Dans la perspective de la coupe du monde de football qui se tiendra au Brésil en 2014 et des Jeux olympiques de 2016, des favelas ont commencé à être rasées, dès février, à Rio de Janeiro, entre autres. Selon des données gouvernementales, quelque 1,7 million de personnes sera déplacé dans l’ensemble du pays. Voilà une occasion de clarifier, dans les grandes lignes, ce que représentent et sont les favelas.
Nous nous sommes entretenus à ce propos avec Elidio Alexandre Borges Marques, professeur de Droits humains à l’Université fédérale de Rio de Janeiro. (Rédaction)
*****
Comment la favela a surgi dans l’histoire du Brésil?
E.M. De fait, la favela représente une stratégie de survie et de résistance des secteurs paupérisés du Brésil depuis plus de 120 ans. Il faut avoir à l’esprit que le Brésil est marqué profondément par quatre siècles d’esclavage. Un système esclavagiste qui «a pris fin», légalement, en 1888. Ce qui n’empêche pas que des milliers de travailleurs et travailleuses se trouvent encore dans des situations analogues à l’esclavage encore aujourd’hui.
Lorsque l’esclavage «a pris fin», l’Etat brésilien a engagé une politique déterminée de substitution de la main-d’œuvre par des immigrants venus d’Europe et il a «fermé» les possibilités d’accès à la terre pour les ex-esclaves, une terre appropriée de manière très concentrée.
Les ex-esclaves, alors « libres», ne disposaient, pour l’essentiel, ni de travail, ni de terres; ils ont occupé des collines des régions sans valeur des grandes villes, en particulier dans la capitale d’alors, Rio de Janeiro. Depuis lors, ils ont connu une insertion extrêmement précarisée et subordonnée dans la vie sociale, se «consacrant» aux travaux domestiques, aux petites activités de services propres aux centres urbains tels, par exemple, les transports avec des charrettes tirées à la main.
Tout au long de cette période, il y a eu un affrontement permanent, plus ou moins exacerbé, entre les habitant·e·s des favelas et la bourgeoisie. En effet, les secteurs bourgeois ont sans cesse développé des projets de déplacement des favelas dans des zones plus périphériques et/ou de contrôle et de subordination des favelas.
Leurs habitant·e·s ont transformé leurs espaces de vie en créant des liens de solidarité, d’auto-organisation et d’expressions culturelles fondamentales pour les villes et le pays (comme la samba ou le funk carioca). Ainsi s’est établie une relation contradictoire entre les mouvements autonomes et légitimes des habitant·e·s des favelas et les pratiques clientélistes de l’Etat dont les gouvernements cherchent sans cesse à légitimer leur emprise sur ces communautés par des votations, très nombreuses; emprise liée à des politiques de divers types impliquant la mise en place de systèmes de dépendance.
Aujourd’hui, la favela constitue par excellence un territoire d’affrontements entre les résistances des travailleurs et travailleuses précarisé·e·s et la politique de l’Etat qui combine violence, contrôle, clientélisme et politiques sociales sélectives et restreintes.
Combien de gens vivent dans les favelas à Rio?
E.M. Environ un million de personnes, sur les six millions que compte la ville de Rio, vivent dans les favelas de l’agglomération urbaine. Il s’agit d’une masse de travailleurs et de travailleuses qui développe des activités essentielles à la vie urbaine. La composition ethnique de cette population est par ailleurs différente. En effet, en son sein, la proportion d’afro-descendant·e·s est largement supérieure à celle des autres zones urbaines. En outre, il y a des situations très différentes entre les diverses favelas. Celles des zones plus proches du centre urbain ont des indicateurs socio-économiques supérieurs et parfois même meilleurs que ceux que l’on peut relever dans des quartiers périphériques qui n’ont pas le statut de favelas. De manière générale, malgré la réapparition périodique de discours réactionnaires ayant trait aux «privilèges» des habitant·e·s des favelas – ces derniers ne «payeraient pas d’impôt» ou payeraient prétendument moins d’impôts, ce qui pourrait être vrai, mais c’est sans tenir compte du fait que le système fiscal brésilien est fortement régressif puisque fondé sur les impôts indirects (TVA) qui grèvent la consommation de base – un fait s’impose : les revenus des habitant·e·s des favelas sont en moyenne nettement plus bas que ceux du reste de la ville. Ainsi, une enquête de la Fondation Getúlio Vargas a révélé récemment que le revenu moyen mensuel dans le «complexe de l’allemand» (complexo do alemão) – un ensemble de 13 favelas occupé en novembre 2010 par l’armée – s’élevait à 177 reais (soit quelque 100 dollars, il faut tenir compte du taux de change artificiellement élevé). Le nombre de favelas à Rio a augmenté au cours des années 1990.
Quels sont les rapports entre les favelas et les infrastructures urbaines traditionnelles? Assiste-t-on à des mobilisations de leurs habitant·e·s?
E.M. Dans les favelas existe, en général l’accès à l’eau, et à l’électricité. Ces deux questions se sont « résolues», lentement, depuis les années 1960 à partir d’un ensemble de mouvements distincts: les revendications des habitant·e·s (qui sont des électeurs); les politiques clientélistes qui «échangèrent» ponctuellement ces services contre des votes; l’action directe des habitant·e·s qui utilisaient leurs connaissances pratiques en tant que travailleurs et construisaient les connexions avec le réseau de distribution d’eau et d’électricité, avec ou sans l’aval des lois. La collecte des ordures et le système d’évacuation des eaux usées sont plus que précaires et n’atteint pas un niveau minimum socialement acceptable.
Après une période d’affaiblissement relatif au cours des années 1990, les luttes des habitant·e·s des favelas retrouvèrent une expression plus significative au cours des dernières années, tout en tenant compte que le processus d’organisation sociale et politique à l’intérieur des favelas reste très difficile. Ces luttes ont pris forme autour de quelques axes essentiels. On peut les énumérer ainsi:
• mettre fin à la violence d’Etat qui, sous le prétexte de «combattre la criminalité», réprime en utilisant l’assassinat, l’emprisonnement arbitraire, la torture et inflige une humiliation quotidienne à une grande partie des habitant·e·s;
• l’accès plein et entier à la ville, à ses structures d’éducation, à la santé et aux transports (une lutte qui est commune aux mouvements sociaux en général);
• le droit à des habitations dignes, avec la régularisation des occupations précaires et l’accès aux infrastructures urbaines;
• la liberté d’expression culturelle et le combat contre les discriminations – y compris symboliques – dont souffrent les habitant·e·s des favelas traités, le plus souvent, comme des «criminels ». En effet, au cours des dernières années, des expressions culturelles locales furent réprimées.
Quelles sont les diverses politiques étatiques ou para-étatiques en direction des favelas?
E. M. La politique de l’Etat pour les favelas est marquée par la recherche d’un «contrôle», qui a pour nom officiel : «la pacification». Cela s’opère au travers d’une combinaison d’actions.
Comme cela se passe depuis le début du XXe siècle au moins – et se perpétue – on note une politique de déplacements, d’éloignement des favelas des zones urbaines les plus centrales en direction des périphéries.
Lorsqu’on mentionne la réalité géographique brésilienne, il est utile d’être d’être clair sur un aspect. Lorsque l’on fait référence à des déplacements d’habitants de favelas, il faut avoir à l’esprit les distances en jeu: quarante kilomètres ou beaucoup plus, souvent, sans transports adéquats; ce qui aggrave les conditions d’accès au travail: tout d’abord un temps de déplacement à pied pour atteindre le premier bus, fort tôt le matin, puis le bus…. Ces déplacements sont combinés avec des mesures de «contentions»: la construction de murs avec fil de fer barbelé et des actions répressives pour empêcher l’extension des favelas déjà existantes.
Un aspect important a été l’occupation policière et militaire au cours des dernières années dans diverses favelas des zones dites «prioritaires» par le gouvernement, donc spécialement dans les zones qui visaient à assurer une sensation de sécurité plus grande aux élites. Ces occupations militaires désarticulent l’économie déjà affaiblie du trafic au détail de drogues; mais elles n’assurent en aucune mesure l’accès et la garantie à des droits sociaux pour les habitant·e·s de ces communautés, ce que confirme les épisodes nombreux de violation des droits civils.
Il est important de souligner qu’à Rio existe un phénomène grave et important de création de «milices». Ce sont des mafias, formées par des policiers et des militaries, qui organisent une domination territoriale des favelas – mais aussi des quartiers suburbains – grâce à l’usage de la violence. Ces «milices» gagnent de l’argent en faisant payer leur «protection» et autres services. Le gouvernement ne combat pas de manière adéquate ces mafias; il établit avec elles une relation que l’on peut qualifier de tolérance, mais aussi d’alliance politique et électorale.
Pour ce qui relève des politiques en direction des favelas, il faut mentionner la dimension d’une assistance sociale fragmentée. Le gouvernement finance des centaines d’ONG qui développent des milliers de projets qui, bien que pouvant reposer sur des efforts personnels respectables, ne changent en rien la situation de fond. On peut affirmer qu’il existe une «industrie» de la pauvreté, avec une quantité importante de personnes qui obtiennent des revenus par le biais de ces projets ponctuels, formant une couche bureaucratico-clientéliste.
Dans ces politiques d’Etat, quelle est la place des «Jeux olympiques» de 2016?
E.M. Les Jeux olympiques et la coupe du monde de football ont un rôle important pour le projet de légitimation du capital ayant trait à la réorganisation urbaine. Des intérêts économiques très importants sont en jeu, immobiliers entre autres, afin de «récupérer» certaines zones urbaines en faveur des élites. Les destructions et déplacements de favelas, sous le prétexte du «projet olympique», sont déjà en cours. Face à cela, se constitue une résistance qui implique une alliance, loin d’être toujours facile,entre les habitant·e·s des favelas et des secteurs syndicaux et politiques. Malgré les énormes efforts des médias pour convertir l’opinion en faveur du «projet olympique», on constate l’existence de doutes parmi des secteurs de la population. Dans la prochaine période, ce sera l’enjeu d’un affrontement qui peut prendfre de l’ampleur.
Dans les médias ont fait souvent référence aux combats contre le «narcotrafic» pour camoufler les politiques répressives face aux habitant·e·s des favelas. Qu’en est-il?
E.M. Tout d’abord, il serait nécessaire d’avoir une discussion sur la question de la drogue et des politiques dans ce domaine. Au Brésil, cette discussion publique ne cesse de croître. Une donnée est claire: le «combat» contre les narco-trafiquants, ici comme dans d’autres parties du monde, se transforme en une «guerre contre les pauvres». La situation en général est tragique. Même s’il me semble qu’au cours des dernières années il y a eu quelques avancées qui peuvent, évidemment, être perdues.
Les habitant·e·s de ces communautés et d’autres secteurs sociaux pauperizes rejettent la politique de violence et forgent des alliances avec des secteurs de la jeunesse, du mouvement étudiant, des mouvements pour la défense des droits humains. Je dirai que la « tolérance » de la société face à la violence policière n’a pas disparu, mais elle a diminué de manière notoire. Le gouvernement, aujourd’hui – contrairement à ce qui s’est passé au cours de longues périodes antérieures – tient à maintenir une apparence de respect de la loi. Toutefois, nous faisons face à une situation inacceptable dans la mesure où la majorité des cas de morts suites à des actes de la police ne sont même pas suivis d’enquêtes.
Il faut bien comprendre qu’il y a une classe dominante qui profite de la fragilité des travailleuses et des travailleurs qui vivent dans les favelas – ou dans d’autres situations de grande précarité – pour accentuer les formes d’exploitation qu’elle exerce sur ces personnes. En outre, il est nécessaire de comprendre que traiter ces millions de personnes comme des « victimes» aide à renforcer l’idéologie de l’assistantialisme conservateur, un assistantialisme aujourd’hui de plus en plus privatisé. En fait, il s’agit de travailleurs et travailleuses qui résistent depuis des siècles et qui refusent une vie qui ne soit pas digne, dans laquelle il n’y a ni musique, ni liberté, ni égalité. (A l’Encontre)
Merci a l’encontre! Article tres interressant qui explique bien la situtation des favelas au Brésil. Le gouvernement mène une politique de diabolisation de la population vivant dans les favelas, afin de toujours mieux les contrôler, les combattre, et surtout s’en débarrasser!! parce que, comme partout, on combat les pauvres et on favorise l’élite. Les Jo et Copa do Mundo n’arrangent rien, et ne feront qu’accentuer ce phénomène.
La photo illustrant l’article n’est pas représentative des favélas. En général, il y a l’eau, l’électricité, internet haut débit, supermarchés, commerces, terrain de sport…
L’auteur de ce commentaire ne doit pas réaliser les différences énormes entre favelas, que ce soit à Rio, à Sao Paulo ou ailleurs. Il peut prendre connaissance des études faites à ce sujet par Lia de Mattos Rocha, par Humberto Prates da Fonseca Alves et d’autres. Il peut visualiser ces différences en examinant le portefolio http://fr.slideshare.net/Podders/favelas-in-brazil. En outre, quiconque a été à Manille (Philippines) ou dans des favélas du Brésil sait qu’Internet et la télévision ne sont en aucune mesure des critères pris en compte pour les conditions de logement et de développement humain, y compris selon les enquêtes du PNUD. L’article date de 2011 et les installations de téléphériques pour une fraction des habitants et pour des touristes qui ont été au Mondial, qui iront aux Jeux olympiques ou qui regardent la Télévision suisse romande n’étaient pas encore bâties. (A l’Encontre)