouvoir. Si Temer ne parvient pas à cela, c’est lui-même qui fera élire Lula à la présidence en 2018.

De toute manière, il reste à la gauche brésilienne un défi à surmonter: celui de se livrer à une profonde autocritique et de repenser les bases théoriques et pratiques de son projet politique, afin de se réinventer en tant qu’une alternative de pouvoir qui soit fidèle aux aspirations des plus pauvres, aux principes éthiques et à l’utopie écosocialiste. (Article publié le 9 août 2016 sur le site Correio da Cidadania; traduction A l’Encontre)

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Frei Betto est écrivain, auteur de A mosca azul – reflexões sobre o poder (Rocco), entre autres livres. Frei Betto a exprimé une orientation critique, mais souvent assez conciliante face au PT, comme face au régime cubain. (A l’Encontre)

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