Entretien avec Jorge Luis Martins conduit par Gabriel Brito et Vaéria Nader
Après des années de sommeil profond en termes de mobilisation de rue, pour des raisons qui ne sont pas l’objet de la discussion ici, l’ensemble des centrales syndicales brésiliennes ont enfin, à nouveau, appelé à une journée nationale de luttes unifiées. A travers le pays entier, des marches, des piquets, des barrages et des revendications de classe ont réuni plus de cent mille personnes, ce qui est pourtant loin des fortes mobilisations d’autres époques.
Le Correio da Cidadania continue à traiter le dossier du nouveau moment des luttes sociales que vit le Brésil en s’entretenant avec l’ex-président du Syndicat des travailleurs de la chaussure (Sapateiros) de Franca [ville de l’Etat de São Paulo] et, aujourd’hui, avocat: Jorge Luis Martins.
L’ex-membre de la CUT [Centrale unique des travailleurs], dit Jorginho, fait partie aujourd’hui de l’Intersindical. Selon son analyse dépourvue de toute euphorie, il dit qu’«en réalité, les centrales sont sorties dans les rues presque par instinct de survie».
Selon Jorginho, avant de chercher une réunification classiste entre toutes les centrales, peut-être impraticable après des années «d’adhésionnisme» au gouvernement de la part de la majorité d’entre elles, il est urgent de se livrer à une réflexion qui conduise à tout un remodelage de la pratique syndicale. «Je pense qu’en ce moment, notre rôle consiste justement à mener le débat sur la conception de syndicat. Horizontaliser l’organisation, horizontaliser les revendications».
D’un point de vue général, Jorginho pense que les mobilisations du 11 juillet 2013 ont constitué un bon essai. Mais celles-ci ont également montré la faiblesse de l’insertion de telle ou telle catégorie professionnelle dans l’ensemble de la population, dans la mesure où il n’y a pas eu de processus authentique d’organisation de base. Il fait remarquer: «Je crois que plus de 90% des syndicats n’ont même pas convoqué d’assemblées pour discuter s’ils entraient ou non en grève.»
Finalement, il dit clairement que sans cette «refondation» du syndicalisme, les centrales officialistes ne parviendront jamais à influer à nouveau sur les questions socio-économiques du pays, et cela sans même parler de la question de leurs erreurs stratégiques. «Les syndicats ont créé le factoïde [un fait illusoire mais visible] consistant à aller s’asseoir avec Dilma Rousseff pour ne discuter d’absolument rien. C’est le contraire de ce qu’ont fait les étudiants. Ceux-ci ont fait un mouvement, ils ont imposé la revendication du tarif zéro [transport gratuit] et la révocation de l’augmentation, puis sont ensuite allés s’asseoir et ont négocié. Les syndicats, eux, ont fait le contraire ».
Voici l’entretien complet avec Jorge Luis Martins.
Correio da Cidadania: Comment analysez-vous la journée du jeudi 11 juillet, celle où les centrales syndicales ont appelé à faire dans tout le pays des grèves, des manifestations et à avancer des revendications de classe?
Jorge Luiz Martins: Je parlerai d’abord des points positifs. Ce qui est positif, c’est qu’après de longues années, le mouvement syndical a ressorti agenda et cahier de revendications. L’accession de Lula et du PT (Parti des Travailleurs) au gouvernement a fait beaucoup de mal à la CUT et à une grande partie des syndicats brésiliens qui ont alors abandonné leur mission et leur rôle. Pendant de longues années, le mouvement syndical a été endormi et anesthésié. Mais aujourd’hui, des revendications syndicales importantes sont remises à l’ordre du jour par les syndicats, telles que la réduction de la journée de travail, la fin des externalisations, de la sous-traitance, le droit illimité de grève, la fin des fonds de pension, bref, une longue liste de revendications de la part des travailleurs, qui, au long des dernières années, avaient été reléguées au second, troisième ou quatrième plan.
Quant au côté négatif de cette grève, c’est qu’elle a fortement été une grève des sommets. Une grève décidée à l’intérieur des quatre murs, qui n’a aucunement horizontalisé la consultation et la construction collective des travailleurs; une grève construite du haut vers le bas, de l’extérieur vers l’intérieur des entreprises, ce qui a conduit à une adhésion très faible des travailleurs organisés. Nous avons eu beaucoup de barrages routiers, beaucoup d’actions intéressantes, mais très peu de participation effective des travailleurs ayant eux-mêmes exprimé leurs revendications dans les rues. Nous avons même eu des cas où le syndicat est parvenu à «tertiariser», à payer des travailleurs pour porter leurs banderoles et pancartes. Cela démontre que le mouvement syndical est très bureaucratisé et sans dialogue permanent avec les travailleurs qu’il prétend représenter.
Ainsi, ce sont des choses qui doivent être repensées. Il n’est pas possible qu’une telle manière de faire du syndicalisme ne soit pas repensée. Au-delà du corporatisme de chaque catégorie, au-delà de l’ «économicisme», il est nécessaire de repenser l’action syndicale où qu’elle se trouve, sur le lieu de travail, sur le lieu d’étude ou sur le lieu d’habitation. On a vu que les mobilisations de la jeunesse ont amené plus de dynamisme et de gens dans la rue, même si c’était encore avec des revendications un peu génériques. Mais toutes ces personnes sont sorties en luttant et en revendiquant.
Il semble que la nécessité de grandes voitures avec sono soit dans les manifestations des syndicats inversement proportionnelle au désintérêt et à la difficulté que ceux-ci ont à dialoguer avec les travailleurs. C’est un fait : l’accession de Lula au pouvoir a mené au gouvernement des milliers de dirigeants syndicaux ; ils ont adhéré et sont allés travailler au gouvernement fédéral. Ainsi, cette nouvelle génération de syndicats et de syndicalistes doit être repensée, parce qu’avec cette conception du syndicat et des assemblées – dans ce cas, très peu de secteurs ont organisé des assemblées préalables, pour préparer la mobilisation – il n’est pas possible de promouvoir une grève sérieuse.
Nous croyons qu’une réflexion profonde est nécessaire sur l’action des syndicats, syndicats qui sont profondément bureaucratisés, adaptés à la logique de l’actuelle organisation syndicale, distants des lieux de travail, sans dialogue avec les lieux d’étude et encore moins avec les problèmes de la population des quartiers de la périphérie (favelas de divers types). De cette manière, il est nécessaire de repenser l’action, l’agenda et la plateforme des syndicats.
Correio da Cidadania : Dans ce sens, comment évaluez-vous la présence de la classe ouvrière, des couches paupérisées et de la jeunesse? Cette présence a-t-elle réellement été au-dessous de ce qu’on espérait?
Jorge Luiz Martins : Oui, cela a été une présence très faible, ce qui montre qu’il existe une dichotomie entre les syndicats, les mouvements étudiants et le mouvement civil organisé qui s’est soulevé. Nous croyons qu’un dialogue est nécessaire, étant entendu qu’on ne peut pas commencer par une dispute sur qui est le plus combatif, qui est le pire ou qui est le plus bureaucratisé. Le dialogue est nécessaire, tant du point de vue des organisations que des agendas, parce qu’en général la participation des autres secteurs a été très faible, à l’exception des secteurs organisés par des syndicats.
Une mobilisation et une organisation infiniment plus fortes seront nécessaires pour obtenir quoi que ce soit sur ces questions qui sont mêlées directement avec le pouvoir du capital et des entreprises. Et, par-dessus tout, il faudra fondre, mêler les questions syndicales avec les problèmes plus généraux de la société, allant de la critique de l’actuel modèle économique à la crise de corruption qui existe au Brésil en passant par les modèles et les critères d’investissements. Il est nécessaire que les syndicats prennent en charge une fois pour toutes la lutte pour des services publics de qualité, à travers des investissements massifs. Pourquoi ? Parce que de telles questions vont au-delà du salaire et de l’emploi ; elles entrent dans la sphère sociale et dans une dimension plus large de la vie des travailleurs représentés dans les syndicats.
Correio da Cidadania : Comment voyez-vous la participation à ce mouvement de centrales syndicales plus liées au gouvernement, la CUT notamment?
Jorge Luiz Martins : Nous estimons qu’en réalité les centrales syndicales sont descendues rues presque par instinct de survie. Si elles n’étaient pas sorties pour montrer qu’au moins elles respiraient encore, elles auraient été balayées du point de vue de leur importance. Elles ne sont sorties dans la rue que pour cela. C’est une manière d’essayer de survivre face à une grosse vague. Les choses étant ainsi, nous espérons que le mouvement réussisse une réforme politique, mais nous espérons surtout qu’il réussisse aussi une réforme syndicale, parce que l’immense majorité des syndicats ne représentent aujourd’hui absolument plus personne. Ce sont des syndicats de façade qui n’existent qu’à cause du monopole de la représentation syndicale.
Ainsi, il est nécessaire de discuter au Brésil d’une ample réforme syndicale, dans le sens de détacher une bonne fois pour toutes les syndicats de l’Etat. Et cela en empêchant que l’Etat continue à entraver le droit de grève, comme il le fait par ces amendes infligées à qui brandit la menace d’une grève ou à qui décide d’en organiser une. La dictature cassait les directions des syndicats. Maintenant, dans la démocratie représentative, à travers des menaces, des amendes et des interdits prohibitifs, l’Etat continue d’intervenir. Dans la prochaine période, il est nécessaire de mettre très fortement en avant la revendication du droit de grève illimité.
Correio da Cidadania: De toute manière, cette date peut marquer un point d’inflexion du syndicalisme brésilien, renversant, du moins en partie, le contexte prédominant où chaque centrale agit isolément et conformément à ses propres intérêts?
Jorge Luiz Martins: C’est possible, parce que toutes les centrales devront maintenant faire un bilan, en réfléchissant à la question de savoir si leur organisation actuelle leur permet d’avancer leurs revendications avec toute la force nécessaire. De toute façon, le fait qu’une partie des syndicats ait répondu à l’appel et ait organisé des actions, assez radicalisées en certains endroits, est positif. Pourtant, il est nécessaire de continuer. Disons que cela été hier un bon essai. Mais pour faire une vraie grève générale, les syndicats doivent repenser leur façon d’agir.
Surtout, les centrales doivent faire appel aux travailleurs et travailleuses pour construire depuis l’intérieur de leurs lieux de travail, et non organiser des grèves du dehors vers le dedans, du haut vers le bas. Ce type de modèle ne parviendra pas à imposer des revendications et à négocier des avancées pour les travailleurs.
Correio da Cidadania: Selon vous, quelle direction les événements vont-ils prendre dès maintenant et quelle va être la position des centrales syndicales plus combatives telles que Conlutas et Intersindical?
Jorge Luiz Martins: Je pense que notre rôle en ce moment est justement de mener le débat sur la conception du syndicat. Horizontaliser l’organisation, horizontaliser les revendications et continuer à lutter pour, qui sait, construire une grève générale qui arrêterait la production et le commerce.
Parce que ce n’est que de cette manière, en nous en prenant au capital et en le menaçant, que nos revendications pourront être prises au sérieux. Je pense que c’est cela la manière de maintenir la continuité: défendre fortement l’autonomie du mouvement.
Je dis cela parce que les centrales ont commis une erreur gravissime: il y a environ 15 jours, avant de mener l’action, les syndicats ont créé le factoïde [au sens du Père Noël: un vrai-faux ou un faux-vrai] consistant à aller s’asseoir avec Dilma pour ne discuter d’absolument rien du tout. C’est tout le contraire de ce qu’ont fait les étudiants. Ils ont organisé un mouvement, ont imposé la revendication du tarif zéro et de la révocation de l’augmentation, puis ne sont allés qu’ensuite s’asseoir et négocier. Les syndicats ont fait le contraire : ils ont d’abord été s’asseoir avec Dilma pour ensuite lancer les actions. C’est une erreur gravissime qui doit être corrigée.
Il est nécessaire de construire le mouvement et ce que celui-ci revendique par la base, et alors je crois que les travailleurs vont répondre et se joindre aussi aux autres revendications. Ensuite alors nous pourrons changer l’actuel modèle d’organisation de l’Etat et de l’économie.
Correio da Cidadania : Quelle est votre opinion sur le cahier de revendications avancé ? Quelles en sont les plus importantes ?
Jorge Luiz Martins : De manière générale, je pense que cette liste de revendications est importante dans son ensemble. Mais ce qui est selon moi essentiel, c’est la réduction de la journée de travail, la fin du fonds de pension et la fin des externalisations. Les autres ne sont évidemment pas sans importance, mais ces trois sont fondamentales.
Et j’en rajouterais une, qui n’a pas été mise en avant le 11 juillet 2013, mais qui est également essentielle : la défense inconditionnelle du droit de grève, qui je crois est menacé au Brésil avec les interdits prohibitifs incessants et les très fortes amendes que la justice inflige aux syndicats dès que surgit un quelconque mouvement revendicatif. Cela constitue de la part de l’Etat une interférence claire et une entrave au droit des travailleurs à la libre organisation.
Correio da Cidadania : De cette manière, il faut encore beaucoup pour qu’il y ait un solde positif ou même suffisant permettant d’influer sur un changement réel dans la dynamique de luttes et de réussir à avoir prise, de fait, sur la politique, l’économie et la société.
Jorge Luiz Martins : C’est vrai. Je pense que cela a constitué un essai, mais un essai qu’objectivement la plus grande partie des syndicats n’a pas réussi. Je pense que plus de 90% des syndicats n’ont même pas convoqué d’assemblées pour discuter s’ils entraient en grève ou non. C’est un problème grave, parce qu’on ne peut pas avancer des revendications si significatives sans mobiliser. C’est une question de rapport de forces. Ou bien le mouvement crée cette corrélation de forces permettant d’imposer ses revendications et faire que celles-ci parviennent à la table de négociation et qu’elles y soient finalement traitées, ou bien ces revendications resteront au stade de la rhétorique et de la création de factoïdes, ce qui ne constitue pas une position sérieuse du point de vue de celui qui prétend porter jusqu’au bout les revendications exprimées par les travailleurs dans leurs luttes.
Ce fut en effet un bon essai, mais il faut maintenant construire une grève générale véritable si nous voulons changer la donne et imposer nos revendications.
Correio da Cidadania : Finalement, comment le gouvernement gère-t-il toute cette situation ? Pensez-vous qu’il s’apprête à satisfaire certaines de ces revendications ?
Jorge Luiz Martins : Je pense que non. Même si cette contradiction est cruelle. Voyons : le gouvernement fait des millions de cadeaux fiscaux aux entrepreneurs. Et une revendication, celle de la réduction de la journée de travail, qui pourrait aider à créer des emplois et aurait un coût très bas, le gouvernement ne la négocie même pas. Il en va de même avec la question des retraites.
Je ne pense pas qu’une seule manifestation va provoquer une quelconque réaction de la part de l’Etat ni ouvrir de négociation sérieuse. Pour que le gouvernement négocie, nous devrons organiser un mouvement d’envergure politique bien plus importante, avec la véritable participation de la grande masse des salariés, où nous arrêterons la production et la circulation de marchandises dans notre pays. Dans le cas contraire, le gouvernement ne nous prendra pas au sérieux. (12 juillet 2013, traduction par A l’Encontre)
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Valéria Nader, journaliste et économiste, est éditrice du Correio da Cidadania; Gabriel Brito est journaliste.
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